« Pour Dieu, belles sont toutes choses, et bonnes et justes »

©Karl Sarafidis

Ainsi, la laideur, le mal et l’injustice ne sont que les effets d’une opération qui vise soit à suspendre le mélange, auquel cas le multiple se retrouve purement fragmenté, sans unité, soit à supprimer toute tension, auquel cas un élément du Tout aura fini par prendre de la place ou celle de tous les autres et par amoindrir ou abolir les contrastes. Nous gagnons beaucoup à revenir aux paroles matinales du plus oriental des Grecs : la pensée d’Héraclite nous invite à admettre le désordre manifeste du monde pour poser un regard plus serein sur les choses et sur l’harmonie cachée que leur entremêlement (dé)voile. Elle nous révèle un monde par-delà le jugement, où les dissonances ne sont pas niées ou atténuées dans l’harmonie universelle et où les désaccords n’ont pas besoin de justification, puisqu’ils exacerbent la beauté, le bien et la justice. Dans le Tout ouvert qui s’écoule perpétuellement, tout ne cesse de se composer et de se décomposer, de se rassembler et de se disperser selon un rythme ininterrompu. Cette succession de mixtions à l’origine du cosmique tout autant que du politique exprime la sagesse de l’Un, ou lógos, à l’écoute duquel les hommes sont tenus de se tenir en en prolongeant le mouvement derrière les remparts du « commun ». Les dieux, qui ont naturellement le sens des limites et du partage, lui sont pour leur part déjà accordés. 

(Extrait « Cosmopolitique de la laideur »)

« Mon nom est légion… »

 » … car nous sommes plusieurs. »

On est chez Luc, 8 : 30-33 et Marc, 5 : 9-13.

Dans cette scène biblique, où un homme possédé par les démons répond à Jésus qui le somme de livrer son nom, la multiplicité apparaît comme le mal dont il faut délivrer un sujet aliéné et déchu de son unité primordiale.

Mais l’individu égal à lui-même est une abstraction. Chacun est en réalité une multiplicité de fusion dont l’unité n’émerge que suivant les accidents et les rencontres qui constituent de manière rétrospective le fil d’un récit singulier.

L’aliénation ne consiste pas dans l’intégration de l’altérité dans le même, ni dans la présence menaçante du multiple dans l’un, mais dans l’incapacité où je me trouve de démêler mon fil narratif propre et d’admettre qu’il n’est qu’une série de motifs qui se répètent avec des variations infinies sur une tapisserie bien plus vaste et sur laquelle je cesserai un jour de figurer (sans que pour autant sa continuité s’en trouve brisée).

Est-ce l’individu qui doit être libéré des démons ou est-ce le multiple qu’il faut délivrer de la tyrannie de l’un ? Peut-être bien qu’en les faisant passer dans un troupeau de porcs qui se jettent du haut de la falaise pour se refondre dans le Tout mouvant, le Verbe sauve en fait les démons de l’homme qu’ils possédaient et qui menaçait de les fixer à sa triste et morose finitude.

Il n’y a d’unité que dans le multiple, il n’est d’autre Un que le Tout.

« Tu dois ressembler au faucon »

Extrait du Cantique des Oiseaux d’Attar de Nishapur

Pour le poète persan Attar de Nishapur, le faucon n’est pas ce prédateur en lequel la morale fondée sur le point de vue de la brebis verrait le « méchant » tant haï, pas plus celui de la morale aristocratique qui jouit de s’autoproclamer « proche des dieux ». Il est avant tout la proie du feu insatiable du désir. Et c’est de l’intensité du désir qui le poursuit que dépend pour chaque étant le degré d’expression de sa puissance d‘agir, c’est-à-dire sa capacité à occuper l’espace de jeu du temps.

 © Karl Sarafidis

Bergson et la phrase intérieure

« Tout âme est une mélodie, qu’il s’agit de renouer ; et pour cela sont la flûte et la viole de chacun »

Mallarmé, Crise de vers, p. 363, Pléiade 1ère édition.

Dans sa manière d’être habituelle, l’esprit vit d’une vie toute extérieure à soi, aux autres et aux choses. Il ne se rapporte pas à la réalité sans l’avoir préalablement recouverte de ce voile de symboles sur lequel viennent se déposer les significations fixées du langage public. L’immédiat que cherche à reconquérir Bergson dès l’Essai est celui de la présence directe de la conscience à ce qui la constitue et qui l’organise de l’intérieur : les données, qui ne relèvent pas du lexique transcendantal de la donation et de la réceptivité, désignent bien plutôt la multiplicité structurelle de la conscience. Affranchissant l’esprit du langage extérieur et de son usage naïf, l’intuition semble constituer une forme de connaissance muette et du dedans. Mais un grave soupçon pourrait peser ici : l’intériorité qu’il s’agit de renouer n’est-elle qu’une métaphore, c’est-à-dire un simple effet du langage ? N’y a-t-il d’intériorité que celle d’une psyché transportée hors de l’espace matériel ? Serions-nous reconduits à cette métaphysique dont la différence la plus radicale qui soit est une différence « ontique » entre deux choses présentes subsistantes ? Or, la relation entre l’intérieur et l’extérieur n’est pas celle entre deux lieux séparés. Une telle discrimination se fait toujours de l’extérieur, c’est-à-dire qu’elle est le produit d’une modalité spatiale de la différence : on s’en tient à l’extériorité réciproque du dedans et du dehors, ignorant du coup l’existence de deux guises de la différence : la distinction entre éléments juxtaposés dans l’espace d’une part, et la différenciation temporelle d’autre part. Il s’agit pour Bergson de penser aussi bien l’intériorité de la conscience que l’extériorité des choses comme une multiplicité dynamique et temporelle. Puisque l’intériorité ne saurait être extérieure à l’extériorité, entre l’intériorité et l’extériorité, la différence doit être pensée comme une différence de tension et de rythme, comme une différance temporelle et non comme une distinction statique.

L’intériorité et l’extériorité ne s’opposent pas du point de vue de l’intuition et de la conscience immédiate. Elles s’opposent du point de vue de l’intelligence et de la conscience réfléchie. En effet, dans la mesure où elle lui permet de penser du dedans (sans besoin de sortir de soi) le dedans de tout devenir et d’en pénétrer le déploiement intime, l’intuition rend l’esprit intérieur à soi comme à tout ce qui se meut. Je peux ainsi, par exemple, me mettre en pensée à la place d’un mobile en mouvement pour éprouver ce qu’il éprouve au lieu de me contenter de considérer du dehors le dessin qu’il laisse sous sa trajectoire. Je peux pénétrer les trillions d’oscillations qui font vibrer la matière avant leur condensation dans la perception. Je peux aussi sympathiser avec la vie elle-même et en ressaisir l’élan en moi au lieu de rester fasciné par les formes extérieures et toutes faites1. Je peux enfin communier avec l’humanité dans son ensemble et revivre le mouvement générateur des sociétés.

Intérieure est la contraction ekstatique de l’élan qui ramasse le passé pour créer l’avenir. Ce qui est extérieur tend à relâcher sa dynamique, à prendre un rythme de plus en plus dilaté en s’attardant dans un présent presqu’interminable. Mais l’extériorité reste tout de même un mode de l’intériorité, son mode le plus détendu. S’il y a de l’intériorité, celle-ci ne saurait dès lors être pensée autrement que comme intégrant tout dehors – de sorte qu’il faut reconnaître au final que tout est intérieur à tout, qu’il n’y a rien d’extérieur au Tout : « Dans l’Absolu, nous sommes, nous circulons et vivons2 ». L’étendue de durée cosmique n’est elle-même rien d’extérieur par rapport à une intériorité-forteresse retranchée en elle-même et constituant un district ontique spécial. Le Tout est vie psychique parcourue de frissons d’émotions, celles-là mêmes que les grands mystiques sont capables de lancer, de relancer et de partager. Cette immensité mouvante qui ne cesse de se modifier intérieurement, qualitativement, advient même dans un verre d’eau sucrée. S’il faut attendre que le sucre fonde dans le verre, c’est d’abord parce qu’on ne saurait isoler des sous- systèmes indépendants et détachés les uns des autres ainsi que du Tout : chaque changement dans un système artificiellement clos (le verre d’eau sucrée) implique un changement de l’univers entier avec lequel ce système fait corps. Chaque mouvement particulier, même le plus insignifiant, est pris dans la refonte radicale du Monde.

C’est pourquoi, nous ne sommes véritablement intérieurs à nous-mêmes que lorsque nous devenons conscients de notre intégrité comme durée psychique d’une part, et de notre intégration à la totalité mouvante d’autre part. La représentation d’intériorités séparées et extérieures les unes aux autres tient au schème de divisibilité que notre activité pratique jette sur l’étendue matérielle pour la géométriser et la rendre malléable, c’est-à-dire appréhensible logiquement et pratiquement. Une vie extérieure à soi est une vie vouée à l’espace sous toutes ces formes : une vie accrochée aux montages sensori-moteurs de l’habitude, lesquels facilitent le travail de fabrication mais aussi la vie sociale, et s’appuient sur les significations et expressions toutes faites du langage. L’activité philosophique vise à surmonter ces modes d’être spatiaux et à en conjurer les effets sur la connaissance et la vie (la vie de la connaissance et la connaissance de la vie), sur la pensée et l’être (l’être de la pensée et la pensée de l’être). Si le langage est bien ce qui me sépare de moi-même, me sépare des autres, des choses, et sépare les choses les unes des autres, toute la difficulté sera d’élaborer un discours capable de restituer la vie intérieure de toute chose (l’âme, la matière, la vie, la société) sans la dénaturer. Il ne s’agit pas de contempler cette vie vivante de l’extérieur, mais d’agir sur elle de l’intérieur. La métaphysique expérimentale de l’intuition immédiate implique en effet un travail de fond sur l’âme en son entier : il s’agit de tirer de soi plus que ce qu’il y a en accomplissant la création de soi par soi. Cette création porte sur l’esprit en un triple sens, qui correspond à la structure ekstatico-horizontale de la temporalité :

  • Être passé : approfondissement de la vie intérieure (ramasser sa mémoire),
  • Advenir : intensification de la personnalité (prendre son élan) et
  • Être auprès du présent : élargissement de soi (activer l’intuition).

Comment formuler l’appel invitant l’âme à rentrer en elle-même, trouver l’élan nécessaire pour se déborder elle-même et tout remplir d’intériorité ? Alors qu’il cherche à briser les cadres du langage pour dire ce qui échappe à sa prise, Bergson use somme toute d’une langue assez classique. Mais peut-on vraiment s’extraire de la tradition tout en continuant à utiliser son langage ? En philosophie, l’académisme de la langue est pourtant une nécessité. Or, de la langue de l’espace, Bergson n’est pas dupe, comme en témoignent non seulement le détournement qu’il fait subir aux concepts traditionnels, mais aussi la compréhension et l’usage même qu’il nous propose du concept lui-même : la création d’un concept doit répondre à un problème déterminé dont nous ne nous contenterons plus de recevoir les termes tout prêts de la tradition. Un même concept doit être à chaque fois retaillé sur mesure pour une réalité déterminée : il n’a rien d’une clef passe-partout.

Considérons par exemple le concept de succession, tel qu’il est appelé par le problème de la mémoire et plus généralement par le problème de l’union de l’âme et du corps : Bergson n’ignore pas qu’il l’emprunte à une tradition qui n’a jamais considéré les parties du temps comme simultanées. Dans la conception aristotélicienne, le présent s’étend à la fois vers l’avant et vers l’après, et la succession se comprend comme une succession d’instants présents. La succession temporelle découle du caractère de transition et de continuité du présent : chaque maintenant passe en arrière pour laisser la place au maintenant suivant. Ce qui est présent devient passé et ce qui était à venir devient présent. Or, si la durée est succession, elle n’est pas la succession qui va du présent ou de l’avenir vers le passé. Le passé n’était pas présent avant de devenir passé, il n’a rien d’un ancien présent comme le suppose l’image traditionnelle de la succession. Nous ne passons jamais du présent au passé, mais du passé à l’avenir. Sous sa forme pure, mon passé est certes inagissant, non pas en tant qu’il n’est plus, mais en tant qu’il n’est pas encore : il doit s’actualiser pour ouvrir l’avenir prochain. Son actualisation dépend en effet de son utilité aussitôt qu’il peut s’insérer dans le présent de la perception sensorimotrice. En ce sens, la mémoire réveille un souvenir en le faisant progresser depuis le passé inagissant où il se conserve (et non dans l’actualité présente des traces cérébrales) jusqu’au présent perceptif, en y incluant l’avenir immédiat de l’action possible : quand je perçois ce fruit, j’ai à la fois le souvenir de la fraise et l’invitation à la cueillir.

De plus, il faut rappeler que le concept de succession n’a aucun privilège à l’intérieur du tissu d’oppositions qui dramatisent la différence entre durée interne et espace externe. On ne peut expliquer par une même et unique forme de l’opposition tous les dualismes bergsoniens (succession-simultanéité, immédiat-médiat, fusion- juxtaposition, continuité-discontinuité, qualité-quantité, inétendu-étendu, liberté- déterminisme, esprit-matière, intuition-intelligence). Certes, Bergson n’a pas cherché à mettre en évidence sur un mode structuraliste et « catégorial3 » l’agencement de toutes ces notions. Rien ne nous autorise cependant à privilégier l’une d’entre elles pour articuler toutes les autres sur le modèle déductif d’une table de catégories…

De plus, la multiplicité des images que Bergson propose des phénomènes psychiques doit atténuer ce que l’une d’entre elles aurait d’envahissant ou de conceptuellement rigide. Il lui arrive par exemple de parler (de façon toute traditionnelle) de la durée comme de quelque chose qui s’écoule, mais la durée ne fait pas que s’écouler : elle est aussi jaillissement, explosion, enroulement et déroulement, création de nouveauté et conservation du passé, ouverture et clôture, etc.

Par ailleurs, Bergson ne s’interdit pas d’utiliser la géométrie pour décrire la Mémoire, lieu pourtant le moins pénétré d’extériorité. Peut-être que ces figures assouplissent-elles déjà le concept d’espace4 ? Les images utilisées pour suggérer la mobilité de l’esprit peuvent même sembler se contredire : par exemple, Bergson parle pour désigner l’esprit tantôt de contraction (selon qu’il s’insère dans le présent) et tantôt de dilatation (selon qu’il étale les souvenir dans le passé spirituel) alors que la dilatation a pu désigner par ailleurs l’état rythmique de la matière (durée infiniment détendue). De même pour les schèmes de l’ouverture et de la clôture. Dans Matière et Mémoire, l’ouverture est un caractère du spatial et la clôture celui du temporel (la conscience qui ouvre l’espace à mesure qu’elle referme le temps derrière elle) tandis que dans Les deux sources de la morale et de la religion, l’ouverture est dynamique et temporale et la clôture statique et spatiale (l’Ouvert du monde met en marche une humanité intérieure et la clôture sépare et immobilise les individus et les peuples).

Ce qui se joue ici n’est rien moins qu’une tentative pour dire ce qu’un discours rigide et fixé empêche de pressentir. Le flou dans lequel l’intuition nous laisse de prime abord n’est tel que parce que la clarté naturelle, dont notre intelligence s’enorgueillit, n’éclaire rien d’autre que ce que nous comprenions déjà par avance. Conformément à sa dimension mathématique, l’intelligence ne peut apprendre que ce qu’elle sait déjà. Avec l’intuition, nous consentons à affronter une innommable obscurité, le tout autre en moi ou en dehors de moi : l’inconnu acquiert une primauté sur le connu, le problématique sur l’apodictique. Dans la deuxième partie de l’introduction à la Pensée et le mouvant, Bergson distingue entre la clarté du concept intellectuel et celle de l’idée intuitive. L’idée « radicalement neuve et absolument simple 5 » surgit dans les ténèbres tandis que le concept, qui consiste en un réarrangement complexe d’idées déjà connues, se présente d’emblée en toute clarté. Pour l’exprimer dans le discours, il suffit d’en déduire les concepts qu’on y avait auparavant déjà enfermés. Les concepts fournissent des solutions pratiques et générales mais l’idée simple est essentiellement problématique et singulière : son obscurité capture la pensée avant de diffuser peu à peu une lumière sur des problèmes qui finissent par l’éclairer en retour. La vision intérieure n’éclaire rien, tout comme elle ne capte rien entre ses pinces : au lieu de procéder à la reconstitution idéale du réel dans un langage tout fait à partir d’un principe explicatif abstrait, elle est tenue d’accompagner ce mouvement de va-et-vient par lequel l’idée se développe en problèmes. La vie de l’idée ou du sentiment comprend donc une tension vers son expression la plus propre. Celle-ci demeure par principe toujours inachevée et la multiplication des images ne viendra jamais complètement à bout de ce qui est à dire et qui correspond à l’évolution créatrice d’un être, qui advient au langage en glissant de ses filets.

