Bergson et la phrase intérieure

« Tout âme est une mélodie, qu’il s’agit de renouer ; et pour cela sont la flûte et la viole de chacun »

Mallarmé, Crise de vers, p. 363, Pléiade 1ère édition.

Dans sa manière d’être habituelle, l’esprit vit d’une vie toute extérieure à soi, aux autres et aux choses. Il ne se rapporte pas à la réalité sans l’avoir préalablement recouverte de ce voile de symboles sur lequel viennent se déposer les significations fixées du langage public. L’immédiat que cherche à reconquérir Bergson dès l’Essai est celui de la présence directe de la conscience à ce qui la constitue et qui l’organise de l’intérieur : les données, qui ne relèvent pas du lexique transcendantal de la donation et de la réceptivité, désignent bien plutôt la multiplicité structurelle de la conscience. Affranchissant l’esprit du langage extérieur et de son usage naïf, l’intuition semble constituer une forme de connaissance muette et du dedans. Mais un grave soupçon pourrait peser ici : l’intériorité qu’il s’agit de renouer n’est-elle qu’une métaphore, c’est-à-dire un simple effet du langage ? N’y a-t-il d’intériorité que celle d’une psyché transportée hors de l’espace matériel ? Serions-nous reconduits à cette métaphysique dont la différence la plus radicale qui soit est une différence « ontique » entre deux choses présentes subsistantes ? Or, la relation entre l’intérieur et l’extérieur n’est pas celle entre deux lieux séparés. Une telle discrimination se fait toujours de l’extérieur, c’est-à-dire qu’elle est le produit d’une modalité spatiale de la différence : on s’en tient à l’extériorité réciproque du dedans et du dehors, ignorant du coup l’existence de deux guises de la différence : la distinction entre éléments juxtaposés dans l’espace d’une part, et la différenciation temporelle d’autre part. Il s’agit pour Bergson de penser aussi bien l’intériorité de la conscience que l’extériorité des choses comme une multiplicité dynamique et temporelle. Puisque l’intériorité ne saurait être extérieure à l’extériorité, entre l’intériorité et l’extériorité, la différence doit être pensée comme une différence de tension et de rythme, comme une différance temporelle et non comme une distinction statique.

L’intériorité et l’extériorité ne s’opposent pas du point de vue de l’intuition et de la conscience immédiate. Elles s’opposent du point de vue de l’intelligence et de la conscience réfléchie. En effet, dans la mesure où elle lui permet de penser du dedans (sans besoin de sortir de soi) le dedans de tout devenir et d’en pénétrer le déploiement intime, l’intuition rend l’esprit intérieur à soi comme à tout ce qui se meut. Je peux ainsi, par exemple, me mettre en pensée à la place d’un mobile en mouvement pour éprouver ce qu’il éprouve au lieu de me contenter de considérer du dehors le dessin qu’il laisse sous sa trajectoire. Je peux pénétrer les trillions d’oscillations qui font vibrer la matière avant leur condensation dans la perception. Je peux aussi sympathiser avec la vie elle-même et en ressaisir l’élan en moi au lieu de rester fasciné par les formes extérieures et toutes faites1. Je peux enfin communier avec l’humanité dans son ensemble et revivre le mouvement générateur des sociétés.

Intérieure est la contraction ekstatique de l’élan qui ramasse le passé pour créer l’avenir. Ce qui est extérieur tend à relâcher sa dynamique, à prendre un rythme de plus en plus dilaté en s’attardant dans un présent presqu’interminable. Mais l’extériorité reste tout de même un mode de l’intériorité, son mode le plus détendu. S’il y a de l’intériorité, celle-ci ne saurait dès lors être pensée autrement que comme intégrant tout dehors – de sorte qu’il faut reconnaître au final que tout est intérieur à tout, qu’il n’y a rien d’extérieur au Tout : « Dans l’Absolu, nous sommes, nous circulons et vivons2 ». L’étendue de durée cosmique n’est elle-même rien d’extérieur par rapport à une intériorité-forteresse retranchée en elle-même et constituant un district ontique spécial. Le Tout est vie psychique parcourue de frissons d’émotions, celles-là mêmes que les grands mystiques sont capables de lancer, de relancer et de partager. Cette immensité mouvante qui ne cesse de se modifier intérieurement, qualitativement, advient même dans un verre d’eau sucrée. S’il faut attendre que le sucre fonde dans le verre, c’est d’abord parce qu’on ne saurait isoler des sous- systèmes indépendants et détachés les uns des autres ainsi que du Tout : chaque changement dans un système artificiellement clos (le verre d’eau sucrée) implique un changement de l’univers entier avec lequel ce système fait corps. Chaque mouvement particulier, même le plus insignifiant, est pris dans la refonte radicale du Monde.

C’est pourquoi, nous ne sommes véritablement intérieurs à nous-mêmes que lorsque nous devenons conscients de notre intégrité comme durée psychique d’une part, et de notre intégration à la totalité mouvante d’autre part. La représentation d’intériorités séparées et extérieures les unes aux autres tient au schème de divisibilité que notre activité pratique jette sur l’étendue matérielle pour la géométriser et la rendre malléable, c’est-à-dire appréhensible logiquement et pratiquement. Une vie extérieure à soi est une vie vouée à l’espace sous toutes ces formes : une vie accrochée aux montages sensori-moteurs de l’habitude, lesquels facilitent le travail de fabrication mais aussi la vie sociale, et s’appuient sur les significations et expressions toutes faites du langage. L’activité philosophique vise à surmonter ces modes d’être spatiaux et à en conjurer les effets sur la connaissance et la vie (la vie de la connaissance et la connaissance de la vie), sur la pensée et l’être (l’être de la pensée et la pensée de l’être). Si le langage est bien ce qui me sépare de moi-même, me sépare des autres, des choses, et sépare les choses les unes des autres, toute la difficulté sera d’élaborer un discours capable de restituer la vie intérieure de toute chose (l’âme, la matière, la vie, la société) sans la dénaturer. Il ne s’agit pas de contempler cette vie vivante de l’extérieur, mais d’agir sur elle de l’intérieur. La métaphysique expérimentale de l’intuition immédiate implique en effet un travail de fond sur l’âme en son entier : il s’agit de tirer de soi plus que ce qu’il y a en accomplissant la création de soi par soi. Cette création porte sur l’esprit en un triple sens, qui correspond à la structure ekstatico-horizontale de la temporalité :