Il pourrait facilement sembler que la critique bergsonienne du langage ne considère celui-ci que comme une chose de l’espace et de l’extériorité, nous vouant à étiqueter et distinguer les objets extérieurs, plus généralement à immobiliser ce qu’il y a de mouvant dans la vie intérieure. L’espace quadrillé du langage aliène la vie psychique en faisant « tomber dans le domaine commun6 » les événements vécus. Le « mot brutal » provoque « l’écrasement de la conscience immédiate7 » ; il « écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle 8 » ; la vie intérieure est réduite en une juxtapositions d’états indépendants les uns des autres mais aussi du moi lui-même. Aussitôt que des états sont nommés, les événements internes (sensations, émotions et idées) auront acquis une immobilité et des « contours précis » ; l’individu perd toute ressemblance avec sa vie intérieure à laquelle le mot aura communiqué « sa banale coloration9 ». En toute rigueur, on ne saurait jamais parler de cette confusion mobile, en « perpétuel devenir10 », qui caractérise le courant psychique. Un sentiment traduit en mots cesse d’appartenir à la série entière des évènements psychiques avec lesquels il entretient une relation de modifications réciproques. Original dans sa qualité, et multiple dans sa singularité, le sentiment profond est pris dans un processus d’individuation inachevée et de division ininterrompue11. Une émotion aussi riche que l’amour se signale par « mille éléments divers qui se fondent12 ». Ces éléments qui s’entre-pénètrent sans se distinguer n’ont pas non plus à proprement parler de nom : aucun mot ne saurait correspondre à une multiplicité symphonique qui concentre en elle d’innombrables processus simples fondus les uns dans les autres – sensations, images du souvenir ainsi qu’un nombre indéfini d’affections élémentaires. Plutôt qu’en une somme d’états, la vie intérieure consiste en un processus perpétuel de division, mais de division sans produits Elle ne constitue pas une totalité par sommations : tout demeure intérieur à tout. En y discriminant des éléments comme autant d’atomes psychiques, le langage analytique n’en donne qu’une ombre fade et impersonnelle.

En réalité, le mot n’est pas en lui-même destiné à figer la mobilité psychique. Il n’aurait pas le pouvoir de le faire si notre conscience elle-même n’y trouvait son intérêt, à la fois vital et social. C’est la vie et la vie en société qui tirent profit des mots, du fait des nécessités de la coopération pour la survie. Dans L’Évolution Créatrice, Bergson ira même jusqu’à attribuer au mot un pouvoir libérateur en en soulignant la mobilité fondamentale : même si les mots finissent par chosifier tout ce dont ils parlent, ils auront à l’origine permis à l’intelligence, qui les chevauche, de cheminer d’une chose à l’autre13. Les mots sont les véhicules qui nous permettent d’emprunter le cours irrésistible de la vie « qui emporte nos états de conscience du dedans au dehors14 ». Ils nous rendent par là attentifs aux besoins de notre corps, aux choses mais également aux autres avec qui nous partageons notre existence. Sans les mots, nous resterions absorbés en nous-mêmes ou fascinés par les choses présentes. Les mots arrachent homo faber à la distraction et lui ouvrent un champ illimité d’actions. En faisant entrer la vie intérieure « dans le courant de la vie sociale15 » pour satisfaire les exigences de la vie animale, les mots ne font pas dès lors que projeter le dedans au dehors : ils permettent au moins un processus d’intégration à un certain type de processus, celui de la société. Sans eux, nous n’aurions jamais intégré la vie en commun, qu’elle soit dans l’ouverture ou dans la clôture : dans le premier cas, l’individu accède à son appartenance à l’humanité en s’exposant à ce qui n’est pas humain, le divin innommable, et dans le second cas, l’individu se découvre exclusivement dans son appartenance nationale comme dans les dieux de sa cité. La clôture n’est que l’effet d’un piétinement sur place d’une société incapable de sortir d’elle-même pour s’expliquer avec une autre, autrement que par les armes. Comme le fait remarquer Bergson, la guerre ne peut vraiment être désirée par celui qui parle la langue de l’ennemi et qui partage sa culture.

Certes, le langage représente ce qui dure à travers des arrêts et stationnements ; il nous fait appréhender le mouvement comme une succession de positions et le changement comme une succession d’états. Mais c’est aussi la représentation qu’il donne de lui-même quand il se décompose en adjectifs (figeant la qualité en un moment unique : orange, rouge, joyeux, triste), noms (fixant les étapes de l’évolution de l’individu : enfant, jeune, vieux) et verbes (exprimant une action déjà terminée ou intentionnée par avance : boire, manger, courir). En se disant lui- même, le langage subit cela même qu’il impose à la réalité mouvante : il se décompose en types de mots, c’est-à-dire en autant d’éléments extérieurs les uns aux autres et mis bout à bout, sur le modèle de l’extériorité des objets extérieurs dans l’espace. Le langage chosifie les processus évolutifs, qualitatifs et extensifs pour autant qu’il s’est déjà chosifié lui-même. La critique bergsonienne ne porterait dès lors que sur l’aspect superficiel du langage : en assignant le langage à l’intelligence, c’est-à-dire à cette puissance de composition et de décomposition indéfinies en n’importe quel système16, Bergson ne serait entrain de nous parler du langage que du dehors, en tant qu’il constitue une pluralité de mots.

Mais la parole ne doit pas nous condamner à spatialiser la durée. Son exercice peut être assoupli pour épouser les fluctuations et les nuances singulières de ce qui dure. Il y a dans le langage lui-même les ressources pour dépasser les limitations inhérentes à son expression. Dans L’Évolution créatrice, Bergson propose de former un langage du devenir, « mieux moulé sur le réel17 » pour échapper à l’imitation cinématographique où le réel semble dérouler une bande où tout est préfiguré, en construisant des phrases dans lesquelles le devenir est le sujet de l’énoncé. On cesserait de s’y représenter l’accident d’une substance ; on comprendrait qu’il n’y a rien sous le changement et que le devenir est substantiel18. Mais il ne suffit pas de recombiner autrement les mots et de se contenter de formules autorisées. C’est la phrase comme processus en formation qu’il faut considérer.

Qu’est-ce que la phrase ? Les Grecs appelaient phrâzein, l’effort pour dire une pensée simple de la manière la plus simple et avec le moins de mots possibles. Une telle pensée ne saurait s’exprimer en quelques mots, et en même temps, on ne peut s’empêcher ni jamais s’arrêter de vouloir la dire19. Avant même d’évoquer un acte de parole, phrâzein signifie « prendre garde », « veiller sur ». Sur quoi ? Précisément sur cette « image fuyante et évanouissante20» secrète et merveilleuse que le philosophe est tenu toute sa vie durant d’écrire. L’adjectif aphrastos désigne ce qui est invisible, caché, inexplicable inexprimable, indicible mais qui cherche en même temps à être dit. Il faut également beaucoup d’epiphradeia (prudence et sagesse) pour renoncer à la bonne formule et consentir à une formulation sans fin. Cet « inédit » n’est pas simplement ce qui échappe à toute parole, ce qu’on ne peut pas exprimer. C’est ce qui suscite la nécessité de parler d’une autre façon que la manière habituelle – la parole créatrice qui ne parle pas pour redire ce qui a été dit (elle ne parle pas d’elle-même), ni ce qui est actuellement ou potentiellement dicible, mais pour produire de l’indicible.

Nous sommes conduits à reconnaître au langage un pouvoir de manifester les nuances multiples de notre vie intérieure, de les susciter, voire d’en créer de nouvelles. La poésie est cette parole qui n’est plus au service de la conservation des significations publiques. Ainsi, les phrases de Rousseau à propos de la montagne provoquent des sentiments que la montagne, ou que d’autres phrases et d’autres poètes ne nous auraient jamais donnés21. Dans son usage musical de la parole, le poète donne à entendre les harmoniques d’une « émotion nouvelle », entièrement créée. Et nous avons besoin de lui, autant pour ressentir des émotions inconnues, que pour prendre garde à ce qui en nous échappe habituellement à notre attention : « Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle l’image photographique qui n’a pas été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. » Sans la parole poétique, ces nuances resteraient entièrement voilées, enveloppées dans une nébuleuse indifférenciée.

De même, le romancier veut suggérer ce qui ne peut se dire dans les formes habituelles du discours, en cherchant à rendre sensible la confusion multiple des sentiments et à révéler l’« absurdité fondamentale » qui soutient la logique de son discours22. Ses personnages, qui sont des complications et des fantômes virtuels de sa propre personnalité, sont tout autant les débris de notre propre moi : ce que nous sommes, ce que nous pourrions être, ce que nous aurions pu être. Mais l’aventure littéraire du roman ne peut aller jusqu’au bout de ce qu’elle promet. C’est par intermittences seulement que le romancier nous aide à surmonter notre aliénation dans la vie extérieure en nous remettant « en présence de nous-mêmes : « Encouragés par lui, nous avons écartés pour un instant le voile que nous interposions entre notre conscience et nous.23. » Le romancier n’est donc pas en mesure d’assurer à l’âme le renouement recherché. Mais s’il parvient à surmonter la brutalité du mot et à faire entendre une mélodie intérieure susceptible de résonner avec d’autres mélodies intérieures, c’est par le soin qu’il apporte à ses phrases. Il montre par là une direction que le philosophe ne peut ignorer24. Or, la phrase se distingue des mots tout comme l’exécution simple de la symphonie en musique se distingue de sa figuration symbolique. Elle est rythme et trajectoire du mouvement naturel de la pensée (dans cette mesure, une phrase peut consister en un seul mot). En tant qu’unités mises bout à bout, les mots en revanche correspondent aux points qui composent une ligne et aux positions successives par lesquelles l’intelligence appréhende le mouvant dans l’espace.

Dans un passage de l’Energie spirituelle où Bergson assimile l’expérience de la lecture à la télépathie et à l’interprétation en musique, il s’agit précisément de penser la possibilité d’une communication sans mots, bien que portée par la phrase : « L’art de l’écrivain consiste surtout à nous faire oublier qu’il emploie des mots. L’harmonie qu’il cherche est une certaine correspondance entre les allées et venues de son esprit et celles de son discours, correspondance si parfaite que, portées par la phrase, les ondulations de sa pensée se communiquent à la nôtre et qu’alors chacun des mots, pris individuellement, ne compte plus : il n’y a plus rien que le sens mouvant qui traverse les mots, plus rien que deux esprits qui semblent vibrer directement, sans intermédiaire, à l’unisson l’un de l’autre25. » La lecture à voix haute d’un texte aide précisément à en saisir l’élan, c’est-à-dire le sens mouvant : « le rythme dessine en gros le sens de la phrase véritablement écrite26. » Lire (legere) au sens littéral revient à rassembler le mouvement du sens dans sa simplicité27. Le bon écrivain parvient par ses phrases à conjurer la spatialité de la langue en restituant le mouvement d’une pensée et d’une émotion, comme l’artiste, dont la perception extraordinaire épouse l’unité générative des formes, en figure le mouvement vivant. Et de même que les cours de dessin devraient commencer par l’étude des courbes intérieures au lieu de celles des contours des formes géométriques simples28, on devrait initier les enfants d’abord à la compréhension du rythme phrastique, pour les familiariser avec cette dimension intérieure du langage, au lieu de se contenter de leur inculquer les habitudes motrices servant à la reconnaissance des mots-étiquettes.

En tant que saisie immédiate de l’essence intérieure de ce qui est mouvant, l’intuition est elle-même une grande lectrice et son livre, c’est le livre du monde : « Dans la page qu’elle a choisie du grand livre du monde, l’intuition voudrait retrouver le mouvement et le rythme de la composition, revivre l’évolution créatrice en s’y insérant sympathiquement29. » Le verdict inaugurant l’Essai (« nous nous exprimons nécessairement par des mots et nous pensons le plus souvent dans l’espace30 ») n’a dès lors rien de définitif. Toute l’œuvre du penseur de la durée témoigne d’un effort pour mettre en phrases l’aphrastos et nous faire oublier les mots- étiquettes.

Il est remarquable à quel point les efforts pour dire l’intériorité auront fini par révéler une part intérieure du discours lui-même. La vie intérieure, bien loin d’être absolument hétérogène au langage, se révèle comme la phrase d’un long discours, une phrase interminable, qui ne connaît ni le mot ni la ponctuation forte : « je crois bien que notre vie intérieure tout entière est quelque chose comme une phrase unique entamée dès le premier éveil de la conscience, phrase semée de virgules, mais nulle part coupée par des points31. » Ce n’est pas une simple image métaphorique : le discours imagé donne le sens propre car il parle à la conscience immédiate – à la différence du discours littéral qui est pour sa part figuré, dans la mesure où il soumet la compréhension aux symboles32. Chaque conscience individuelle est une phrase avec son rythme, son mouvement et son sens. Le langage-outil tend à en recouvrir le plus souvent le bourdonnement incessant. Mais en même temps, nous n’avons le langage que parce que nous sommes un discours intérieur. La reconnaissance d’une parole intérieure, incommensurable avec toute expression qui revient à traduire de la durée en espace, doit dès lors entraîner une reconsidération du statut du langage dans lequel Bergson voyait un équipement de l’intelligence destinée à travailler la matière.

L’une des erreurs que l’on commet habituellement, c’est de poser le langage comme une totalité autonome, indépendante et toute faite, avec des énoncés déjà formés, ou prédonnés à titre de possibles. Nous échouons à penser son advenue dans l’écoute intérieure, qui précède et accompagne l’expression orale et écrite. C’est que l’attention à la vie nous porte moins à comprendre les processus de formation du verbe que les résultats déjà formés de ses productions. Pour saisir la parole en gestation, la pensée doit revivre le mouvement de composition de la phrase intérieure, de ce discours qui « dure depuis des années » et qui se poursuit « en une phrase unique ». Cette phrase infra-linguistique au cœur du langage, lieu de la parole formulée, participe activement à son élaboration : phrase inédite, créatrice, virtuelle, toujours en voie d’actualisation et différant perpétuellement son terme. Pour parler, pour exécuter un mouvement, il doit se passer quelque chose en nous. Cela est de l’ordre d’une posture de l’esprit envers un schème d’action encore vague. Il s’agit de toute la série de préparatifs qui précèdent l’articulation et la formulation du discours. La phrase intérieure est au point de convergence de deux tendances, deux mouvements, l’un psychique et l’autre sensori-moteur : le souvenir d’une idée et la matérialité d’une perception. Nous parlons au croisement d’une évocation et d’une écoute.

C’est dans les états pathologiques où le sujet devient incapable d’écoute intérieure, que cette parole intérieure se signale de manière insigne. La surdité verbale (ou aphasie réceptive, aphasie sensorielle) se caractérise précisément par une incapacité à entendre la voix qui résonne intérieurement avant et à mesure que le discours s’exprime dans la voix matérielle ou s’élabore dans l’écrit. Or, toute l’approche de cette forme d’aphasie par les psychologues associationistes de son temps est selon Bergson viciée par ce présupposé, selon lequel les noms représentent des choses. On réduit la maladie à l’incapacité de se représenter des images verbales toutes faites auxquelles correspondent des mots. Et par là, on suppose que la phrase n’est qu’une succession de mots juxtaposés, tout comme on croit que le temps est une succession d’instants ou le mouvement une succession de positions : « On croirait, à entendre certains théoriciens de l’aphasie sensorielle, qu’ils n’ont jamais considéré de près la structure d’une phrase. Ils raisonnent comme si une phrase se composait de noms qui vont évoquer des images de choses. Que deviennent ces diverses parties du discours dont le rôle est justement d’établir entre les images des rapports et des nuances de tout genre ? Dira-t-on que chacun de ces mots exprime et évoque lui- même une image matérielle, plus confuse sans doute, mais déterminée ? Qu’on songe alors à la multitude de rapports différents que le même mot peut exprimer selon la place qu’il occupe et les termes qu’il unit33 ! » Le sens d’un mot ne consiste pas dans sa portée iconique, celle qu’une définition stricte aurait pour fonction d’éclaircir et de fixer une fois pour toutes dans un dictionnaire. Son sens est à chaque fois déterminé par la phrase entière dans laquelle il est pris : la place qu’il y occupe, sa relation aux autres mots. Comprendre la parole que nous prononçons ou que nous entendons (ce dont l’aphasique sensoriel est devenu incapable), ce n’est pas partir d’images verbales, mais du mouvement de pensée par lequel la parole se forme. Le malade n’est pas dans l’incapacité de se représenter l’image des choses dans les noms. S’il ne parvient pas à former des phrases sensées, ce n’est pas parce qu’il a cessé de comprendre les mots, mais c’est parce qu’il ne reconnaît plus le mouvement sous- tendant et sous-entendu dans les phrases qu’il dit ou entend. Les images verbales rattachées aux mots ont valeur d’indices : elles permettent de suivre le mouvement de la pensée, mais elles ne suffisent pas pour la comprendre : « je comprendrai votre parole si je pars d’une pensée analogue à la vôtre pour en suivre les sinuosités à l’aide d’images verbales destinées, comme autant d’écriteaux, à me montrer de temps en temps le chemin. Mais je ne la comprendrai jamais si je pars des images verbales elles-mêmes, parce que entre deux images verbales consécutives il y a un intervalle que toutes les représentations concrètes n’arriveraient pas à combler34. »

Nous pouvons écouter une phrase extérieure pour autant que nous ressentons en nous le mouvement de sens qui l’accomplit. Chaque parole prononcée donne à entendre de façon immédiate – et dès lors inapparente – une certaine mélodie de l’âme. Mais de même qu’en réfléchissant sur l’âme, nous la pensons comme une succession d’états extérieurs les uns aux autres, comme une juxtaposition d’atomes psychiques indépendants, de même nous fixons notre attention sur les mots dont nous composons nos phrases, au lieu de nous y « extasier », c’est-à-dire par la mémoire et l’attente, la protention et la rétention35. La phrase n’est pas une simple juxtaposition ordonnée de mots régis par des rapports syntaxiques36. Le modèle qui permet de penser la formation de la phrase dans la durée est celui de l’élan de volonté37.

Bergson ne nous a pas seulement montré que la conscience réfléchie est incapable de saisir l’élan intérieur (et de penser par là la vraie liberté de l’esprit). Il lui arrive aussi de nous mettre en garde contre les excès de la pensée réflexive : l’intelligence est susceptible de déprimer le vouloir et de ralentir son élan. Il en va tout autrement quand l’élan du vouloir se relâche lui-même : le relâchement implique cette fois une compression ; action et passion à la fois – au cœur du mouvement extrême, le repos. Justement, dans le rêve, la détente ne signifie pas une interruption de l’activité. Et que se passe-t-il alors quand la conscience se fixe sur un mot, non pas pour le réfléchir, mais pour le rêver ? « Chacun de nous a pu remarquer le caractère étrange que prend parfois un mot familier quand on arrête sur lui son attention. Le mot apparaît alors comme nouveau, et il l’est en effet ; jamais, jusque-là, notre conscience n’en avait fait un point d’arrêt ; elle le traversait pour arriver à la fin d’une phrase. Il ne nous est pas aussi facile de comprimer l’élan de notre vie psychologique tout entière que celui de notre parole ; mais, là où l’élan général faiblit, la situation traversée doit paraître aussi bizarre que le son d’un mot qui s’immobilise au cours du mouvement de la phrase. Elle ne fait plus corps avec la vie réelle. Cherchant, parmi nos expériences passées, celle qui lui ressemble le plus, c’est au rêve que nous la comparerons38. » Qu’est donc le mot qu’on entend pour la première fois sinon le rêve du poète ? « Je dis une fleur et surgit l’absente de tout bouquet ». Loin d’abolir la réalité, un tel rêve laisse agir la vie intérieure. Le mot sur lequel le poète fixe son attention n’immobilise pas le mouvement de la phrase intérieure : l’immobilité du mot est rythme. C’est cet arrêt qui lui donne son caractère mélodique.

Qu’un poète nous fasse oublier les mots en tant qu’outils d’information ou de communication, il ne prétend pas moins révéler à son lecteur-interprète la chair du langage vivant. N’est-ce pas pour retrouver derrière cette langue extérieure la phrase intérieure que le poète se permet de subvertir la syntaxe de sa langue ? Il s’agirait de faire entendre d’autres rapports que ceux qui ont été fixés par les grammairiens. Mallarmé a cherché à dépasser les relations logico-grammaticales qui structurent la langue familière sans toutefois abandonner la syntaxe du français. La recherche d’une langue primitive dans le français vise à susciter une vision intérieure, à révéler la vérité native des choses, à co-naître leur éclosion.

Or si les langues peuvent « déchoir » c’est du fait de leur raffinement technique et de leur réduction à un outil de communication : la parole n’y est pas le champ d’une expérience intérieure, mais une simple recollection d’images verbales fixes, rattachées à des mots-étiquettes déposés à la surface des choses et publiquement reconnues. Quand une langue est trop raffinée syntaxiquement, c’est-à-dire quand elle permet de formuler par certains mots des rapports précis, l’activité de l’esprit est trop détendue : celui-ci s’en remet paresseusement aux panneaux indicateurs39. Plus une langue est « primitive40 », plus l’esprit est porté à compenser activement l’absence des rapports représentables dans le discours. Une langue trop syntaxique est une langue qui pense à notre place. Elle nous dispense de l’intuition et nous laisse à la surface de nous-mêmes et des choses ; nous devenons sourds à la phrase intérieure ; les nuances intimes de la réalité s’estompent. Ce qu’elle gagne en exactitude, la langue le perd en suggestion. Dans les langues caractérisées par la rection syntaxique, les mots sont régis par une structure extérieure où chaque élément atomique, chaque mot, est dans un rapport hiérarchique par rapport aux autres : le verbe régit le nom qui régit le déterminant et l’adjectif. Dans les langues caractérisées par l’apposition parataxique, la signification n’est pas déterminée par la structure logico-grammaticale : les mises en rapport ne sont pas faites dans la phrase extérieure mais elles sont inférées par l’esprit, suggérées à lui, sous-entendues par lui : des glissements de sens deviennent possibles. À mesure qu’une langue est syntaxique, elle perd en intériorité. Une telle langue convient davantage aux discours de l’extériorité, juridique et journalistique, mais non pas aux suggestions de la phrase poétique. Langue-reportage d’un côté, langue musicale de l’autre. À l’inverse, une langue parataxique suscite la pensée intuitive et résonne avec la réalité de l’intérieur.

Faire en sorte que la langue extérieure que nous parlons soit pénétrée par une autre, qui en décompose les rapports et en simplifie la structure, tel doit être au fond l’objectif d’une philosophie qui veut laisser une large place à l’intuition et restituer la phrase intérieure, sans renoncer toutefois à mettre à son service l’obstacle que constitue sur son chemin l’ordre grammatical des mots.

La phrase intérieure n’est donc pas nécessairement incommensurable avec son expression. Tant du moins que celle-ci vise, non pas à nommer des états de choses à l’intérieur de soi ou dans le monde extérieur, mais à laisser entendre beaucoup plus que ce qu’elle ne peut exprimer, que ce qu’il est possible de dire41. Il y a toujours dans une parole plus que ce qu’il ne le semble : « raffinée ou grossière, une langue sous- entend beaucoup plus de choses qu’elle n’en peut exprimer. » Ce surplus est le propre de l’esprit capable de tirer de soi plus que ce qu’il y a, en puisant dans cette parole des origines dont Rousseau nous a appris qu’elle était chant. La parole, dans la plénitude de son dépouillement, cesse de procéder à l’étiquetages des choses et à leur désignation dans l’espace pour se donner comme mélodie, rythme, incantation de ce qui dure. L’âme est renouée.

Chapitre extrait du collectif L’homme intérieur et son discours. Le dialogue de l’âme avec elle-même, sous la direction de J.-J. Alrivie, Paris, Vrin, Le Cercle Herméneutique, 2018

NOTES

1 Les espèces de vivants qu’il faudra penser comme autant de piétinements sur place de l’évolution. La vie n’est jamais une somme d’arrêts mais une création continue. Entre elle et les vivants, c’est-à-dire entre l’intérieur et l’extérieur, la différence est de type ontologique.

2 L’Évolution créatrice, p. 664/ 200 (pour les ouvrages de Bergson, nous indiquons à chaque fois la pagination de l’Édition du Centenaire, Paris, Puf, 1959 suivie de celle des éditions de 1939-1941.) Deleuze écrit : « Le temps n’est pas l’intérieur en nous, c’est juste le contraire, l’intériorité dans laquelle nous sommes, nous nous mouvons, vivons et changeons. » (L’image-temps. Cinéma 2, Paris, Les éditions de Minuit, 1985, p. 110).

3 Comme le lui reproche Heidegger (GA 21, Francfort, Vittorio Klosterman, 1976, p. 249-251, nous traduisons) : « Il semblerait que de nouvelles perspectives aient été gagnées quand Bergson a voulu surmonter le concept de  temps transmis depuis lors pour s’avancer vers un concept plus originaire. À y regarder de plus près, il retombe droit dans le concept de temps qu’il a cherché à surmonter bien qu’il ait été guidé par un bon instinct. Ce qui compte pour lui est de dégager la différence entre temps et durée. Mais, la durée n’est pour lui rien d’autre que le temps vécu, et ce temps vécu en revanche est seulement le temps objectif ou le temps du monde pour autant qu’est considérée la manière dont il se manifeste dans la conscience. Que Bergson n’avance pas vers une compréhension conceptuelle et catégoriale du  temps originaire, cela se voit en ce qu’il saisit le temps vécu, c’est-à-dire la durée, comme « succession », seulement cette succession du temps vécu n’est pas la succession quantitative, disséminée  en  maintenant ponctuels et juxtaposés, mais est une succession qualitative dans laquelle les différents moments du temps, passé, présent, avenir, s’interpénètrent. Cependant, il arrive déjà là à ses limites, car il ne dit ni ce qu’est la quantité, ni ce qu’est la qualité, ni ne donne aucune exposition fondamentale de ces deux fils conducteurs qu’il pose simplement et décrit le temps qualitatif, la durée, uniquement par des images ; il n’est question d’aucune élaboration conceptuelle plus approfondie. Donc l’essentiel est que Bergson essaie alors vraiment, avec le phénomène de la durée, de s’approcher du temps propre, et qu’à nouveau il saisit cette durée dans le même sens, comme succession. C’est seulement parce que nous n’avons pas compris aujourd’hui le sens propre du temps du monde, que nous sommes portés à croire que Bergson a compris le temps plus originairement. Dans ses écrits ultérieurs, Bergson n’a pas modifié l’exposition qu’il a donnée du temps dans son premier ouvrage, auquel il s’en est tenu jusqu’au jour d’aujourd’hui. Mais ce qu’il y a d’essentiel et de durable dans son travail philosophique ne repose pas dans cette direction. Ce qu’on lui doit de précieux est consigné dans son ouvrage Matière et mémoire, qui est fondamental pour la biologie et dont on ne viendra pas à bout d’ici longtemps. »

4 Les trois figures géométriques que Bergson propose tour à tour au troisième chapitre de Matière et Mémoire, celle du segment AD qui part du souvenir pur et finit dans la perception pure en passant par le souvenir image, et que l’associationniste coupe au milieu (Matière et Mémoire, p. 276/ 147) ; celle des deux lignes perpendiculaires AB (ligne objective des choses aperçues et inaperçues dans l’espace pour exprimer la coexistence de toutes les images du monde matériel non actuellement aperçues d’une part, et pour exprimer en même temps la contemporanéité de cette ligne avec tous les états psychologiques qui coexistent avec le présent de la conscience d’autre part), et CI (ligne subjective sur laquelle s’échelonnent les souvenirs) (Ibid, p. 285/ 159) ; et enfin la célèbre image du cône renversé SAB dont le sommet S qui s’insère sur un plan P représente le présent, c’est-à-dire la conscience de mon corps au centre de l’univers matériel, et la base AB le passé immobile, presque spatialisé, dans lequel les souvenirs s’accumulent par additions successives(Ibid, p. 293/ 169). Cette immobilité du passé et la mobilité du présent ne se laisse pourtant pas ramener à l’opposition du statique et du dynamique, car c’est l’ensemble du cône qui est dynamique.

5 La Pensée et le Mouvant, p. 1276/ 31.

6 Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 86/96.

7 Ibid., p. 87/98.

8 Ibid.

9 Ibid., p. 91/103.

10 Ibid., p. 86/96.

11 Comme l’a fait remarquer Deleuze, la durée ne peut plus définir l’indivisible pur parce qu’elle ne cesse de se diviser, chaque degré de la division correspondant à une différence de nature ; de même elle n’est plus simplement non-mesurable, puisqu’elle se laisse mesurer en différant continûment son principe métrique.

12 Ibid.

13 L’Évolution créatrice, p. 630-631/161 : « Originellement elle [l’intelligence]  est adaptée à la forme de la matière brute. Le langage même, qui lui a permis d’étendre son champ d’opérations, est fait pour désigner des choses et rien que des choses : c’est seulement parce que le mot est mobile, parce qu’il chemine d’une chose à une autre, que l’intelligence devrait tôt ou tard le prendre en chemin, alors qu’il n’était posé sur rien, pour l’appliquer à un objet qui n’est pas une chose et qui dissimulé jusque là, attendait le secours du mot pour passer de l’aube à la lumière. Mais le mot, en couvrant cet objet, le convertit encore en chose. »

14 Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 91/103.

15 Matière et Mémoire, p. 322/ 204.

16 L’Évolution créatrice, p. 628/ 170.

17 Ibid., p. 759/ 312.

18 Ibid. : « nous ne dirions pas ‘‘l’enfant devient homme’’, mais ‘‘il y a devenir  de  l’enfant  à l’homme’’. »

19 « En ce point est quelque chose de simple, d’infiniment simple, de si extraordinairement simple que le philosophe n’a jamais réussi à le dire. Et c’est pourquoi il a parlé toute sa vie. Il ne pouvait formuler ce qu’il avait dans l’esprit sans se sentir obligé de  corriger sa formule, puis de corriger sa correction – ainsi, de théorie en théorie, se rectifiant alors qu’il croyait se compléter, il n’a fait autre chose, par une complication qui appelait la complication et par des développements juxtaposés à des développements, que de rendre avec une approximation croissante la simplicité de son intuition originelle. Toute la complexité de sa doctrine, qui irait à l’infini, n’est donc que l’incommensurabilité entre son intuition simple et les moyens dont il disposait pour l’exprimer. » (La Pensée et le Mouvant, p. 1347 /119).

20 Ibid.

21 Ibid.

22 Essai sur les données immédiates, p. 88/ 99.

23 Ibid., p. 89/ 100.

24 On pourrait voir en Bergson un penseur d’une même phrase plutôt que celui d’un mot unique.

25 L’Énergie spirituelle, p. 849-850/ 46.

26 La Pensée et le Mouvant, p. 1327/ 95, 1n : « il peut nous donner la communication directe avec la pensée de l’écrivain avant que l’étude des mots soit venue y mettre la couleur et la nuance ». Dans la même page : « nous avions essayé de montrer comment des allées et venues de la pensée, chacune de direction déterminée, passent de l’esprit de Descartes au nôtre, par le seul effet du rythme tel que la ponctuation l’indique, tel surtout que le marque une lecture correcte à haute voix. »

27 Ibid., p. 1358/ 133 : « La vérité est qu’au-dessus du mot et au-dessus de la phrase il y a quelque chose de beaucoup plus simple qu’une phrase et même qu’un mot : le sens, qui est moins une chose pensée qu’un mouvement de pensée, moins un mouvement qu’une direction. » Le sens semble ici recueillir dans sa simplicité aussi bien la direction qu’un mot indique que le mouvement de pensée qu’une phrase compose.