  • Être passé : approfondissement de la vie intérieure (ramasser sa mémoire),
  • Advenir : intensification de la personnalité (prendre son élan) et
  • Être auprès du présent : élargissement de soi (activer l’intuition).

Comment formuler l’appel invitant l’âme à rentrer en elle-même, trouver l’élan nécessaire pour se déborder elle-même et tout remplir d’intériorité ? Alors qu’il cherche à briser les cadres du langage pour dire ce qui échappe à sa prise, Bergson use somme toute d’une langue assez classique. Mais peut-on vraiment s’extraire de la tradition tout en continuant à utiliser son langage ? En philosophie, l’académisme de la langue est pourtant une nécessité. Or, de la langue de l’espace, Bergson n’est pas dupe, comme en témoignent non seulement le détournement qu’il fait subir aux concepts traditionnels, mais aussi la compréhension et l’usage même qu’il nous propose du concept lui-même : la création d’un concept doit répondre à un problème déterminé dont nous ne nous contenterons plus de recevoir les termes tout prêts de la tradition. Un même concept doit être à chaque fois retaillé sur mesure pour une réalité déterminée : il n’a rien d’une clef passe-partout.

Considérons par exemple le concept de succession, tel qu’il est appelé par le problème de la mémoire et plus généralement par le problème de l’union de l’âme et du corps : Bergson n’ignore pas qu’il l’emprunte à une tradition qui n’a jamais considéré les parties du temps comme simultanées. Dans la conception aristotélicienne, le présent s’étend à la fois vers l’avant et vers l’après, et la succession se comprend comme une succession d’instants présents. La succession temporelle découle du caractère de transition et de continuité du présent : chaque maintenant passe en arrière pour laisser la place au maintenant suivant. Ce qui est présent devient passé et ce qui était à venir devient présent. Or, si la durée est succession, elle n’est pas la succession qui va du présent ou de l’avenir vers le passé. Le passé n’était pas présent avant de devenir passé, il n’a rien d’un ancien présent comme le suppose l’image traditionnelle de la succession. Nous ne passons jamais du présent au passé, mais du passé à l’avenir. Sous sa forme pure, mon passé est certes inagissant, non pas en tant qu’il n’est plus, mais en tant qu’il n’est pas encore : il doit s’actualiser pour ouvrir l’avenir prochain. Son actualisation dépend en effet de son utilité aussitôt qu’il peut s’insérer dans le présent de la perception sensorimotrice. En ce sens, la mémoire réveille un souvenir en le faisant progresser depuis le passé inagissant où il se conserve (et non dans l’actualité présente des traces cérébrales) jusqu’au présent perceptif, en y incluant l’avenir immédiat de l’action possible : quand je perçois ce fruit, j’ai à la fois le souvenir de la fraise et l’invitation à la cueillir.

De plus, il faut rappeler que le concept de succession n’a aucun privilège à l’intérieur du tissu d’oppositions qui dramatisent la différence entre durée interne et espace externe. On ne peut expliquer par une même et unique forme de l’opposition tous les dualismes bergsoniens (succession-simultanéité, immédiat-médiat, fusion- juxtaposition, continuité-discontinuité, qualité-quantité, inétendu-étendu, liberté- déterminisme, esprit-matière, intuition-intelligence). Certes, Bergson n’a pas cherché à mettre en évidence sur un mode structuraliste et « catégorial3 » l’agencement de toutes ces notions. Rien ne nous autorise cependant à privilégier l’une d’entre elles pour articuler toutes les autres sur le modèle déductif d’une table de catégories…

De plus, la multiplicité des images que Bergson propose des phénomènes psychiques doit atténuer ce que l’une d’entre elles aurait d’envahissant ou de conceptuellement rigide. Il lui arrive par exemple de parler (de façon toute traditionnelle) de la durée comme de quelque chose qui s’écoule, mais la durée ne fait pas que s’écouler : elle est aussi jaillissement, explosion, enroulement et déroulement, création de nouveauté et conservation du passé, ouverture et clôture, etc.

Par ailleurs, Bergson ne s’interdit pas d’utiliser la géométrie pour décrire la Mémoire, lieu pourtant le moins pénétré d’extériorité. Peut-être que ces figures assouplissent-elles déjà le concept d’espace4 ? Les images utilisées pour suggérer la mobilité de l’esprit peuvent même sembler se contredire : par exemple, Bergson parle pour désigner l’esprit tantôt de contraction (selon qu’il s’insère dans le présent) et tantôt de dilatation (selon qu’il étale les souvenir dans le passé spirituel) alors que la dilatation a pu désigner par ailleurs l’état rythmique de la matière (durée infiniment détendue). De même pour les schèmes de l’ouverture et de la clôture. Dans Matière et Mémoire, l’ouverture est un caractère du spatial et la clôture celui du temporel (la conscience qui ouvre l’espace à mesure qu’elle referme le temps derrière elle) tandis que dans Les deux sources de la morale et de la religion, l’ouverture est dynamique et temporale et la clôture statique et spatiale (l’Ouvert du monde met en marche une humanité intérieure et la clôture sépare et immobilise les individus et les peuples).