28 Ibid., p. 1459-1460 / 264-265 : « L’art vrai vise à rendre l’individualité du modèle, et pour cela il va chercher derrière les lignes qu’on voit le mouvement que l’œil ne voit pas, derrière le mouvement lui- même quelque chose de plus secret encore, l’intention originelle, l’aspiration fondamentale de la personne, pensée simple qui équivaut à la richesse indéfinie des formes et des couleurs. »

29 Ibid., p. 1327/ 95. Bergson ne retrouve-t-il pas ainsi l’unité parménidienne du noiein et du legein ?

30 Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 3/ VII (Avant-propos)

31 L’Energie Spirituelle, p. 56-57/858.

32 La Pensée et le Mouvant, p. 1285/ 42.

33 Matière et Mémoire, p.  269 /132.

34 Ibid.

35 « La vision que la conscience réfléchie nous donne de notre vie intérieu« La vision que la conscience réfléchie nous donne de notre vie intérieure est sans doute celle d’un état succédant à un état, chacun de ces états commençant en un point, finissant en un autre, et se suffisant  provisoirement à lui-même. Ainsi le veut la réflexion, qui prépare les voies au langage; elle distingue, écarte et juxtapose ; elle n’est à son aise que dans le défini et aussi dans l’immobile ; elle s’arrête à une conception statique de la réalité. Mais la conscience immédiate saisit tout autre chose. Immanente à la vie intérieure, elle la sent plutôt qu’elle ne la voit ; mais elle la sent comme un mouvement, comme un empiétement continu sur un avenir qui recule sans cesse. Ce senti­ment devient d’ailleurs très clair quand il s’agit d’un acte déterminé à accom­plir. Le terme de l’opération nous apparaît aussitôt. » (L’Énergie spirituelle, p. 926/ 156-157).

36 Nous retrouvons cette même tendance dialectique dont Zénon fut le premier représentant, et qui a donné son coup d’envoi à la métaphysique inconsciente et naturelle, dont Bergson dit par ailleurs qu’elle se caractérise par une confiance naïve dans le langage : « la tendance cons­tante de l’intelligence discursive à découper tout progrès en phases et à solidi­fier ensuite ces phases en choses » (Matière et Mémoire, p. 269/ 133). Autrement dit, la tendance constante de l’intelligence discursive à découper tout mouvement de la pensée en phrases et à solidifier ensuite ces phrases en mots.

37 « pendant tout le temps que nous agissons, nous avons moins conscience de nos états successifs que d’un écart décroissant entre la position actuelle et le terme dont nous nous rapprochons (…) De même, quand nous écoutons une phrase, il s’en faut que nous fassions attention aux mots pris isolément : c’est le sens du tout qui nous importe ; dès le début nous reconstruisons ce sens hypothétiquement ; nous lançons notre esprit dans une certaine direction générale, quitte à infléchir diversement cette direction au fur et à mesure que la phrase, en se déroulant, pousse notre attention dans un sens ou dans un autre. Ici encore le présent est aperçu dans l’avenir sur lequel il empiète, plutôt qu’il n’est saisi en lui-même. » (L’Énergie spirituelle, p. 926/ 156-157).

38 Ibid.

39 « Alléguerez-vous que ce sont là des raffinements d’une langue déjà très perfectionnée, et qu’un langage est possible avec des noms concrets destinés à faire surgir des images de choses ? Je l’accorde sans peine ; mais plus la langue que vous me parlerez sera primitive et dépourvue de termes exprimant des rapports, plus vous devrez faire de place à l’activité de mon esprit, puisque vous le forcez à rétablir les rapports que vous n’exprimez pas : c’est dire que vous abandonnerez de plus en plus l’hypothèse d’après laquelle chaque image irait décrocher son idée. » (Matière et Mémoire, p. 269 /132).

40 Nous pouvons, en les traduisant dans nos langues, ressentir la beauté poétique de langues autrement ordonnées que les nôtres et étrangères au groupe de langues indo-européennes. Leur traduction a pour effet de renouveler l’entente de notre propre langue qui retrouve grâce à elles une jeunesse syntaxique. Elle rend notre phrase intérieure moins habituelle, moins familière, plus étrange. Combien de paroles poétiques se sont-elles formées en faisant jouer des langues étrangères ou  même  des  langues anciennes à l’intérieur d’une langue ? Combien de pensées philosophiques ?

41 Ibid, p. 269/ 133. D’une certaine façon, il devient possible de dire et d’écrire ce dont on ne peut pas parler. Si le langage est à l’origine destiné à faciliter le commerce quotidien dans la société, l’efficacité de la communication ne tient pas à la qualité de son usage. Une information peut très bien passer malgré de très mauvaises conditions linguistiques (pauvreté du lexique, syntaxe erronée). Il suffit au gré des contextes d’ajuster son entente et remplir les blancs du non-dit. Il n’est pas rare par exemple que le respect de la littéralité stricte soit dans les conversations (qui travaillent à la conservation des significations publiques qu’on s’échange sans penser) le motif des malentendus les plus cocasses. Quoiqu’elle sacrifie l’illusion d’un sens objectif et unilatéral, la marge de suggestion entretient, malgré tout, les conditions de la compréhension intersubjective, mais aussi intrasubjective.

Adieu langage ?

Adieu au Langage (Jean-Luc Godard)

Une élève en isolement pour cause de Covid-19 m’envoie ainsi qu’à toute l’équipe de professeurs un mot pour nous faire part de sa situation. Le style d’écriture est celui qu’on attend d’un élève de terminale : des constructions syntaxiques bizarres et un arrangement de mots mutilés et méconnaissables du fait d’une pseudographie déconcertante (pseudos – ce qui est tordu – en grec est le contraire d’orthos – ce qui est droit). C’est alors que croyant l’arroser, un professeur se retrouve dans la position du correcteur corrigé. À ce désir malveillant et brutal de corriger (ie. rendre droit ce qui ne l’est pas en le rapportant à la rectitude érectrice de la règle) que j’ai appris à haïr plus que tout dans les rapports humains, désir qui manifeste une aveugle crispation sur des fictions sociales qui servent aux plus bêtes d’entre nous, et qui implique un manque de souplesse et d’adaptation par rapport aux imprévisibilités et créations de la vie (comme si tout ce qu’il y a de grand et de poétique ne s’est pas accompli en dehors des règles et par renversement des normes), ajoutez la condescendance méprisante par laquelle la règle « bien de chez nous » est rappelée à une jeune fille noire issue de l’immigration (wokisme ?), dosée par un manque d’empathie pour sa condition de malade. Tous ces ingrédients participent de l’embarras qu’un témoin pouvait tirer de la scène écrite devant lui sur son écran d’ordinateur.

Voici un extrait absolument agressif, mais peut être n’est-ce qu’une déformation professionnelle de la part de l’enseignant auquel l’on pourrait reconnaître d’être au fond animé de véritables bonnes intentions. Après tout la nature de sa relation avec l’élève nous est méconnue : il pourrait en effet s’appuyer sur leur intimité pour la taquiner. Peu importe cependant. C’est la situation en tant que telle qui compte ici. Et c’est surtout la faute commise par ce professeur qui est réjouissante, comme peut l’être en général toute poutre enfoncée dans l’oeil accusateur qui se glorifie avec un excès d’empressement de démasquer les locuteurs fautifs et leur donner honte en les rappelant aux limites à ne pas franchir eu égard aux destinataires du propos (ainsi la question du type : sais-tu à qui tu parles ?!)

Voici donc ce qu’on peut lire en guise de réponse au message de l’élève souffrante :

« j’ai trouvé absolument incroyable (voire scandaleux) l’usage du français dans ton message : orthographe, syntaxe, chant lexical…Tu t’adresses à tes professeurs, pas à des proches… Un minimum est nécessaire. »

Avant d’en venir à ce qui peut réjouir le témoin d’une telle chute comique (le corrigeur-corrigé), deux remarques sont à faire :

1/ Ainsi, il existe une règle admise suivant laquelle les règles du discours changent selon le degré de proximité que le locuteur entretient avec ses interlocuteurs (professeurs ou proches). Or, si le discours de l’élève est au bout du compte aussi inintelligible, c’est précisément parce qu’elle croit parler la langue inconnue que représente aux yeux de tout écolier le français soutenu, lequel ne peut s’apprendre sans la pratique endurante de la lecture. N’étant pas professeur de français et cherchant désespérément à lire des dissertations qui fassent sens, il m’arrive de conseiller aux élèves d’écrire en un français oral, tel qu’ils le parlent entre amis justement. Dans les exercices d’explication de texte, cette méthode s’est même révélée très féconde : les élèves comprennent mieux un auteur quand ils traduisent son propos dans leur propre langue, c’est-à-dire en le pliant à leur usage habituel. Ils sont du coup en mesure de mieux l’expliquer et d’en restituer l’intuition centrale.

2/ Une deuxième remarque vient aussitôt à l’esprit : dans Le « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », Deleuze montre à propos des sociétés disciplinaires, que dans chaque milieu d’enfermement, on rappelle à l’individu les nouvelles règles en le renvoyant constamment à la suspension des anciennes : ainsi, lorsqu’il se trouve à l’école, on lui assène qu’il n’est plus dans sa famille, lorsqu’il est incorporé dans la caserne, qu’il n’est plus à l’école, etc. Comme si le pouvoir disciplinaire qui accompagne l’individu tout au long de sa vie de la naissance à la mort, reposait sur la nécessité d’un rappel continu à l’ordre à mesure de la sévérité croissante des règles. C’est ce qu’on peut conclure de la gravité de plus en plus importante des conséquences qui résultent de la désobéissance à la règle prévalant dans chacun des milieux : la fessée pour l’enfant capricieux, le châtiment des baguettes pour le soldat ivre, le chômage pour le salarié ou l’ouvrier distrait, l’asile si la folie obscurcit son esprit aliéné, la prison s’il transgresse les lois, le mitard pour le prisonnier indiscipliné, la maltraitance gratuite ou la négligence envers le vieillard grabataire enfermé dans la maison de retraite, mouroir médicalisé comme l’est devenu désormais le monde lui-même, ou bien dans l’hôpital où sont fabriqués la plupart des cadavres (en tout cas, on en sort plus souvent mort que vivant). Cela paraît une évidence : les règles changent selon les lieux, l’individu est censé sans cesse s’adapter et en apprendre de nouvelles. L’observance de règles toujours nouvelles maintient la conscience de l’individu en éveil en stimulant sans cesse son attention sur les objets à acquérir (les règles) pour qu’il puisse se comporter comme il se doit, tout en la détournant du véritable sujet de la persuasion (le Pouvoir) que la discipline est entrain de servir. Mais le Pouvoir disciplinaire à l’oeuvre dans ce système circulatoire reste le même à chaque étape – en effet, les allers-retours sont toujours possibles entre les milieux clos où évolue l’individu (du travail à la famille, de la famille à l’hôpital, etc.) Un tel durcissement (raidissement) progressif et compartimenté lui permet ainsi de se renforcer et de pénétrer toujours plus profondément les corps et les esprits. On remarquera cependant qu’à mesure que le Pouvoir approfondit ses racines dans l’individu qu’il soumet à son joug, il devient de moins en moins personnel et de moins en moins familier avec lui. Mais ne s’agit-il pas au fond non seulement d’habituer les individus aux règles valables pour chaque milieu mais de les habituer d’abord et surtout au pouvoir impersonnel du Pouvoir par l’apprentissage renouvelé des règles tout en les rendant (du fait de l’habituation) insensibles à l’omniprésence de ce Pouvoir ? Ainsi, l’individualité peut oublier toute contestation et participer sans s’en rendre compte à son propre asservissement jusqu’à dire par exemple avec Rousseau : la liberté c’est « l’obéissance aux lois qu’on s’est prescrites » ! C’est en ce point que se joue peut-être le scandale de la servitude volontaire. Puisque, qu’importe le contenu effectif des règles du point de vue du Pouvoir disciplinaire, du moment que les enfants, les soldats, les travailleurs, les malades, les prisonniers, les fous, les vieux, sont contenus dans l’espace clos de l’hétérotopie où ils sont respectivement et successivement enfermés et assignés aux contraintes artificielles de l’emploi du temps qu’on leur impose ? Qu’il s’exerce au sein de la famille, de l’école, de la caserne, de l’usine, de la prison, de l’asile, de la maison de retraite, le Pouvoir recteur, qui révèle progressivement son anonymat, a pour fonction d’inscrire non pas telle règle en particulier (en tant que telle, chaque règle est contingente) mais l’exigence de normalisation (quelque soit la forme qu’elle emprunte) dans sa nécessité même au coeur de la réalité. Sinon comment expliquer que l’individu ait à chaque fois à casser un système d’habitudes qui lui a été laborieusement gravé au profit d’un nouveau dans lequel les anciennes habitudes ne sont plus admissibles ? Ne faut-il pas en réalité le persuader de la constance disciplinaire quelques soient les conditions et les situations dans lesquelles il est mis ? Il y va sans doute de créer au final chez l’individu un besoin, un désir et sans doute même un amour de la règle, sans laquelle celui-ci se retrouverait complètement paralysé, impuissant et sans di-rection…. Le fascisme jaillit d’abord d’une intériorité ravagée par une puissance disciplinaire toute entière au service de sa propre conservation.

Mais c’est entre deux lettres de l’alphabet que tout se jouera. Ce qui devait être une affaire lexicale se révèle être un chant musical. On peut rire devant ce joli lapsus qui confond chant des oiseaux et champ de fleurs (ne sois pas cruel – ce n’est personne qui parle mais le langage ! me susurre mon démon) et qui rappelle que la langue originelle (celle d’avant le français, le grec, le sanscrit) était cri, chant, autrement dit : poème avant la prose. Tout se passe comme si la prose, en se détériorant – aucun de mes élèves ne maîtrise le langage ou plutôt ne se laisse enivrer par lui – redevenait poésie ou retombait en poème – comme on dit d’une personne sénile qu’elle est « retombée en enfance » – tant les expressions sont uniques, neuves et originales, à la mesure de la singularité de chaque locuteur qui réinvente sa langue propre ou plutôt même qui introduit dans le français une langue qui n’est pas seulement une langue étrangère comme les poètes de métier savaient si bien le faire, mais une étrangeté par rapport à la langue elle-même et à tout ce qu’on connaît comme langue : non pas une « langue » d’avant la langue (le bégaiement primitif par lequel les mots sortent les uns à partir des autres dans leur éclosion native) mais une « langue » d’après la langue, si on estime qu’elle en signe la disparition définitive et la décomposition outrancière. Nous assistons alors à la prolifération de langages privés tels que Wittgenstein ne pouvait encore en imaginer la possibilité. Une eschato-poésie plutôt qu’une archi-poésie. Car c’est bien de la fin du Monde qu’il est question ici et de l’impossibilité de la dire et de l’entendre. À ce propos, le film Don’t look up, déni cosmique (fraîchement sorti) dans lequel un groupe de scientifiques peine à convaincre le monde de la collision prochaine d’une météorite géante, décrit parfaitement la situation que nous vivons, à ceci près que la fin du monde a déjà eu lieu sans bruit, sans vacarme, sans feu, dans le silence imperceptible, à même le mutisme de la langue.

Sur le plateau de télévision, les scientifiques venus annoncer la fin du monde sont confrontés au déni cosmique. Image extraite du film Don’ look up sorti le 5 décembre 2021, réalisé par A. McKay

Et c’est en cela que ce professeur se trompe lourdement dans la platitude de sa réponse qui reproduit ce qu’elle dénonce, le conduisant à se contredire lui-même : tout cela n’est pas affaire de règles, s’il est vrai que l’affirmation des règles se rigidifie à proportion de la perte de leur sens et de leur « familialité ». C’est souvent quand l’origine de la règle est oubliée et que la situation qu’elle régit n’est plus d’actualité qu’on y met le plus d’empressement à continuer à vouloir l’appliquer, mais sans plus savoir ni pourquoi ni pour quoi. Inquiétante étrangeté de cette insistance de la règle à la fois lointaine et intérieure. Quand plus rien ne fait sens au dehors (le travail aliénant à l’usine, au bureau, à l’école, la promenade infernale dans la cour de la prison, les animations morbides de la maison de retraite), il reste ainsi quand même quelque chose à quoi s’accrocher : les règles. Mais on n’est jamais assuré, en cherchant à s’y tenir et à les imposer aux autres, qu’on ne glissera pas soi-même dans le trou qu’on avait creusé pour enterrer son prochain en voulant le corriger sans reste – car c’est bien de cela qu’il en retourne dans la correction : briser en l’autre l’élan vital qui le pousserait sinon à transgresser les habitudes communes – donnant ainsi aux témoins émus, l’occasion d’un rire aux éclats victorieux, la joie de se moquer du correcteur mécanisé et anesthésié par le Pouvoir qui régit la vie et perdomine tout.