Ce qui se joue ici n’est rien moins qu’une tentative pour dire ce qu’un discours rigide et fixé empêche de pressentir. Le flou dans lequel l’intuition nous laisse de prime abord n’est tel que parce que la clarté naturelle, dont notre intelligence s’enorgueillit, n’éclaire rien d’autre que ce que nous comprenions déjà par avance. Conformément à sa dimension mathématique, l’intelligence ne peut apprendre que ce qu’elle sait déjà. Avec l’intuition, nous consentons à affronter une innommable obscurité, le tout autre en moi ou en dehors de moi : l’inconnu acquiert une primauté sur le connu, le problématique sur l’apodictique. Dans la deuxième partie de l’introduction à la Pensée et le mouvant, Bergson distingue entre la clarté du concept intellectuel et celle de l’idée intuitive. L’idée « radicalement neuve et absolument simple 5 » surgit dans les ténèbres tandis que le concept, qui consiste en un réarrangement complexe d’idées déjà connues, se présente d’emblée en toute clarté. Pour l’exprimer dans le discours, il suffit d’en déduire les concepts qu’on y avait auparavant déjà enfermés. Les concepts fournissent des solutions pratiques et générales mais l’idée simple est essentiellement problématique et singulière : son obscurité capture la pensée avant de diffuser peu à peu une lumière sur des problèmes qui finissent par l’éclairer en retour. La vision intérieure n’éclaire rien, tout comme elle ne capte rien entre ses pinces : au lieu de procéder à la reconstitution idéale du réel dans un langage tout fait à partir d’un principe explicatif abstrait, elle est tenue d’accompagner ce mouvement de va-et-vient par lequel l’idée se développe en problèmes. La vie de l’idée ou du sentiment comprend donc une tension vers son expression la plus propre. Celle-ci demeure par principe toujours inachevée et la multiplication des images ne viendra jamais complètement à bout de ce qui est à dire et qui correspond à l’évolution créatrice d’un être, qui advient au langage en glissant de ses filets.

Il pourrait facilement sembler que la critique bergsonienne du langage ne considère celui-ci que comme une chose de l’espace et de l’extériorité, nous vouant à étiqueter et distinguer les objets extérieurs, plus généralement à immobiliser ce qu’il y a de mouvant dans la vie intérieure. L’espace quadrillé du langage aliène la vie psychique en faisant « tomber dans le domaine commun6 » les événements vécus. Le « mot brutal » provoque « l’écrasement de la conscience immédiate7 » ; il « écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle 8 » ; la vie intérieure est réduite en une juxtapositions d’états indépendants les uns des autres mais aussi du moi lui-même. Aussitôt que des états sont nommés, les événements internes (sensations, émotions et idées) auront acquis une immobilité et des « contours précis » ; l’individu perd toute ressemblance avec sa vie intérieure à laquelle le mot aura communiqué « sa banale coloration9 ». En toute rigueur, on ne saurait jamais parler de cette confusion mobile, en « perpétuel devenir10 », qui caractérise le courant psychique. Un sentiment traduit en mots cesse d’appartenir à la série entière des évènements psychiques avec lesquels il entretient une relation de modifications réciproques. Original dans sa qualité, et multiple dans sa singularité, le sentiment profond est pris dans un processus d’individuation inachevée et de division ininterrompue11. Une émotion aussi riche que l’amour se signale par « mille éléments divers qui se fondent12 ». Ces éléments qui s’entre-pénètrent sans se distinguer n’ont pas non plus à proprement parler de nom : aucun mot ne saurait correspondre à une multiplicité symphonique qui concentre en elle d’innombrables processus simples fondus les uns dans les autres – sensations, images du souvenir ainsi qu’un nombre indéfini d’affections élémentaires. Plutôt qu’en une somme d’états, la vie intérieure consiste en un processus perpétuel de division, mais de division sans produits Elle ne constitue pas une totalité par sommations : tout demeure intérieur à tout. En y discriminant des éléments comme autant d’atomes psychiques, le langage analytique n’en donne qu’une ombre fade et impersonnelle.

En réalité, le mot n’est pas en lui-même destiné à figer la mobilité psychique. Il n’aurait pas le pouvoir de le faire si notre conscience elle-même n’y trouvait son intérêt, à la fois vital et social. C’est la vie et la vie en société qui tirent profit des mots, du fait des nécessités de la coopération pour la survie. Dans L’Évolution Créatrice, Bergson ira même jusqu’à attribuer au mot un pouvoir libérateur en en soulignant la mobilité fondamentale : même si les mots finissent par chosifier tout ce dont ils parlent, ils auront à l’origine permis à l’intelligence, qui les chevauche, de cheminer d’une chose à l’autre13. Les mots sont les véhicules qui nous permettent d’emprunter le cours irrésistible de la vie « qui emporte nos états de conscience du dedans au dehors14 ». Ils nous rendent par là attentifs aux besoins de notre corps, aux choses mais également aux autres avec qui nous partageons notre existence. Sans les mots, nous resterions absorbés en nous-mêmes ou fascinés par les choses présentes. Les mots arrachent homo faber à la distraction et lui ouvrent un champ illimité d’actions. En faisant entrer la vie intérieure « dans le courant de la vie sociale15 » pour satisfaire les exigences de la vie animale, les mots ne font pas dès lors que projeter le dedans au dehors : ils permettent au moins un processus d’intégration à un certain type de processus, celui de la société. Sans eux, nous n’aurions jamais intégré la vie en commun, qu’elle soit dans l’ouverture ou dans la clôture : dans le premier cas, l’individu accède à son appartenance à l’humanité en s’exposant à ce qui n’est pas humain, le divin innommable, et dans le second cas, l’individu se découvre exclusivement dans son appartenance nationale comme dans les dieux de sa cité. La clôture n’est que l’effet d’un piétinement sur place d’une société incapable de sortir d’elle-même pour s’expliquer avec une autre, autrement que par les armes. Comme le fait remarquer Bergson, la guerre ne peut vraiment être désirée par celui qui parle la langue de l’ennemi et qui partage sa culture.