Démocrite et Héraclite

Que toutes les choses s’écoulent et passent, même la capacité millénaire de cet animal qui, croyant longtemps posséder le logos qui en réalité le possédait, se retrouve finalement abandonné par lui, même le monde dont l’extinction est déjà advenue sans laisser de traces, est après tout un motif trop tragique pour verser simplement quelques larmes. Les raisons de cet abandon du langage sont désormais claires : le discours a cessé d’être un enjeu central du Pouvoir disciplinaire dont les procédés persuasifs sont passés, au grand bonheur de la publicité qui, contrairement à ce que son nom suggère, ne « réclame » pas moins que la fin du monde unique et commun pour les éveillés*, du côté des images et de leur puissance subliminale.

* « Le monde des éveillés est un et commun tandis que les endormis se détournent dans un monde à chaque fois particulier » (Héraclite, Fragment 89.) « Particulier », idiotès en grec, a ici le sens de ce qui est opposé au monde public que les citoyens, par définition cosmopolites (on n’est citoyen que dans le partage d’un monde) et communistes (les seuls remparts qui vaillent force de loi sont ceux du commun) ont en partage quand ils ne se sont pas retirés dans leur oikos où le plus fort, l’homme viril, impose sa loi à sa femme, ses enfants et ses esclaves en tant que sa volonté est la source de l’oiko-nomos. L’homo oeconomicus n’a de cesse de vouloir étendre les frontières de son domaine et d’imposer sa volonté partout au prix d’un détricotage systématique du politique au profit de l’économique. Ce personnage sinistre de l’idéologie néolibérale, en tant qu’il est l’accomplissement ultime du règne patriarcal, a, par sa mainmise sur la nature, fait de notre oikoumèné, la terre, un espace de dévastation. On peut dès lors comprendre les méthodes de ciblage personnalisé du Marketing, amplifiées par l’usage des nouvelles technologies, comme participant directement à cet éclatement du monde en creusant l’ « idiotie » des individus privés (de monde!) hypnotisés par l’algorithme. En permettant d’évaluer la pertinence du « message » pour produire, incliner et répondre aux « désirs » individués de chacun, le panneau publicitaire du futur, tel qu’imaginé en 2002 par S. Spielberg dans le film Minority Report (2002), sera à chaque fois particulier. Doté de la reconnaissance faciale, il saura s’adapter en temps réel en s’adressant à l’attention de chaque consommateur qui le regarde. En attendant, il a déjà envahi les écrans des objets connectés (ordinateurs, tablettes, téléphones) dont l’effet immédiat a été la déconnexion et la « désynchronisation » (B. Stiegler) des consciences individuelles.

La publicité sur mesure, image d’une scène extraite du film Minority report où S. Spielberg imaginait en 2002 déjà la société d’un futur proche (en 2054)

Le plurilinguisme du même. Pansées à la suite de l’explosion du port de Beyrouth.

Béryte a été fondée en -5000 av. JC par les Phéniciens. Elle a connu à plusieurs reprises la dévastation. Mais le Phénix renaît à chaque fois de ses cendres. Les morts par contre ne reviendront pas. Et ceux qui ne sont pas morts le sont d’une certaine manière.

Il y a pourtant des trésors qui restent à l’abri de l’explosion. Ceux-là sauvegardent le rapport à l’essentiel. On a détruit les logements mais non pas le mode particulier de l’habiter qui fait de nous ce que nous sommes. Comme le rappelle un fameux philosophe allemand, si l’habitation désigne un comportement humain c’est en ceci qu’elle comporte un rapport au monde, qu’elle détermine une tenue singulière, une manière d’être spécifique, la relation à soi, aux autres, aux choses, aux dieux, etc. C’est un rapport au monde qui conditionne la co-habitation ainsi que son défaut : à travers le partage politique de la maison, la possibilité d’un voisinage paisible avec d’autres maisons, l’hospitalité envers l’étranger et celle qui nous est due par les hôtes. Or, le trait fondamental du monde – où que l’on soit – c’est que celui-ci est devenu inhabitable : le désert croît. Ainsi parlait Zarahtroustra. Le monde devient immonde en ce sens tragique de l’impossibilité d’un foyer. S’impose une vigilance prométhéenne pour en entretenir le feu sans que celui-ci nous explose à la face.

Mais cette manière d’être au monde, nous la tenons en premier lieu de la langue et des langues que nous parlons les uns avec les autres. Car c’est en définitive la langue qui définit la manière d’être et détermine le rapport au monde. En ce sens, Arendt ayant émigré aux US a raison de considérer que sa véritable patrie c’est l’allemand.

Qu’avons-nous en propre ? Qu’est-ce qui nous appartient et qu’il n’est pas possible de nous arracher sans altérer notre essence, sans nous aliéner ?

Qui nous ? Nous qui sommes ou étions des habitants d’Ahsrafieh, de Gemmayze et de Mar Mkhail ? Non pas en ce sens que nous y occupions des logements, mais au sens où notre manière d’être était de part en part déterminée par ce trait particulier de notre comportement d’êtres parlants, ce que nous avons d’essentiel, c’est-à-dire notre rapport amical au monde : pouvoir faire séjour dans une pluralité de langues.

Puisqu’il est question des quartiers de Beyrouth qui ont été soufflés par l’explosion – Ashrafieh, Gemmayze, Mar Mkhail – je prie le lecteur d’excuser le caractère partiel, partial, l’imprécision et sans doute même la subjectivité étroite de celui qui prend ici la parole dans une langue pour parler des langues parlées par les interlocuteurs qui prennent part à une ouverture du monde. Aucune prétention sociologique n’est en jeu. Mais clairement une visée thérapeutique – pharmacologique dirait un philosophe qui, tristement, nous a quitté le lendemain de l’explosion, Bernard Stiegler : panser les blessures. Cela revient à soigner le mal. Nous qui avons un rapport nostalgique au monde lui-même et aux langues du monde. En grec, algos c’est le mal de la douleur. On parle en français du mal du pays.

Notre nostalgie est le souci que nous portons pour le monde et la pluralité de ses langues. Avoir un rapport nostalgique aux langues, c’est entretenir avec les possibilités infinies de mots et de phrases auxquelles ouvre cette pluralité, un rapport de jouissance : on jouit de proférer. Il n’est pas rare pour nous de rire à gorge déployée de la langue et de ses signifiants :  cette autorisibilité de la parole qui rappelle constamment à la mémoire l’incongruité de certaines sonorités, de certaines tournures, en faisant parfois jouer poétiquement les langues les unes dans les autres. La distinction de l’étranger et du propre n’a plus mise ici.

Le rapport de ces habitants que nous sommes qui n’arrivent pas à habiter, à avoir une patrie – elle même microcosme dans le cosmos politique – est au fond un rapport de nostalgie : un ami définissait la nostalgie comme le fait de rester au seuil de la maison et de ne jamais pouvoir y rentrer. Nous demeurons au seuil car nous habitons plusieurs langues. Chacun de nous a le pied dans un pays, le cœur dans un autre, la tête dans un troisième… Nous étions déjà des émigrés sur place, des expatriés dans la patrie[1]. Non pas absence d’identité mais identité éclatée, contrastée, plurielle.

Nous ne sommes pas assignés à une identité unique parce que nous parlons naturellement plusieurs langues. Ce laisser aller aux jeux des langues nous donne la capacité de nous déshabituer du propre, nous libère de la crispation sur lui. On pourrait penser que la prédominance du français dans ces quartiers de Beyrouth est le signe d’un mimétisme culturel qui nous désapproprie de ce que nous sommes. Qu’il y aurait lieu à interroger ce phénomène sous l’aspect d’un complexe du colonisé rendu incapable de s’approprier ce qu’il a en propre. Mais le propre de ces habitants, c’est précisément d’avoir renoncé au monopole du propre. Nous embrassons le pluralisme. En cela nous sommes les véritables européens d’aujourd’hui comme pour Nietzsche les Grecs l’étaient en leur temps.


[1] Mais c’est une constellation linguistique unique qui prend forme. Ce n’est pas la même langue qui parle selon le type d’interlocuteur à qui on a affaire. Chaque langue est associée à un visage différent :

  • Le français parlé par les femmes aux enfants
  • L’anglais parlé avec le personnel de maison
  • L’arabe libanais parlé par les hommes ou par les adultes entre eux
  • L’arabe classique parlé par les politiques et les journalistes
  • Le franglibanais constituant un mélange de l’ensemble de ces langues

Plurilingualism of the same

Plurilingualism of the same

Article paru dans le magazine Fabrikzeitung, numéro 361 de Septembre 2020, « Pour Beyrouth », dont les bénéfices sont versés aux association d’aide suite à l’explosion criminelle du port de la capitale libanaise.

Merci à Sean Gullette et Ereni Galatis pour leur relecture patiente et à Huber Zterzinger d’avoir accueilli ces pensées-pansements.

Cosmopolitique de la laideur

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Article paru dans « Nouvelle revue d’esthétique » 2016/2 n° 18 (Presses Universitaires de France) pages 173 à 182.

Résumé : Tandis que l’ensemble de la tradition philosophique interroge l’idéal de beauté à partir du concept de pureté, Héraclite nous donne à penser un beau impur et contrarié, comme caractéristique d’un monde fait de mélanges désordonnés. Dans leur aspiration à une pure beauté, les penseurs font abstraction de cette dimension cosmologique. Or, ce geste est lourd de conséquences politiques dans la mesure où il contribue à la condamnation de la laideur et de la diversité humaines, et de ce fait à la clôture du monde.

Abstract : While the whole philosophical tradition questions the ideal of beauty from the concept of purity, Heraclitus gives us an impure and upset beauty to think about, which is a characteristic of a world made up of disorderly mixtures. In their quest for pure beauty, thinkers ignore this cosmological dimension. Yet this gesture has heavy political consequences as it contributes to the condemnation of human ugliness and diversity, and thereby to world closure.

 

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Hermès ou Mercure ?

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Hermès ou Mercure ? De quel dieu la traduction est-elle le nom ? Et si nous consentons à ne retenir du dieu que le signe qu’il se passe quelque chose[1], alors la traduction sera à envisager à partir de la catégorie de l’événement. L’événement est l’imprévisible qui surgit en dehors de tout tissu causal des faits et qui rend un nouveau monde possible. C’est la création de virtualités au cœur de la réalité. Il y a justement des textes dont la traduction a laissé advenir de nouveaux possibles – ce qui signifie : ouvert un monde, renoué les consciences, libéré le divin. La tâche du traducteur aura donc été celle du théologien : en interprétant la Révélation, celui-ci est appelé à remettre en circulation l’Esprit suite à l’échec de Babel, lorsque Dieu, d’un même geste, s’est rendu inaccessible et a divisé le monde en condamnant les hommes à la multiplicité des langues.

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            En guise de traduction-événement, on connaît l’interprétation de l’Ancien Testament hébraïque en langue homérique – la langue universelle de la culture – qui aurait été commandée par Ptolémée Philadelphe (285-247 av. J.-C.) vers 270 av. J.-C. à Alexandrie et entreprise par 70 ou 72 savants Juifs – les Septantes –, texte qui est toujours en vigueur dans l’Église grecque orthodoxe et qui sera la base de l’interprétation en vieux slave qu’en donneront à leur tour Cyril et Méthode au 9ième siècle.

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Le terme « interprétation » est à prendre dans toute sa polysémie : mise en évidence du sens caché, compréhension, divination, exécution. Philon d’Alexandrie compare les traducteurs à des prophètes inspirés : ils sont chargés d’interpréter en grec l’interprétation par Moïse de la parole de Dieu. Car le prophète lui-même traduit le logos divin dans les Tables de la loi. Entre l’œuvre traduite et l’œuvre traductrice, il n’y a dès lors pas de hiérarchie : elles sont également inspirées et animées par le même logos divin.

            C’est d’ailleurs à l’occasion de cette traduction des Septantes que se met en place le lexique grec de la traduction. Il faut en effet se rappeler que les Grecs, monolinguistes, n’étaient pas des traducteurs. Ce qui ne signifie pas qu’ils n’avaient pas assimilé l’étranger – le perse, l’indien, le phénicien – mais cela signifie d’abord que le logos est pour eux grec : hellénizein c’est à la fois parler grec et s’exprimer logiquement. L’utilisation du terme herméneia (du dieu Hermès) qui désigne l’interprétation, l’explication, l’expression, est fixée à cette époque : le mot sert désormais à signifier aussi traduction d’une langue à une autre. On en trouve le premier usage vers 180 av J.-C. chez Aristobule, puis dans le texte fictif de La Lettre d’Aristée à Philocrate.

            En revanche, la version de la Vulgate latine (en vigueur jusqu’en 1979 dans l’Église catholique), réalisée en 390-405 par Jérôme de Stridon, constitue une tentative adverse pour revenir aux sources hébraïques en proposant une interprétation plus fidèle de l’unique texte original, avec une traduction du Pentateuque en latin qui soit conforme à sa lettre.

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Il s’agit de traduire chaque mot, car c’est le seul moyen de préserver le sens original du texte source. Car l’hébreu, en tant que le lieu même où s’est d’abord révélée la Vérité, constitue en même temps « la matrice de toutes les langues[2] ». Une telle interprétation littérale a valu à Jérôme l’accusation de blasphème, en ce qu’il aurait cherché à judaïser les Écritures. En réalité, il rompt avec ce qui était le modèle grec pour les Romains. Et le rapport de Rome à Athènes a d’abord été un rapport de traduction et les Grecs un modèle à traduire, non sans une exigence d’adaptation au goût et à l’esprit romain.

            C’est que, rappelons-le, les Grecs étaient à cette époque devenus un peuple colonisé. Il s’agissait de ramener les butins à Rome, de conduire une opération de transfert sur une large échelle qui passait aussi bien par le pillage des richesses, les emprunts dans l’art et dans l’architecture, que par l’adaptation littéraire des textes et par l’interpretatio romana (selon l’expression de Tacite) du panthéon hellénique.

M-T-Cicero

Cicéron entend ainsi transporter (transferre) Platon et Aristote dans la romanité. C’est pourquoi, selon lui, le traducteur ne doit pas traduire littéralement, verbum pro verbo, mais sensum de sensu. La metaphora (transferre) à laquelle il recourt consiste en un transport du sens. Et traduire, c’est précisément créer des métaphores qui vont contribuer à assimiler ce qui manque à la Patrie romaine. Par la metaphora, on s’approprie l’étranger – le grec – en redonnant vie et éclat nouveau à la latinité. Ainsi, le travail du traducteur participe de l’Imperium et de son idéologie conquérante.

             Le débat né autour des premières grandes entreprises de traduction illustre déjà l’alternative exprimée par Schleiermacher : ou bien l’auteur ou bien le lecteur sera ménagé par le traducteur[3]. Soit on laisse en paix l’étranger en attirant le compatriote vers lui, soit on laisse en paix le compatriote en amenant l’étranger à lui. Et l’on sait que les conditions de la pax romana se sont imposées au prix d’un endettement perpétuel du vaincu, tenu de rembourser le prix de sa securitas, de sa paix.

            Si comme les Italiens aiment à le rappeler, les traductions constituent forcément des trahisons, on mésinterprète cependant tout autant le sens de l’étranger que celui du propre, dont il faut faire « l’apprentissage » à travers « l’épreuve de l’étranger » selon les mots de Hölderlin[4].

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Pour le poète, l’« épreuve de l’étranger » est la condition de l’« apprentissage du propre ». Parce que la familiarité du propre contribue précisément à l’obscurcir : ce qui est familier nous est rendu par là même complètement étranger. En mettant l’étranger en nous, la traduction nous confronte du même coup à l’étrangeté du propre. Elle le fait à chaque fois selon les modalités par lesquelles la cité accueille et s’approprie l’étranger, en ami ou en ennemi, en vainqueur ou en vaincu, en dominant ou en dominé.