Certes, le langage représente ce qui dure à travers des arrêts et stationnements ; il nous fait appréhender le mouvement comme une succession de positions et le changement comme une succession d’états. Mais c’est aussi la représentation qu’il donne de lui-même quand il se décompose en adjectifs (figeant la qualité en un moment unique : orange, rouge, joyeux, triste), noms (fixant les étapes de l’évolution de l’individu : enfant, jeune, vieux) et verbes (exprimant une action déjà terminée ou intentionnée par avance : boire, manger, courir). En se disant lui- même, le langage subit cela même qu’il impose à la réalité mouvante : il se décompose en types de mots, c’est-à-dire en autant d’éléments extérieurs les uns aux autres et mis bout à bout, sur le modèle de l’extériorité des objets extérieurs dans l’espace. Le langage chosifie les processus évolutifs, qualitatifs et extensifs pour autant qu’il s’est déjà chosifié lui-même. La critique bergsonienne ne porterait dès lors que sur l’aspect superficiel du langage : en assignant le langage à l’intelligence, c’est-à-dire à cette puissance de composition et de décomposition indéfinies en n’importe quel système16, Bergson ne serait entrain de nous parler du langage que du dehors, en tant qu’il constitue une pluralité de mots.

Mais la parole ne doit pas nous condamner à spatialiser la durée. Son exercice peut être assoupli pour épouser les fluctuations et les nuances singulières de ce qui dure. Il y a dans le langage lui-même les ressources pour dépasser les limitations inhérentes à son expression. Dans L’Évolution créatrice, Bergson propose de former un langage du devenir, « mieux moulé sur le réel17 » pour échapper à l’imitation cinématographique où le réel semble dérouler une bande où tout est préfiguré, en construisant des phrases dans lesquelles le devenir est le sujet de l’énoncé. On cesserait de s’y représenter l’accident d’une substance ; on comprendrait qu’il n’y a rien sous le changement et que le devenir est substantiel18. Mais il ne suffit pas de recombiner autrement les mots et de se contenter de formules autorisées. C’est la phrase comme processus en formation qu’il faut considérer.

Qu’est-ce que la phrase ? Les Grecs appelaient phrâzein, l’effort pour dire une pensée simple de la manière la plus simple et avec le moins de mots possibles. Une telle pensée ne saurait s’exprimer en quelques mots, et en même temps, on ne peut s’empêcher ni jamais s’arrêter de vouloir la dire19. Avant même d’évoquer un acte de parole, phrâzein signifie « prendre garde », « veiller sur ». Sur quoi ? Précisément sur cette « image fuyante et évanouissante20» secrète et merveilleuse que le philosophe est tenu toute sa vie durant d’écrire. L’adjectif aphrastos désigne ce qui est invisible, caché, inexplicable inexprimable, indicible mais qui cherche en même temps à être dit. Il faut également beaucoup d’epiphradeia (prudence et sagesse) pour renoncer à la bonne formule et consentir à une formulation sans fin. Cet « inédit » n’est pas simplement ce qui échappe à toute parole, ce qu’on ne peut pas exprimer. C’est ce qui suscite la nécessité de parler d’une autre façon que la manière habituelle – la parole créatrice qui ne parle pas pour redire ce qui a été dit (elle ne parle pas d’elle-même), ni ce qui est actuellement ou potentiellement dicible, mais pour produire de l’indicible.

Nous sommes conduits à reconnaître au langage un pouvoir de manifester les nuances multiples de notre vie intérieure, de les susciter, voire d’en créer de nouvelles. La poésie est cette parole qui n’est plus au service de la conservation des significations publiques. Ainsi, les phrases de Rousseau à propos de la montagne provoquent des sentiments que la montagne, ou que d’autres phrases et d’autres poètes ne nous auraient jamais donnés21. Dans son usage musical de la parole, le poète donne à entendre les harmoniques d’une « émotion nouvelle », entièrement créée. Et nous avons besoin de lui, autant pour ressentir des émotions inconnues, que pour prendre garde à ce qui en nous échappe habituellement à notre attention : « Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle l’image photographique qui n’a pas été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. » Sans la parole poétique, ces nuances resteraient entièrement voilées, enveloppées dans une nébuleuse indifférenciée.

De même, le romancier veut suggérer ce qui ne peut se dire dans les formes habituelles du discours, en cherchant à rendre sensible la confusion multiple des sentiments et à révéler l’« absurdité fondamentale » qui soutient la logique de son discours22. Ses personnages, qui sont des complications et des fantômes virtuels de sa propre personnalité, sont tout autant les débris de notre propre moi : ce que nous sommes, ce que nous pourrions être, ce que nous aurions pu être. Mais l’aventure littéraire du roman ne peut aller jusqu’au bout de ce qu’elle promet. C’est par intermittences seulement que le romancier nous aide à surmonter notre aliénation dans la vie extérieure en nous remettant « en présence de nous-mêmes : « Encouragés par lui, nous avons écartés pour un instant le voile que nous interposions entre notre conscience et nous.23. » Le romancier n’est donc pas en mesure d’assurer à l’âme le renouement recherché. Mais s’il parvient à surmonter la brutalité du mot et à faire entendre une mélodie intérieure susceptible de résonner avec d’autres mélodies intérieures, c’est par le soin qu’il apporte à ses phrases. Il montre par là une direction que le philosophe ne peut ignorer24. Or, la phrase se distingue des mots tout comme l’exécution simple de la symphonie en musique se distingue de sa figuration symbolique. Elle est rythme et trajectoire du mouvement naturel de la pensée (dans cette mesure, une phrase peut consister en un seul mot). En tant qu’unités mises bout à bout, les mots en revanche correspondent aux points qui composent une ligne et aux positions successives par lesquelles l’intelligence appréhende le mouvant dans l’espace.

Dans un passage de l’Energie spirituelle où Bergson assimile l’expérience de la lecture à la télépathie et à l’interprétation en musique, il s’agit précisément de penser la possibilité d’une communication sans mots, bien que portée par la phrase : « L’art de l’écrivain consiste surtout à nous faire oublier qu’il emploie des mots. L’harmonie qu’il cherche est une certaine correspondance entre les allées et venues de son esprit et celles de son discours, correspondance si parfaite que, portées par la phrase, les ondulations de sa pensée se communiquent à la nôtre et qu’alors chacun des mots, pris individuellement, ne compte plus : il n’y a plus rien que le sens mouvant qui traverse les mots, plus rien que deux esprits qui semblent vibrer directement, sans intermédiaire, à l’unisson l’un de l’autre25. » La lecture à voix haute d’un texte aide précisément à en saisir l’élan, c’est-à-dire le sens mouvant : « le rythme dessine en gros le sens de la phrase véritablement écrite26. » Lire (legere) au sens littéral revient à rassembler le mouvement du sens dans sa simplicité27. Le bon écrivain parvient par ses phrases à conjurer la spatialité de la langue en restituant le mouvement d’une pensée et d’une émotion, comme l’artiste, dont la perception extraordinaire épouse l’unité générative des formes, en figure le mouvement vivant. Et de même que les cours de dessin devraient commencer par l’étude des courbes intérieures au lieu de celles des contours des formes géométriques simples28, on devrait initier les enfants d’abord à la compréhension du rythme phrastique, pour les familiariser avec cette dimension intérieure du langage, au lieu de se contenter de leur inculquer les habitudes motrices servant à la reconnaissance des mots-étiquettes.

En tant que saisie immédiate de l’essence intérieure de ce qui est mouvant, l’intuition est elle-même une grande lectrice et son livre, c’est le livre du monde : « Dans la page qu’elle a choisie du grand livre du monde, l’intuition voudrait retrouver le mouvement et le rythme de la composition, revivre l’évolution créatrice en s’y insérant sympathiquement29. » Le verdict inaugurant l’Essai (« nous nous exprimons nécessairement par des mots et nous pensons le plus souvent dans l’espace30 ») n’a dès lors rien de définitif. Toute l’œuvre du penseur de la durée témoigne d’un effort pour mettre en phrases l’aphrastos et nous faire oublier les mots- étiquettes.

Il est remarquable à quel point les efforts pour dire l’intériorité auront fini par révéler une part intérieure du discours lui-même. La vie intérieure, bien loin d’être absolument hétérogène au langage, se révèle comme la phrase d’un long discours, une phrase interminable, qui ne connaît ni le mot ni la ponctuation forte : « je crois bien que notre vie intérieure tout entière est quelque chose comme une phrase unique entamée dès le premier éveil de la conscience, phrase semée de virgules, mais nulle part coupée par des points31. » Ce n’est pas une simple image métaphorique : le discours imagé donne le sens propre car il parle à la conscience immédiate – à la différence du discours littéral qui est pour sa part figuré, dans la mesure où il soumet la compréhension aux symboles32. Chaque conscience individuelle est une phrase avec son rythme, son mouvement et son sens. Le langage-outil tend à en recouvrir le plus souvent le bourdonnement incessant. Mais en même temps, nous n’avons le langage que parce que nous sommes un discours intérieur. La reconnaissance d’une parole intérieure, incommensurable avec toute expression qui revient à traduire de la durée en espace, doit dès lors entraîner une reconsidération du statut du langage dans lequel Bergson voyait un équipement de l’intelligence destinée à travailler la matière.

L’une des erreurs que l’on commet habituellement, c’est de poser le langage comme une totalité autonome, indépendante et toute faite, avec des énoncés déjà formés, ou prédonnés à titre de possibles. Nous échouons à penser son advenue dans l’écoute intérieure, qui précède et accompagne l’expression orale et écrite. C’est que l’attention à la vie nous porte moins à comprendre les processus de formation du verbe que les résultats déjà formés de ses productions. Pour saisir la parole en gestation, la pensée doit revivre le mouvement de composition de la phrase intérieure, de ce discours qui « dure depuis des années » et qui se poursuit « en une phrase unique ». Cette phrase infra-linguistique au cœur du langage, lieu de la parole formulée, participe activement à son élaboration : phrase inédite, créatrice, virtuelle, toujours en voie d’actualisation et différant perpétuellement son terme. Pour parler, pour exécuter un mouvement, il doit se passer quelque chose en nous. Cela est de l’ordre d’une posture de l’esprit envers un schème d’action encore vague. Il s’agit de toute la série de préparatifs qui précèdent l’articulation et la formulation du discours. La phrase intérieure est au point de convergence de deux tendances, deux mouvements, l’un psychique et l’autre sensori-moteur : le souvenir d’une idée et la matérialité d’une perception. Nous parlons au croisement d’une évocation et d’une écoute.