            Il faut dire que le risque de trahir sa propre langue est de loin le plus insidieux et le plus courant. On croit comprendre le sens d’un mot fondamental de notre langue, puisqu’on l’identifie. Mais en réalité ce sens se constitue dans les différences plutôt que dans la stabilité de l’identité à soi. Si dans la langue, il n’y a que des différences, ce sont les différences qui produisent le sens : il ne suffit pas d’identifier un terme pour entendre un sens déjà là. Heidegger distingue ainsi entre « connaissance des termes » et « savoir des mots[5] » : tant que nous nous en tenons à une connaissance des termes, nous ne pensons pas, nous ne pensons rien. Et c’est là, selon Heidegger, le destin de tout l’Occident depuis les Grecs. D’où l’exigence de se mettre à l’écoute de ce qui parle dans la langue. Car nous ne parlons pas, c’est la langue qui parle. « Savoir des mots » signifie l’attention et le « respect[6] » porté à la parole dans ce qu’elle dit d’essentiel à propos de ce qui est, de l’être de ce qui est. Par contraste avec l’offensive technique qui s’empare de son objet pour le maîtriser et l’utiliser. La pensée libre (« méditante ») contre la pensée des sciences et des affaires (« calculante »).

           wall street english

L’élucidation des mots fondamentaux appelle un paradigme herméneutique de la traduction, selon lequel il ne s’agit pas de traduire les mots échangés sur le marché, le Wall Street English, mais bien des paroles qui veulent dire quelque chose – qui enferment un sens que nous devons interpréter pour en faire l’épreuve, en avoir une intuition. Devant de tels mots, la tâche du traducteur de restituer les termes étrangers n’est valable qu’aussi longtemps qu’elle s’accompagne d’un travail d’interprétation sur les deux langues auxquelles il a affaire. L’interprétation d’un texte antique qui a trait à l’on, au théion, à l’alétheia, doit ainsi le convier au travail de penser en même temps ce qu’on appelle dans sa propre langue être, dieu, vérité – de se mettre à l’écoute des mots que l’on gaspille sans compter. S’exposer à une parole étrangère revient alors à s’interpréter soi-même : un souci de soi (épimeleia heuautou) guide le travail de l’interprète.

            Si par exemple, nous lisons le texte traduit du poème de Parménide, celui-ci nous parle avec les mots de notre langue. Mais ce qu’il dit n’est pas pour autant perceptible pour nous. En nous contentant de remplacer les mots traducteurs par les mots traduits, nous courons le risque de mésinterpréter la parole grecque : « le domaine à partir duquel la parole de Parménide parle[7] » nous demeure fermé. Le contenu du mot alétheia qui apparaît dans le poème et qui désigne une déesse ne peut pas être entendu si nous lui substituons simplement notre terme de vérité. Le terme grec renvoie à l’épreuve singulière qui en est faite par Parménide et plus largement à un domaine de l’expérience qui nous est complètement hermétique, qui était peut-être déjà trop familier aux Grecs de l’époque, mais qui en tout cas se laisse penser dans les écrits qui nous sont parvenus.

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            Le poète est conduit devant la déesse Vérité à l’écart du chemin qu’empruntent la plupart des hommes. Il est mis littéralement sous son regard. Le theion en grec veut dire « celui qui regarde » selon l’interprétation de Jean Damascène, reprise par Heidegger[8] qui remarque à juste titre que regarder, pour un Grec, c’est d’abord faire l’expérience du visage des choses, et donc de sa propre visibilité : tout ce que je vois me regarde. Si l’homme grec découvre le theion comme une puissance en retrait au regard de laquelle il est exposé, le Deus latin brille. Le terme Got, God dans les langues germaniques signifie l’appelé, l’invoqué ; Bog en russe, c’est celui qui comble de dons, de richesses ; Yahwé en hébreu, « celui qui est ».

            Et si l’on veut maintenant traduire littéralement a-létheia, il faudrait reconstituer le mot par sans-cèlement, hors-retrait, a- étant la particule qui signifie la privation. Léthée vient du verbe lanthanô : se cacher, être en retrait. Il reste néanmoins très difficile de penser ce que les Grecs pensaient sous ce terme. Le risque est évidemment d’y projeter un sens tardif, celui de l’usage qu’on en fait : on attribuerait au mot une signification usée qui lui est complètement étrangère et qui du fait même qu’elle est usée, nous est devenue étrangère, quand bien même donc elle nous serait habituelle – puisqu’on ne pense pas plus ce qu’on appelle vérité dans sa propre langue que ce que les Grecs appelaient alétheia. En tant que sujet de la familiarité quotidienne, mode d’être dans la moyenne pour lequel les significations publiques circulent comme des choses toutes faites, ondas Mann – c’est l’absence de pensée. Cela dit, il faut bien admettre que les Grecs eux-mêmes ne prenaient pas toute la mesure des paroles qu’ils avaient prononcées. C’est bien la raison pour laquelle, il s’agit de comprendre ce que les Grecs n’étaient pas davantage en mesure de comprendre dans leur langue : « Non seulement nous voulons, mais nous devons nécessairement comprendre les Grecs mieux qu’ils ne se comprenaient eux-mêmes[9]. »

            Ce qui se joue dans l’interprétation des Grecs pour Heidegger, ce n’est pas du tout l’exigence d’un retour ou d’un nouveau transfert d’un capital symbolique et culturel de la Grèce vers l’Allemagne. La traduction des Grecs par les Romains aura certes contribué à oblitérer le caractère historique des mots fondamentaux ainsi que leur fondement existentiel, en déracinant les paroles du monde hellénique pour les transposer dans un tout autre domaine de l’expérience, celui de la romanité. Elle a surtout inauguré un nouveau rapport de l’homme à la langue, selon lequel les différentes formes de l’expression linguistique seraient parfaitement convertibles les unes dans les autres. Coupés de toute référence à l’expérience vivante où ils trouvent leur origine, les mots sont réduits alors au rôle de véhicules des significations, livrés à une forme de communication universelle. Il faut rappeler par exemple, qu’un terme tel qu’ousia en grec qui deviendra la substantia en latin désignait d’abord la propriété du domaine familial : ce n’était pas un mot technique du jargon philosophique mais un mot de la langue de tous les jours, à la différence du terme latin, une métaphore créée expressément.

            À la différence du tra-ducere compris comme l’opération inter-linguistique qui consiste à échanger des mots contre d’autres en faisant passer des significations, identiques et transcendantes, d’une langue étrangère vers la langue maternelle, ou vice versa, l’hermèneuein n’occupe pas une position extérieure par rapport à la langue. Loin de se fonder sur le postulat de la commutabilité et de la communicabilité des mots, c’est-à-dire de leur nature de marchandise (merx), l’herméneutique cherche à « traduire » une langue dans la parole même où elle s’origine, selon un processus intra-linguistique – pour nous en donner la compréhension. C’est ce que Heidegger appelle une « traduction originaire ». Cette traduction se passe déjà dans le rapport à la langue maternelle et elle conditionne aussi la connaissance qu’on a d’une langue étrangère : on ne commence à comprendre vraiment une langue étrangère que lorsque l’on cesse de la traduire dans notre propre langue et qu’on y effectue donc la traduction des termes vers les paroles dont ils sont issus. Avant de pouvoir traduire le grec en français ou en allemand (traduction dérivée), il faut donc déjà savoir le traduire en grec, et nous traduire nous-mêmes, hommes de la modernité, dans le grec (traduction originaire).

            En rapportant notre modernité de Modernes à son commencement, l’enjeu de l’interprétation des Grecs pour Heidegger est donc de recréer notre rapport à la langue.  Et si l’herméneutique nous fait éprouver la proximité du commencement – qu’on se contente le plus souvent de dater comme un événement lointain – c’est dans la mesure où elle nous permet de nous ressaisir dans une temporalité qui rapporte à nouveau le présent à un passé et à un avenir. Ce qui caractérise l’époque actuelle, c’est la tendance à oublier le passé, tout comme à occulter l’avenir et à s’installer dans le présent. C’est l’absence d’événement. Les discours ne renvoyant qu’à des faits dont la positivité est estimée à l’aune de leur utilité immédiate. Dans ces conditions, la traduction herméneutique des paroles matinales cherchera précisément à faire événement en renouant le lien entre provenance et destination : elle vise par là à instaurer un nouveau commencement de la pensée, pour nous sortir de la fascination du présent et de celle du propre. Bref, pour penser ce qui advient.

Texte paru dans l’ouvrage collectif, Des réalités intraduisibles. La traduction au prisme des sciences sociales de l’Antiquité à nos jours. Непереводимая реальность? Перевод сквозь призму общественных наук от Античности до наших дней, Moscou, Éditions Nouveaux Angles, 2019.

NOTES

[1] Walter Otto, Das Wort der Antike, Ernst Klett, Stuttgart, 1962, p. 39 : « Es ereignet sich etwas ».

[2] Jérôme, Livre des commentaires du prophète Sophonie, III, 14-18.

[3] Friedrich Scheleiermacher, Des différentes méthodes du traduire et autre texte, trad. A. Berman et C. Berner, Seuil, Paris, 1999, p. 49 : « ou bien le traducteur laisse l’écrivain le plus tranquille possible et fait que le lecteur aille à sa rencontre, ou bien il laisse le lecteur le plus tranquille possible et fait que l’écrivain aille à sa rencontre. »

[4] Cf. la lettre à Böhlendorff du 4 déc. 1801, in Friedrich Hölderlin, Œuvres, Nrf, La Pléiade, Paris, 1967, p. 1005 : « Mais ce qui est propre doit tout aussi bien être appris que ce qui est étranger. C’est pourquoi les Grecs nous sont indispensables. Seulement, nous ne pourrons pas les rejoindre précisément dans ce qui nous est propre, national, parce que, encore une fois, le libre usage de ce qui nous est propre est ce qu’il y a de plus difficile. »

[5] Martin Heidegger, Parménide, trad. T. Piel, Gallimard, Paris, 2011, p. 32.

[6] Ibid., p. 15.

[7] Ibid., p. 260.

[8] Ibid., p. 180.

[9] Martin Heidegger, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J.-F. Courtine, Gallimard, Paris, 1985, p. 141.

Aidôs

440px-Villa_dei_Misteri_VII_-_2Cet article est paru dans la revue Ápeiron. Estudios de filosofía, monográfico «Presocráticos», n.º 11, 2019, pp. 175–183, Madrid-España (ISSN 2386–5326) 

http://www.apeironestudiosdefilosofia.com (1)

Résumé : La réflexion sur Aidôs, la retenue de la réserve, invoquée du fond de la Grèce archaïque, en appelle au bouleversement des rapports qui constituent l’époque du monde à laquelle nous appartenons, laquelle se comprend comme l’âge de tous les excès et de l’absence de réserve, nous invitant à remettre en question la relation éthique au soi, les liens politiques du nous, notre rapport technique à la nature, notre rapport théïste au divin ainsi que notre rapport historique au temps, en inscrivant l’ensemble de ces rapports dans un moment du monde où l’alternance du cèlement et du décèlement, du retrait et de la manifestation, bat inexorablement sa mesure.
Mots clefs : Aidôs, honte, pudeur, retenue, réserve, retrait, vertu, éthique, dieu, divin, habitation, phusis, monde, histoire, kairos, temps, temporalité, avènement-événement, cèlement-décèlement, voilement-dévoilement, présence-absence, retrait, Hésiode, Pindare, Démocrite, Héraclite, Aristote, Heidegger.
Resumen: La reflexión sobre Aidôs, la contención de la reserva, invocada desde las profundidades de la Grecia arcaica, llama a la agitación de las relaciones que constituyen la época del mundo al que pertenecemos, entendida como la era de todos los excesos y la ausencia de reserva, invitándonos a cuestionar la relación ética con el yo, los vínculos políticos del Nosotros, nuestra relación técnica con la naturaleza, nuestra relación teísta con lo divino y nuestra relación histórica con el tiempo, inscribiendo todas etas relaciones en un momento del mundo en el que la alternancia de ocultación y desocultación, retirada y manifestación, rebasa inexorablemente su medida.
Palabras clave: Aidôs, vergüenza, pudor, contención, reserva, retirada, virtud, ética, dios, divino, habitar, phusis, mundo, batir, ritmo, historia, kairos, tiempo, temporalidad, evento-advenimiento, ocultación-desocultación, velo-revelación, presencia-ausencia, Hesíodo, Píndaro, Demócrito, Heráclito, Aristóteles, Heidegger.
Abstract: The reflection on Aidôs, the restraint of the reserve, invoked from the depths of archaic Greece, calls for the upheaval of the relations which constitute the world’s era we belong to, understood as the age of all excesses and the absence of reserve, inviting us to question the ethical relation to the self, the political links of the We, our technical relation to nature, our theistic relation to the divine and our historical relation to time, by inscribing them in a world’s moment where the alternation of concealment and unconcealment, withdrawal and manifestation, inexorably beats its time.
Keywords: Aidôs, shame, modesty, restraint, reserve, withdrawal, virtue, ethics, god, divine, dwelling, phusis, world, history, kairos, time, temporality, event-advent, concealment-unconcealment, veil-unveiling, presence-absence, Hesiod, Pindar, Democritus, Heraclitus, Aristotle, Heidegger.
Sommaire
1. Le retrait d’Aidôs
2. La vertu d’aidôs
3. L’aidôs du monde
Conclusion

1. Le retrait d’Aidôs

« Un mot fondamental du monde grec dans ce qu’il a de plus propre » Heidegger (2).

À Aidôs (Αἰδώς), que les traducteurs rendent selon les contextes par pudeur, retenue, réserve, respect, piété, honneur, décence, honte, il sied de se retirer et de se mettre en retrait. Même quand elle n’est pas nommée explicitement, aidôs nimbe de sa présence-absence la parole des fragments archaïques. Ces derniers en témoignent le plus souvent avec la pudeur qui est requise. Il convient dès lors d’être attentif à ses disparitions tout autant qu’à ses occurrences.

Quand il n’est pas dramatiquement exposé par le poète (3), le retrait d’Aidôs, dans ses apparitions discrètes mais pourtant insistantes, jette une lumière sur le rôle central qui lui est conféré par les Anciens tant sur le plan psychologique, éthique, politique, physique, cosmologique, théologique qu’ontologique. Si la distinction de ces plans peut sembler inappropriée, elle qui n’apparaît que bien tardivement dans la pensée grecque, c’est qu’il faut sans doute y voir l’un des symptômes du retrait même d’Aidôs qui assurait jusque là la tenue et la consistance de l’étant ainsi que le lien entre l’âme, la communauté des mortels et les dieux, présidant ainsi à la (co-) habitation du monde.

Mais pourquoi Aidôs ira-t-elle se retrancher en compagnie de Némesis (la juste colère des dieux, la réparatrice, la rétributrice, la distributrice qui veille au bon partage) dans le lieu du séjour divin à l’écart des hommes ? Et d’abord, à quel moment ces déesses s’enfuiront-elles, nous abandonnant parce qu’abandonnées par nous ? Quel est le sens de ce temps futur ? La catastrophe n’est-elle pas déjà advenue ?

nemesis

En tant que fait mythologique, on dira d’un tel événement qu’il ne s’inscrit pas dans la succession du devenir historique. Parlerait-on d’une temporalité mythique qui ne serait pas de l’ordre de l’événementialité et qui ne relèverait pas du savoir positif du passé ? Et si dans cette fuite annoncée des divinités quelque chose ne cessait d’advenir jusqu’à nous ? Il ne s’agirait pas dès lors d’un événement qui aurait à avoir lieu dans le temps mais de l’avènement d’un mode particulier de temporalité : l’histoire. Hésiode semble décrire précisément une sorte de chute originelle qui va ouvrir sur le temps historique, sur une époque du monde qui pourrait être encore la nôtre. Loin de narrer un événement pris dans le tissu conjonctif des faits historiques, le poème dit l’origine même de notre historialité : tout ce qui arrive depuis sera prédéterminé par cet avènement inaugural et pourra se comprendre comme le déploiement de cette fuite. Ce retrait donnerait ainsi le coup d’envoi du mythe d’une totalité de sens qui surplombe le désordre des événements, avec un début et une fin, quelque soit par ailleurs le récit auquel il est donné lieu : du péché originel au jugement dernier, de l’état de nature à la paix perpétuelle, de la certitude sensible à l’Esprit absolu, de la lutte des classes au communisme, etc. Bref, le temps-catastrophe qui se presse vers le pire, tout autant que le temps-progrès de l’élévation, comme processus eschatologique de la totalisation.