C’est dans les états pathologiques où le sujet devient incapable d’écoute intérieure, que cette parole intérieure se signale de manière insigne. La surdité verbale (ou aphasie réceptive, aphasie sensorielle) se caractérise précisément par une incapacité à entendre la voix qui résonne intérieurement avant et à mesure que le discours s’exprime dans la voix matérielle ou s’élabore dans l’écrit. Or, toute l’approche de cette forme d’aphasie par les psychologues associationistes de son temps est selon Bergson viciée par ce présupposé, selon lequel les noms représentent des choses. On réduit la maladie à l’incapacité de se représenter des images verbales toutes faites auxquelles correspondent des mots. Et par là, on suppose que la phrase n’est qu’une succession de mots juxtaposés, tout comme on croit que le temps est une succession d’instants ou le mouvement une succession de positions : « On croirait, à entendre certains théoriciens de l’aphasie sensorielle, qu’ils n’ont jamais considéré de près la structure d’une phrase. Ils raisonnent comme si une phrase se composait de noms qui vont évoquer des images de choses. Que deviennent ces diverses parties du discours dont le rôle est justement d’établir entre les images des rapports et des nuances de tout genre ? Dira-t-on que chacun de ces mots exprime et évoque lui- même une image matérielle, plus confuse sans doute, mais déterminée ? Qu’on songe alors à la multitude de rapports différents que le même mot peut exprimer selon la place qu’il occupe et les termes qu’il unit33 ! » Le sens d’un mot ne consiste pas dans sa portée iconique, celle qu’une définition stricte aurait pour fonction d’éclaircir et de fixer une fois pour toutes dans un dictionnaire. Son sens est à chaque fois déterminé par la phrase entière dans laquelle il est pris : la place qu’il y occupe, sa relation aux autres mots. Comprendre la parole que nous prononçons ou que nous entendons (ce dont l’aphasique sensoriel est devenu incapable), ce n’est pas partir d’images verbales, mais du mouvement de pensée par lequel la parole se forme. Le malade n’est pas dans l’incapacité de se représenter l’image des choses dans les noms. S’il ne parvient pas à former des phrases sensées, ce n’est pas parce qu’il a cessé de comprendre les mots, mais c’est parce qu’il ne reconnaît plus le mouvement sous- tendant et sous-entendu dans les phrases qu’il dit ou entend. Les images verbales rattachées aux mots ont valeur d’indices : elles permettent de suivre le mouvement de la pensée, mais elles ne suffisent pas pour la comprendre : « je comprendrai votre parole si je pars d’une pensée analogue à la vôtre pour en suivre les sinuosités à l’aide d’images verbales destinées, comme autant d’écriteaux, à me montrer de temps en temps le chemin. Mais je ne la comprendrai jamais si je pars des images verbales elles-mêmes, parce que entre deux images verbales consécutives il y a un intervalle que toutes les représentations concrètes n’arriveraient pas à combler34. »

Nous pouvons écouter une phrase extérieure pour autant que nous ressentons en nous le mouvement de sens qui l’accomplit. Chaque parole prononcée donne à entendre de façon immédiate – et dès lors inapparente – une certaine mélodie de l’âme. Mais de même qu’en réfléchissant sur l’âme, nous la pensons comme une succession d’états extérieurs les uns aux autres, comme une juxtaposition d’atomes psychiques indépendants, de même nous fixons notre attention sur les mots dont nous composons nos phrases, au lieu de nous y « extasier », c’est-à-dire par la mémoire et l’attente, la protention et la rétention35. La phrase n’est pas une simple juxtaposition ordonnée de mots régis par des rapports syntaxiques36. Le modèle qui permet de penser la formation de la phrase dans la durée est celui de l’élan de volonté37.

Bergson ne nous a pas seulement montré que la conscience réfléchie est incapable de saisir l’élan intérieur (et de penser par là la vraie liberté de l’esprit). Il lui arrive aussi de nous mettre en garde contre les excès de la pensée réflexive : l’intelligence est susceptible de déprimer le vouloir et de ralentir son élan. Il en va tout autrement quand l’élan du vouloir se relâche lui-même : le relâchement implique cette fois une compression ; action et passion à la fois – au cœur du mouvement extrême, le repos. Justement, dans le rêve, la détente ne signifie pas une interruption de l’activité. Et que se passe-t-il alors quand la conscience se fixe sur un mot, non pas pour le réfléchir, mais pour le rêver ? « Chacun de nous a pu remarquer le caractère étrange que prend parfois un mot familier quand on arrête sur lui son attention. Le mot apparaît alors comme nouveau, et il l’est en effet ; jamais, jusque-là, notre conscience n’en avait fait un point d’arrêt ; elle le traversait pour arriver à la fin d’une phrase. Il ne nous est pas aussi facile de comprimer l’élan de notre vie psychologique tout entière que celui de notre parole ; mais, là où l’élan général faiblit, la situation traversée doit paraître aussi bizarre que le son d’un mot qui s’immobilise au cours du mouvement de la phrase. Elle ne fait plus corps avec la vie réelle. Cherchant, parmi nos expériences passées, celle qui lui ressemble le plus, c’est au rêve que nous la comparerons38. » Qu’est donc le mot qu’on entend pour la première fois sinon le rêve du poète ? « Je dis une fleur et surgit l’absente de tout bouquet ». Loin d’abolir la réalité, un tel rêve laisse agir la vie intérieure. Le mot sur lequel le poète fixe son attention n’immobilise pas le mouvement de la phrase intérieure : l’immobilité du mot est rythme. C’est cet arrêt qui lui donne son caractère mélodique.