L’époque historiale du monde advient donc dans son extrême déclin, quand aura été atteint le point de non retour (4). Elle est inaugurée par un irréparable – l’absence de réserve, les partages ratés, la mauvaise distribution et l’injuste rétribution – du fait de la démesure (hybris) et des excès, ce « toujours plus » (la pleonexia) qui est pour la pensée grecque à la base de tous les conflits. Nous appartenons à l’âge de l’absence de retenue, des catastrophes économiques qui dévastent l’habitation et installent le règne de la mauvaise discorde, laquelle finit par défaire tous les liens, ceux de la « familialité », de l’amicalité, de l’amour (5), de la société, de l’hospitalité : mépris des serments, anéantissement de la justice et de la bonté, pervertissement de la parole qui ne sert plus qu’à entretenir la violence – les vieillards ont droit à des mots durs –, les cités se font la guerre et la politique devient administration militaire.

hesiode

En recouvrant leur beau corps de longs voiles blancs, Aidôs et Némésis témoignent de la disparition du sacré (le rapport aux lois, au divin, aux ancêtres, aux concitoyens, aux étrangers) et de l’effacement des limites entre le dicible et l’indicible, le visible et l’invisible. Or, tout ce qui structure les rapports de filiation, de matrimonialité, de citoyenneté, d’hospitalité et de piété se fonde sur la reconnaissance de la frontière entre ce qui doit rester caché et ce qu’il faut au contraire montrer, c’est-à-dire sur la vertu d’aidôs.

2. La vertu d’aidôs

Aux hommes, aidôs donne une tenue pour agir selon la léthée (célement) ou l’alétheia (décèlement). Si le défaut d’aidôs (l’anaideia) « dérobe leur esprit du droit chemin » c’est en laissant s’abattre sur eux « le nuage du cèlement » comme l’écrit Pindare dans la septième des Olympiques (6). Pour autant, les mortels risquent encore d’être aveuglés par la vérité flamboyante. Le manque d’aidôs se déclare également quand le voilement ou le dévoilement deviennent excessifs : dans certaines situations, c’est faire preuve d’impudence que de s’abstenir de parler ou que de voiler, dans d’autres que de dire ou que de dévoiler. C’est là affaire de kairos. Avoir de l’aidôs, c’est précisément savoir quand cacher ou manifester, quand parler ou se taire, quand faire ou ne rien faire, quand verser des larmes ou se retenir de pleurer, quand se dénuder ou garder ses vêtements.

pindare

Par ailleurs, aidôs n’est pas dans son sens premier la honte ressentie devant ses organes génitaux. La traduction du terme aidoia par « les parties honteuses » est à cet égard assez problématique. Auraient-ils chanté les hymnes phalliques en l’honneur du dieu, si les Grecs n’avaient pas cru que Dionysos les préservait de la honte (7) ? Aidôs n’est pas l’aischuné. Loin de désigner le fautif, la vertu d’aidôs retient l’agent moral de commettre une faute (8). Elle est la retenue qui préserve de la honte en empêchant, au moment approprié, de montrer plus ou moins que ce qu’il faut, ou de dire plus ou moins que ce qu’il faut. Il en résulte que l’excellence éthique ne voue pas le vertueux à la pudibonderie, à la timidité et ne consiste pas dans l’assomption d’une culpabilité. Elle est celle de l’homme qui consent au jeu rythmé du cèlement et du décèlement et qui ne cherche pas à arracher le voile à ce qui veut rester cacher, ni à recouvrir ce qui veut demeurer manifeste.

Si pour Aristote, l’aidôs (qui retient l’agent moral d’une action future) n’est pas une vertu, c’est dans la mesure où elle a pour corrélat l’aischuné (laquelle exprime le regret d’une action passée). L’homme qui a atteint l’excellence ne saurait faire l’expérience de la honte puisque la honte suppose qu’il retienne quelque chose de mauvais en lui-même (9). Aidôs conviendrait donc tout au plus à la jeunesse qui n’a pas encore renforcé les bonnes dispositions. Le sage n’est pas censé se retenir parce qu’il n’a pas de vices à contenir. De l’extérieur certes, l’homme affecté par la pudeur semble agir comme l’homme vertueux, mais en réalité, il obéit à une passion : la crainte d’être mal considéré et d’attirer la mauvaise opinion sur lui. C’est pourquoi la pudeur est accompagnée d’un sentiment d’effroi avec toutes les manifestations physiques que cela implique.

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Mais Aristote ne mésinterprète-t-il pas l’aidôs en la restreignant au désir de bien paraître ou à la crainte de mal paraître aux yeux des autres, qui supposeraient une nature imparfaite qu’on voudrait cacher ? En fait, il confond la pudeur comme rapport à soi et la décence comme l’image que nous voulons donner aux autres. Celui qui accomplit un acte de courage parce qu’il veut sembler courageux n’est effectivement pas courageux. Or, si le sage n’a pas besoin de l’aidôs, c’est parce qu’il a la phronésis, c’est-à-dire la capacité de bien agir en choisissant à chaque fois le juste milieu dans les conditions de la contingence et d’imperfection des actions du monde (10). Pourtant, si l’on en croit Démocrite, aidôs ne concerne pas au premier chef le rapport qu’un individu entretient avec autrui : « c›est devant soi-même que l›on doit manifester le plus d’aidôs (11) ». Il est significatif par ailleurs que ce sentiment d’auto-affection – qui en cela n’est pas si éloigné du respect kantien – ne saurait s’enseigner directement mais doit naître de l’effort douloureux que l’on déploie pour apprendre. Car si les enfants sont écartés de l’effort, « ils n’apprendront ni les lettres ni la musique, ni la lutte, ni ce qui contient le plus la valeur, le fait de se retenir ; car c’est de tout cela qu’aime à naître aidôs (12). »

Ne faut-il pas voir dans le rejet de l’aidôs dès l’époque classique un symptôme de décadence de l’esprit grec en même temps qu’un mode essentiel de la réserve d’aidôs, laquelle se retire pour laisser sa place à autre chose tout en continuant à s’y dissimuler ? Car dans la phronésis, c’est indéniablement le sens qui était attaché à aidôs dans la pensée archaïque que conserve à son insu Aristote. Le phronimôs trouve les moyens pour réaliser une intention droite en saisissant courageusement le kairos, c’est-à-dire en se maintenant entre deux excès : la lâcheté qui le met en retrait et la témérité qui le jette en avant. De plus, c’est la phronésis qui dans ses délibérations anime la sophrosuné, laquelle inspire la retenue au corps de l’homme vertueux afin qu’il ne s’étale pas dans l’intempérance ou se préserve dans l’anesthésie. Le radical phrèn est lié au souci et au soin dont la dispense implique nécessairement la retenue respectueuse (d’où frein, diaphragme). Il faut également rapprocher ce terme de phrazein, à savoir du dire qui prend en garde l’aphrastos : l’invisible, le caché, l’inexplicable, l’inexprimable, l’indicible qui suscite la parole déférente. L’epiphradeia est la prudence et la sagesse en tant qu’elles se rapportent à la réserve, à ce qui n’est pas excessivement offert au regard ou exagérément caché.

Dans le Protagoras, aidôs est offerte avec diké aux hommes par Zeus pour acquérir l’art politique et fonder le monde commun mais disparaît aussitôt au profit de sophrosuné (13). Car pour Socrate ce ne sont là tout au plus que des parties de la vertu, la partie maîtresse étant la sophia. Il est ici encore significatif qu’aidôs se retire dès qu’elle est mise en avant. Mais il faut le souligner : elle ne saurait constituer une vertu parmi d’autres. Aidôs n’est pas une espèce de vertu. Et tout comme l’être par rapport à ses multiples significations, elle n’est pas non plus le genre dont les différentes vertus seraient des espèces. Elle est l’analogon qui accorde chaque vertu en lui donnant profondeur et amplitude (14). Et à ce qui accorde – harmonie ou don – il répugne de se manifester : c’est pourquoi il se retire devant ce qu’il accorde. Seul peut accorder quelque chose ce qui est dans le refus de soi-même (15). Ainsi, de l’harmonie cachée, Héraclite peut dire qu’elle est meilleure que l’harmonie visible (16).

Si l’aidôs donne à l’homme une part au jeu du dévoilement et du voilement, de la présence et de l’absence, du retrait et de la manifestation, du cèlement et du décèlement, de l’apparaître et du disparaître, le vertueux ne saurait prétendre le contrôler : il sait se comporter par rapport à ce qui se montre et se retire. C’est l’essence même de sa vertu. En revanche, celui qui a outrepassé les limites dans l’hybris devient le signe emphatique et monstrueux d’un voilement, ou bien d’un dévoilement, à chaque fois extrême, excessif, univoque. Le héros tragique n’est jamais coupable d’une faute morale. Il est la victime aveugle de son désir de dévoiler ou de voiler et de la croyance qu’il peut maîtriser le jeu alterné du cèlement-décèlement. C’est pourquoi, loin d’expier sa faute – avoir cherché à voir – en se crevant les yeux, Oedipe porte au contraire à l’excès sa démesure. Le péril tragique consiste en ceci que dans ce jeu constitutif de la réalité, un seul des termes de l’alternance prend à chaque fois toute la place.

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3. L’aidôs du monde

Cependant, la retenue de l’aidôs ne se réduit pas à la dimension psychologique et sociale dans laquelle les commentateurs l’ont enfermée. Force intime de la tenue, elle est ce qui donne lieu en laissant entrer toute chose dans ses limites : elle préserve l’âme de chacun du déséquilibre et retient la société de sombrer dans l’anéantissement, mais elle maintient aussi le soleil dans sa trajectoire – sans quoi « les Érinyes iront le chercher » (17). Le monde dont Héraclite nous dit justement qu’il « s’éteint avec mesure et s’allume avec mesure » est pris dans une alternance réglée d’allumements et d’éteignements : il ne s’éteint jamais complètement ni ne s’allume complètement ; il bat ainsi sa mesure, « metrion et phronimon », d’un rythmós qui n’est pas la simple rhoé, l’écoulement du devenir, mais le sphugmós, la pulsation de l’advenir – non pas le passage de ce qui passe, mais la venue de ce qui vient (18). Le monde est de l’ordre de l’avènement plutôt que de celui de l’événement. Tandis que l’événement singulier est un imprévisible qui peut surgir dans le monde et prendre la forme d’un récit, ce qui advient ne devient jamais événement. L’avènement du « feu éternellement vivant » reste hors de portée : ni l’homme ni le dieu n’ont le pouvoir de le produire ou de le provoquer.

Heraclite

Le jeu rythmé de la présence et de l’absence auquel l’aidôs fait participer tout ce qui est, est la pulsation même de la phusis nommée dans le fragment DK 123 : « la nature aime à se cacher » (phusis kruptesthai filei). La puissance d’éclosion de ce qui entre en présence tend à se retirer elle-même des choses présentes. Ce qui, venant à la lumière, se tient dans l’ouvert de la manifestation a pour contrepartie « ce qui » se retient dans l’obscurité du cèlement ; le visible se détache sur le fond d’un retrait. Le déploiement pléthorique du ciel, de la mer, de la terre, les arbres, les oiseaux, les hommes, etc., ne peut avoir lieu sans cette part de retenue, sans cette réserve essentielle dans tout ce qui apparaît. L’advenue inchoative et inachevée du cosmos est de l’ordre du scintillement. Élément fondamental, le feu fulgurant échappe nécessairement à l’apparition – il éclaire toute chose mais n’est pas le feu visible. Et Héraclite de demander : « comment pourrait-on se cacher de ce qui ne sombre jamais (19) ? »

Le jeu cosmique du cèlement et du décèlement appelle l’homme grec à se situer par rapport à lui. Ceux qui se prénommaient les mortels considéraient leur séjour dans l’être comme un scintillement précaire. Or, c’est parce qu’il s’expose à l’oscillation qui rythme le cours particulier de tout ce qui vit et celui de son existence en particulier que l’homme doit être dans la retenue.

Au final, l’unique réponse à la désertion d’aidôs devrait ressembler à une longue invocation – un appel du dedans à l’avènement du divin (20). Mais le dieu à venir, il convient de ne pas le nommer, parce qu’il ne devrait plus être de l’espèce du qui, de ce qui porte un nom. Dans l’attente qu’ouvre aidôs par rapport à ce qui advient, le divin succède au dieu, le théïque au théos (21), l’absentement à l’omniprésence.

heidegger

En commentant le vers 1267 d’Oedipe à Colone, dans son cours Parménide (« Pourtant, auprès de Zeus et partageant son trône, siège aussi Aidôs, au-dessus de tous les ouvrages humains (22) »), Heidegger retrouve dans cette connexion entre Aîdos et le dieu le plus haut l’idée que le dieu demeure caché. Le dieu est en retrait non pas par indifférence pour les hommes mais du fait de son appartenance à l’aidôs. C’est elle qui fait que le dieu est dieu : elle est le divin même, qui est plus fondamental que le dieu. Ce dernier n’est pas seulement absent de l’actuellement présent comme s’il pouvait apparaître à l’occasion. Impuissant à se manifester en propre, il ne peut se manifester que sur le mode de l’absence (23). L’aidôs, le divin en dieu, c’est son demeurer caché – celui d’Athéna qui demeure celée au moment de rendre sa lance à Hector. Heidegger remarque ici que l’essentiel n’est pas qu’Hector ne parvient pas à apercevoir la déesse, mais que la déesse se retire tout en étant là : une occultation règne, la présence est nimbée de retrait (24).

C’est cette présence-absence du divin (la façon pour les dieux d’être présents sur le mode de l’absence) qui se raconte également dans la scène rapportée par Aristote (25). Des étrangers venus voir Héraclite chez lui le trouvent en train de se chauffer devant le four à pain (ipnos (26)). La réponse d’Héraclite à leur étonnement de ne pas être reçus dans la pièce réservée aux visiteurs et aux dieux, « ici aussi les dieux sont présents », donne l’esquisse d’une réponse éthique et politique à la désertion d’aidôs, lorsque se pose la question de savoir comment habiter le monde. L’ici désigne l’espace de l’intimité, où ni les hôtes ni les dieux ne sont habituellement attendus. Habiter, ce n’est pas humaniser le monde, c’est être dans la proximité de quelque chose qui se retire, c’est s’exposer à l’autre humain et à ce qui n’est pas humain : le divin. C’est ce qu’exprime le fragment éthos anthropos daimon (27), où éthos doit selon Heidegger être traduit par « séjour, lieu d’habitation ». En effet, alors que la morale rapporte l’existence à des valeurs transcendantes – à un arrière-monde – l’éthique au contraire nous porte à considérer la manière de (co-)habiter le monde. L’homme dans l’éthos existe conformément à ce qu’il est, c’est-à-dire en tant qu’être-au-monde, dans l’ouverture ou dans la fermeture par rapport à l’avènement de ce qui advient. Si exister c’est littéralement sortir de soi, cette « transcendance » ne vise pas un au-delà, elle a lieu dans l’immanence, comme demeurer dans. Or, cette demeure n’a pas le sens d’un chez soi paisible et fermé au dehors. L’équilibre du beau séjour n’est pas pour nous. Le monde que nous (co-)habitons nous jette hors de l’habituel, dans l’illimité et dans l’étrangeté du hors-de-chez-soi (28).

Le monde du chez-soi-hors-de-chez-soi se caractérise ainsi par son inquiétance du fait de la présence constante du retrait. Mais lorsque le retrait lui-même se retire complètement, l’absence cesse de régner au sein du présent et l’inquiétance se transforme en insécurité. L’idéologie métaphysique de la présence peut dès lors s’accomplir unilatéralement dans la provocation de ce qui demeure caché. Pro-voquer – appeler à venir en avant – tel est le mode excessif du dévoilement technique qui cherche à extraire les fonds de la nature (29). L’anaideia est dans le Gestell qui étend sa mainmise mondiale sur les choses et sur les hommes ; dans la rationalisation des puissances militaires et de la violence destructrice ; dans le déploiement gigantesque de moyens en faveur du Capital et dans l’accroissement illimité des puissances financières ; dans la maximisation de l’utilité et dans l’utilisation optimale de toutes les ressources humaines, naturelles, matérielles rendues disponibles ; dans les décisions et le spectacle des représentants politiques ; dans la lutte acharnée contre les « migrants » ; dans l’endettement perpétuel des peuples : tout ce qui conspire pour transformer le séjour sur terre en quelque chose de laid, de triste et de grossier et qui peut donner cette « honte d’être un homme (30) ». Au point que, comme le poète le rappelle, les hommes « dont la langue et les yeux n’expriment que pudeur (31) » ne tiendraient que sur un seul vaisseau.