Qu’un poète nous fasse oublier les mots en tant qu’outils d’information ou de communication, il ne prétend pas moins révéler à son lecteur-interprète la chair du langage vivant. N’est-ce pas pour retrouver derrière cette langue extérieure la phrase intérieure que le poète se permet de subvertir la syntaxe de sa langue ? Il s’agirait de faire entendre d’autres rapports que ceux qui ont été fixés par les grammairiens. Mallarmé a cherché à dépasser les relations logico-grammaticales qui structurent la langue familière sans toutefois abandonner la syntaxe du français. La recherche d’une langue primitive dans le français vise à susciter une vision intérieure, à révéler la vérité native des choses, à co-naître leur éclosion.

Or si les langues peuvent « déchoir » c’est du fait de leur raffinement technique et de leur réduction à un outil de communication : la parole n’y est pas le champ d’une expérience intérieure, mais une simple recollection d’images verbales fixes, rattachées à des mots-étiquettes déposés à la surface des choses et publiquement reconnues. Quand une langue est trop raffinée syntaxiquement, c’est-à-dire quand elle permet de formuler par certains mots des rapports précis, l’activité de l’esprit est trop détendue : celui-ci s’en remet paresseusement aux panneaux indicateurs39. Plus une langue est « primitive40 », plus l’esprit est porté à compenser activement l’absence des rapports représentables dans le discours. Une langue trop syntaxique est une langue qui pense à notre place. Elle nous dispense de l’intuition et nous laisse à la surface de nous-mêmes et des choses ; nous devenons sourds à la phrase intérieure ; les nuances intimes de la réalité s’estompent. Ce qu’elle gagne en exactitude, la langue le perd en suggestion. Dans les langues caractérisées par la rection syntaxique, les mots sont régis par une structure extérieure où chaque élément atomique, chaque mot, est dans un rapport hiérarchique par rapport aux autres : le verbe régit le nom qui régit le déterminant et l’adjectif. Dans les langues caractérisées par l’apposition parataxique, la signification n’est pas déterminée par la structure logico-grammaticale : les mises en rapport ne sont pas faites dans la phrase extérieure mais elles sont inférées par l’esprit, suggérées à lui, sous-entendues par lui : des glissements de sens deviennent possibles. À mesure qu’une langue est syntaxique, elle perd en intériorité. Une telle langue convient davantage aux discours de l’extériorité, juridique et journalistique, mais non pas aux suggestions de la phrase poétique. Langue-reportage d’un côté, langue musicale de l’autre. À l’inverse, une langue parataxique suscite la pensée intuitive et résonne avec la réalité de l’intérieur.

Faire en sorte que la langue extérieure que nous parlons soit pénétrée par une autre, qui en décompose les rapports et en simplifie la structure, tel doit être au fond l’objectif d’une philosophie qui veut laisser une large place à l’intuition et restituer la phrase intérieure, sans renoncer toutefois à mettre à son service l’obstacle que constitue sur son chemin l’ordre grammatical des mots.

La phrase intérieure n’est donc pas nécessairement incommensurable avec son expression. Tant du moins que celle-ci vise, non pas à nommer des états de choses à l’intérieur de soi ou dans le monde extérieur, mais à laisser entendre beaucoup plus que ce qu’elle ne peut exprimer, que ce qu’il est possible de dire41. Il y a toujours dans une parole plus que ce qu’il ne le semble : « raffinée ou grossière, une langue sous- entend beaucoup plus de choses qu’elle n’en peut exprimer. » Ce surplus est le propre de l’esprit capable de tirer de soi plus que ce qu’il y a, en puisant dans cette parole des origines dont Rousseau nous a appris qu’elle était chant. La parole, dans la plénitude de son dépouillement, cesse de procéder à l’étiquetages des choses et à leur désignation dans l’espace pour se donner comme mélodie, rythme, incantation de ce qui dure. L’âme est renouée.

Chapitre extrait du collectif L’homme intérieur et son discours. Le dialogue de l’âme avec elle-même, sous la direction de J.-J. Alrivie, Paris, Vrin, Le Cercle Herméneutique, 2018

NOTES

1 Les espèces de vivants qu’il faudra penser comme autant de piétinements sur place de l’évolution. La vie n’est jamais une somme d’arrêts mais une création continue. Entre elle et les vivants, c’est-à-dire entre l’intérieur et l’extérieur, la différence est de type ontologique.

2 L’Évolution créatrice, p. 664/ 200 (pour les ouvrages de Bergson, nous indiquons à chaque fois la pagination de l’Édition du Centenaire, Paris, Puf, 1959 suivie de celle des éditions de 1939-1941.) Deleuze écrit : « Le temps n’est pas l’intérieur en nous, c’est juste le contraire, l’intériorité dans laquelle nous sommes, nous nous mouvons, vivons et changeons. » (L’image-temps. Cinéma 2, Paris, Les éditions de Minuit, 1985, p. 110).