Il n’y aurait jamais de règle ou de loi, de révolution ou d’événement grandiose pour remédier au défaut d’Aidôs, si celui-ci devait devenir définitif. Aucune convention familiale, nationale ou internationale, aucun traité en vue de réglementer les transactions économiques au sens large ne sauraient apporter de réponse devant ce qui advient. Plutôt que de se retirer dans son jardin afin d’éviter les affaires de la cité et de cultiver l’amitié en formant une petite communauté qui serait elle-même indifférente aux affaires de la polis, et par rapport à laquelle les dieux seraient indifférents, la vie appropriée au jeu du retrait et de la présence consiste bien plutôt à opposer un ni oui ni non à l’extrême dévoilement qui s’impose dans son implacable unilatéralité : c’est ce que Heidegger nomme Gelassenheit, le laisser-être qui s’abandonne au jeu équilibré du cèlement et du décèlement dans ce qui advient ou encore ce que les Grecs ont appelé promatheia, cette pensée préméditante qui laisse venir ce sur quoi on n’a aucun contrôle, pour le prendre en garde. Pindare parle à ce propos de la pudeur de la pensée préméditante (32) : il ne s’agit pas d’une capacité de prévision ou d’une clairvoyance qui permettrait de prédire les événements futurs, mais plutôt de la prévoyance à l’origine de la sollicitude, du souci que nous devons aux plus vulnérables d’entre nous, comme par exemple à ceux qui arrivent d’ailleurs (sous le patronage de Zeus Xenios) ou encore tout simplement ceux dont le départ est toujours imminent, parce qu’ils sont les mortels.

zeus xenios

Conclusion

Toute la question est donc de savoir si l’on peut envisager une autre temporalité qui ne soit pas celle des événements – des catastrophes (vers l’extrême cèlement) ou du progrès (vers l’extrême décèlement) ; une façon de vivre et de penser le temps du monde, le temps-monde, cet espace-de-jeu-du-temps par lequel le monde advient, autrement que de la manière historique. Le monde ne cesse d’advenir selon un mouvement temporel qui n’est pas celui du pur devenir – temps linéaire, succession – mais celui de la contemporanéité du passé, du présent et de l’avenir, dans l’unité de la retenue et de l’élan. Plutôt qu’une succession de présences, il faut penser l’alternance de la présence et de l’absence, l’oscillation du voilement et du dévoilement. L’histoire qui ne serait dès lors qu’une des figures possibles du temps, pourrait bien être devenue désormais chose du passée. Au lieu du mythe « historique » engagé par la fuite d’Aidôs, et d’un temps marqué du sceau de l’irréversible, il faudrait alors penser un temps où la mauvaise distribution n’aura jamais été irréparable ni définitive (33). En bref, une temporalité où Aidôs n’aura pas déserté la terre, une temporalité dont le rythme est marqué par cette alternance de l’ouverture et de la clôture, avec des périodes sombres qui se retournent en éclaircies et inversement. Le temps d’un monde qui s’allume avec mesure et s’éteint avec mesure.

Notes

(1) Cet article n’aurait pu voir le jour sans le dialogue mené avec notre collègue Jean-Jacques Alrivie et sans sa lecture méditative des textes d’Hésiode (Les travaux et les jours) et de Pindare (Septième des Olympiques) dans le cadre d’un travail en cours destiné à la parution. Qu’il soit remercié pour sa relecture attentive du présent travail.
(2) Cf. Heidegger, Parménide, trad. T. Piel, Gallimard, Paris, 2011, p. 122 et sq.
(3) Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 200 sq. : « Alors quittant la terre aux larges routes en direction de l’Olympe, et cachant leur beau corps sous de blancs tissus, Aidôs et Némesis quitteront les hommes pour aller vers la race des immortels. » Καὶ τότε δὴ πρὸς Ὄλυμπον  πὸ χθονὸς εὐριοδέιης Λευκοῖσιν φάρασσι καλυψάμενα χρόα καλὸν Ἀθανάτων μετὰ φῦλον ἴτον προλίποντ’  Ανθρώπους Αἰδὼς καὶ Νέμεσις ·
(4) Theognis, Elégie 1, v.291 : « Pudeur a péri, en effet, impudence et démesure ont vaincu Justice et tiennent toute la terre» αἰδὼς μὲν γάρ ὄλωλεν,  αναιδείη δὲ καὶ ὕβρις νικήσασα δίκην γῆν κατὰ πᾶσαν ἔχει
(5) On ne s’étonnera pas de retrouver aidôs nommée aux côtés de la pitié, de la crainte, de l’amitié, de l’amour, etc. Cet accompagnement n’est pas fortuit : c’est aidôs qui donne consistance et tenue aux émotions et aux passions des hommes. Chaque tonalité affective dans la portée et l’étendue de son expression requiert aidôs. La pitié, l’amitié et la crainte ne sont sincères et authentiques que par elle. Sans aidôs, la pitié ne serait que mépris, l’amitié ne serait que vulgaire familiarité et la crainte respectueuse ne serait que vile lâcheté.
(6) Cf. vers 47 sq. : ἐν  ρετάν ἔβαλεν καὶ χάρματ’  ανθρώποισι ποομαθέος αἰδώς̣. ἐπὶ μὰν βαίνει τι καὶ λάθας  τέκμαρτα νέφος καὶ παρέλκει πραγμάτων ὀρθὰν ὁδόν ἔξω φρενῶν.
(7) Héraclite, DK 15.
(8) Quand le terme de faute renvoie pour les Latins au fallere, à la chute, le lathos des Grecs ne dit que le cèlement.
(9) C’est ce qu’exprime Sapho dans le Fragment 160 : « si tu n’avais dans l’âme que le désir du noble et du beau, si ta langue ne s’agitait pas pour prononcer une parole mauvaise, la pudeur ne voilerait pas tes yeux et tu dirais franchement ta pensée. » αἰ δ’ ἦχες ἔσλων ἴμμερον ἢ κάλων καὶ μή τι ϝείπην γλῶσς ‘ ἐκύκα κάκον, αἴδως κεν οὐκί ς’ ἦχεν ὄμματ,  αλλ’ ἔλεγες περὶ τῶ δικαίῶ
(10) Ethique à Nicomaque, IV, 9.
(11) Démocrite, B 264.
(12) Démocrite, B 179 : οὔτε γράμματ’ ἂν μάθοιεν οὔτε μουσικὴν οὔτε  γωνίην οὐδ’ ὅπερ μάλιστα τὴν  αῤτὴν συνέχει, τὸ αἰδεῖσθαι· μάλα γὰρ ἐκ τούτων φιλεῖ γίγνεσθαι ἡ αίδώς·
(13) Cf. 322c-d sq.
(14) C’est non sans raison que Heidegger parle d’une « stimmende Scheu », une pudeur accordante.
(15) Ne serait-ce pas l’esprit d’aidôs qui souffle encore dans les Évangiles quand Jésus dit : « que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite » (Mt 6, 3-4).
(16) Héraclite, DK 54.
(17) Héraclite, DK 94. Il faut savoir que l’aidôs est également l’un des principaux attributs de Hélios, sinon le plus fondamental : l’astre le plus visible ne se laisse pas regarder en face, mais c’est à partir de lui que la montagne se détache dans la présence ou replonge dans l’absence.
(18) C’est sans doute ce venir que Patócka a en tête lorsqu’il écrit dans une lettre du 20 mars 1964 à Robert Campbell : « Le devenir, le mouvement qui est à l’origine de toutes nos expériences, est lui-même impossible sans un devenir plus profond et plus élémentaire qui est, non pas mouvement dans l’expérience et dans le monde, mais devenir et mouvement du monde en tant que tel : devenir ontologique ». Ce qui advient, c’est ce qui s’approche et dont la réserve appelle l’installation d’un règne ou d’un âge du monde, une époque d’ouverture ou de clôture, de cèlement ou de décèlement, de voilement ou de dévoilement. Submergés par les événements, nous échouons toujours à penser ce qui advient. Porter l’attention sur ce qui advient au milieu des événements, c’est se tourner vers ce qui est entrain d’arriver, qui n’est pas dans le tout fait mais dans ce qui se fait. Même quand un événement est survenu, quelque chose continue d’advenir. Même quand un événement n’a pas déjà ou pas encore eu lieu, quelque chose peut advenir. Souvent, les événements occultent ce qui est entrain d’advenir : si on s’est longtemps référé à la guerre d’Algérie comme aux « événements d’Algérie », c’est bien pour ne pas admettre la reconfiguration de la puissance coloniale qu’était la France. De même, la fameuse phrase « ce n’est pas une révolte c’est une révolution » devait indiquer au Roi ce qui était entrain d’advenir, qui avait lieu derrière les événements troubles en même temps que ce qui s’y préparait. Ce qui advient n’est pas seulement entrain d’arriver, ni purement à venir : il est toujours déjà entrain d’être à venir.
(19) Héraclite, DK 16.
(20) Dans l’interview donnée au Spiegel, lorsque le journaliste veut connaître les effets de sa pensée sur le cours du monde, Heidegger répond : « Seulement un dieu peut encore nous sauver. Il nous reste pour seule possibilité de préparer dans la pensée et la poésie une disponibilité pour l’apparition du dieu ou pour l’absence du dieu dans notre déclin, que nous ne fassions pas, pour dire brutalement les choses, que « crever » ; mais si nous déclinons, que nous déclinions à la face du dieu absent. » Cf. Heidegger, Écrits Politiques, 1933-1966, trad. F. Fédier, Gallimard, Paris, 1995, p. 260.
(21) Cf. Walter Otto, Das Wort der Antike, Stuttgart, 1962 p. 39. Les dieux grecs ne sont pas des personnes mais de l’ordre de ce qui advient : es ereignet sich etwas (« il advient quelque chose »). Il ne s’agit pas d’un rapport de foi en l’invisible. Croire ou ne pas croire en dieu constituent deux positions subjectives qui ne changent rien au rapport au divin, lequel reste à l’abri de sa propre essence. Le théisme en ce sens ne diffère pas de l’athéisme : comme si le divin était susceptible d’exister ou de ne pas exister. Le divin pour les Grecs ne s’embarrasse pas d’une telle alternative. C’est pourquoi il ne faut pas comprendre le retrait d’Aidôs ou la fuite des dieux au sens du « désenchantement » du monde contemporain. Ce qu’on a appelé ainsi n’est pas un événement qui aura introduit une rupture historique : le cadre des possibles est le même que celui de l’esprit religieux. D’où l’illusion d’un choc des civilisations et qui voudrait mettre aux prises l’Orient religieux contre l’Occident athée.
(22) αλλ᾽ ἔστι γὰρ καὶ Ζηνὶ σύνθακος θρόνων Αἰδὼς ἐπ᾽ ἔργοις πᾶσι
(23) Le dieu grec prend des manifestations – personnifications – mais il ne se manifeste pas pour autant. La présence en propre de Zeus foudroie Sémélée, parce qu’elle excède tout ce qu’un regard mortel est capable de supporter. Lorsqu’il apparaît devant Moïse, Yahvé ne consent pas à se rendre manifeste puisqu’il ne se confond pas avec le buisson ardent. Dans le christianisme, c’est en devenant homme que le dieu parvient à surmonter l’aidôs, c’est-à-dire en renonçant au divin en lui. En islam, le ghâyb (l’absence, la non-manifestation) constitue l’un des cent noms de dieu avec el dhâhir (le manifeste) – ce qui suppose que le dieu est manifeste par son absence. Jamais le divin n’est capable de surmonter le retrait qui est ce qu’il y a d’essentiel en lui, ce qu’il y a même de plus essentiel que lui. Une impuissance fondamentale est logée au coeur du dieu.
(24) Heidegger, Parménide, op. cit., p. 47 sq.
(25) Aristote, Parties des animaux, I, 645 A.
(26) Une interprétation de cette scène repère dans l’ipnos, le four à pain, un euphémisme pour suggérer que le penseur était non pas dans la cuisine, mais dans les latrines, entrain de faire ses besoins. Quelque soit l’impudence d’une telle interprétation, elle ne trahit en rien la dialectique héraclitéenne. Cf. Robert Louis, « Héraclite à son fourneau » in École Pratique des Hautes Études. 4e section. Sciences historiques et philologiques. Annuaire 1965-1966.
(27) Héraclite, DK 119. Heidegger comprend par là que « l’homme habite, pour autant qu’il est homme, dans la proximité du dieu ». Cf. « Lettre sur l’humanisme » in Questions III, trad. R. Munier, Gallimard, Paris, 1970, p. 116.
(28) Cf. Sophocle, Antigone, vers 332 sq.
(29) Cf. Heidegger, « La question de la technique » in Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1958.
(30) Τhème que Deleuze reprend de Primo Levi pour l’appliquer aux petites choses du quotidien quand nous sommes parfois embarrassés pour les autres et que nous avons honte à leur place. Cf. Deleuze, Abécédaire, « R comme résistance » : « Il y a des événements minuscules qui nous inspirent la honte d’être un homme. On assiste à une scène où quelqu’un, vraiment, est un peu trop vulgaire. On ne va pas faire une scène, on est gêné. On est gêné pour lui, on est gêné pour soi puisqu’on a l’air de le supporter, presque. Là aussi, on passe une espèce de compromis. Et si on protestait en disant ‘‘mais c’est ignoble ce que tu dis !’’, on en ferait un drame. »
(31) Théognis, Elegies I, v. 86 : οἷσιν ἐπὶ γλώσσῃ τε καὶ ὀφθαλμοῖσιν ἔπεστὶν αἰδώς
(32) Cf. Pindare, Olympiques VII, v. 47 sq. ἐν  Αρετάν ἔβαλεν καὶ χάρματ’ ανθρώποισι ποομαθέος αἰδώς̣. ἐπὶ μὰν βαίνει τι καὶ λάθας ατέκμαρτα νέφος καὶ παρέλκει πραγμάτων ὀρθὰν ὁδόν
(33) C’est chez Pindare, que Jean-Jacques Alrivie trouve cet autre modèle du temps. Le monde de Pindare est en effet un monde qui n’a pas été déserté par Aidôs, qui n’est pas soumis à la temporalité historique de la catastrophe, de la faute irréparable et de son expiation, et où les hommes ne sont pas séparés à jamais des dieux, comme ce sera le cas chez Hésiode. Dans le texte d’Hésiode, les hommes voués aux représailles de Zeus (le travail et le sexe) sont jetés dans une temporalité déterminée par le jugement et la chute originelle (il n’y a certes jamais d’histoire sans jugement) et où le cèlement l’emporte sur le décèlement. Ce qui confirme l’intuition de Heidegger selon laquelle c’est la question du celer/déceler qui est première chez les Grecs : en effet, l’être n’est qu’en tant que jeu de l’entrée en présence et de la sortie hors de la présence. Or, chez Pindare, les hommes, les dieux, la terre et la mer sont pris de façon explicite dans ce jeu. La Septième Olympique narre trois événements célants par lesquels un même retournement inattendu a lieu qui fait à chaque fois advenir une grâce décelante : le partage de la terre par les dieux et l’oubli d’Hélios (cèlement) qui finit par l’épiphanie de Rhodes (décèlement), l’oubli du feu (cèlement) par les enfants de Hélios pour le sacrifice en faveur Athéna qui se conclut par la pluie d’or (décèlement) envoyée par la déesse, le meurtre de Licymnios par Tlépomème condamné à l’exil à Rhodes (cèlement) où il est reçu comme un dieu (décèlement) par les Rhodiens. Rappelons le contexte : l’épinicie qui chante la victoire du Rhodien Diagoras remonte ainsi au mythe de la venue au jour et de la fondation de l’île. On remarquera que la parole poétique ne se contente pas de manifester les événements (la victoire de l’athlète) pour les préserver de l’oubli. Car au fond, la victoire advient dans la parole. Le poème est mise en oeuvre de ce qui advient plutôt que récit d’événements.

Bibliographie

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