3 Comme le lui reproche Heidegger (GA 21, Francfort, Vittorio Klosterman, 1976, p. 249-251, nous traduisons) : « Il semblerait que de nouvelles perspectives aient été gagnées quand Bergson a voulu surmonter le concept de  temps transmis depuis lors pour s’avancer vers un concept plus originaire. À y regarder de plus près, il retombe droit dans le concept de temps qu’il a cherché à surmonter bien qu’il ait été guidé par un bon instinct. Ce qui compte pour lui est de dégager la différence entre temps et durée. Mais, la durée n’est pour lui rien d’autre que le temps vécu, et ce temps vécu en revanche est seulement le temps objectif ou le temps du monde pour autant qu’est considérée la manière dont il se manifeste dans la conscience. Que Bergson n’avance pas vers une compréhension conceptuelle et catégoriale du  temps originaire, cela se voit en ce qu’il saisit le temps vécu, c’est-à-dire la durée, comme « succession », seulement cette succession du temps vécu n’est pas la succession quantitative, disséminée  en  maintenant ponctuels et juxtaposés, mais est une succession qualitative dans laquelle les différents moments du temps, passé, présent, avenir, s’interpénètrent. Cependant, il arrive déjà là à ses limites, car il ne dit ni ce qu’est la quantité, ni ce qu’est la qualité, ni ne donne aucune exposition fondamentale de ces deux fils conducteurs qu’il pose simplement et décrit le temps qualitatif, la durée, uniquement par des images ; il n’est question d’aucune élaboration conceptuelle plus approfondie. Donc l’essentiel est que Bergson essaie alors vraiment, avec le phénomène de la durée, de s’approcher du temps propre, et qu’à nouveau il saisit cette durée dans le même sens, comme succession. C’est seulement parce que nous n’avons pas compris aujourd’hui le sens propre du temps du monde, que nous sommes portés à croire que Bergson a compris le temps plus originairement. Dans ses écrits ultérieurs, Bergson n’a pas modifié l’exposition qu’il a donnée du temps dans son premier ouvrage, auquel il s’en est tenu jusqu’au jour d’aujourd’hui. Mais ce qu’il y a d’essentiel et de durable dans son travail philosophique ne repose pas dans cette direction. Ce qu’on lui doit de précieux est consigné dans son ouvrage Matière et mémoire, qui est fondamental pour la biologie et dont on ne viendra pas à bout d’ici longtemps. »

4 Les trois figures géométriques que Bergson propose tour à tour au troisième chapitre de Matière et Mémoire, celle du segment AD qui part du souvenir pur et finit dans la perception pure en passant par le souvenir image, et que l’associationniste coupe au milieu (Matière et Mémoire, p. 276/ 147) ; celle des deux lignes perpendiculaires AB (ligne objective des choses aperçues et inaperçues dans l’espace pour exprimer la coexistence de toutes les images du monde matériel non actuellement aperçues d’une part, et pour exprimer en même temps la contemporanéité de cette ligne avec tous les états psychologiques qui coexistent avec le présent de la conscience d’autre part), et CI (ligne subjective sur laquelle s’échelonnent les souvenirs) (Ibid, p. 285/ 159) ; et enfin la célèbre image du cône renversé SAB dont le sommet S qui s’insère sur un plan P représente le présent, c’est-à-dire la conscience de mon corps au centre de l’univers matériel, et la base AB le passé immobile, presque spatialisé, dans lequel les souvenirs s’accumulent par additions successives(Ibid, p. 293/ 169). Cette immobilité du passé et la mobilité du présent ne se laisse pourtant pas ramener à l’opposition du statique et du dynamique, car c’est l’ensemble du cône qui est dynamique.

5 La Pensée et le Mouvant, p. 1276/ 31.

6 Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 86/96.

7 Ibid., p. 87/98.

8 Ibid.

9 Ibid., p. 91/103.

10 Ibid., p. 86/96.

11 Comme l’a fait remarquer Deleuze, la durée ne peut plus définir l’indivisible pur parce qu’elle ne cesse de se diviser, chaque degré de la division correspondant à une différence de nature ; de même elle n’est plus simplement non-mesurable, puisqu’elle se laisse mesurer en différant continûment son principe métrique.

12 Ibid.

13 L’Évolution créatrice, p. 630-631/161 : « Originellement elle [l’intelligence]  est adaptée à la forme de la matière brute. Le langage même, qui lui a permis d’étendre son champ d’opérations, est fait pour désigner des choses et rien que des choses : c’est seulement parce que le mot est mobile, parce qu’il chemine d’une chose à une autre, que l’intelligence devrait tôt ou tard le prendre en chemin, alors qu’il n’était posé sur rien, pour l’appliquer à un objet qui n’est pas une chose et qui dissimulé jusque là, attendait le secours du mot pour passer de l’aube à la lumière. Mais le mot, en couvrant cet objet, le convertit encore en chose. »

14 Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 91/103.

15 Matière et Mémoire, p. 322/ 204.

16 L’Évolution créatrice, p. 628/ 170.

17 Ibid., p. 759/ 312.

18 Ibid. : « nous ne dirions pas ‘‘l’enfant devient homme’’, mais ‘‘il y a devenir  de  l’enfant  à l’homme’’. »

19 « En ce point est quelque chose de simple, d’infiniment simple, de si extraordinairement simple que le philosophe n’a jamais réussi à le dire. Et c’est pourquoi il a parlé toute sa vie. Il ne pouvait formuler ce qu’il avait dans l’esprit sans se sentir obligé de  corriger sa formule, puis de corriger sa correction – ainsi, de théorie en théorie, se rectifiant alors qu’il croyait se compléter, il n’a fait autre chose, par une complication qui appelait la complication et par des développements juxtaposés à des développements, que de rendre avec une approximation croissante la simplicité de son intuition originelle. Toute la complexité de sa doctrine, qui irait à l’infini, n’est donc que l’incommensurabilité entre son intuition simple et les moyens dont il disposait pour l’exprimer. » (La Pensée et le Mouvant, p. 1347 /119).

20 Ibid.

21 Ibid.

22 Essai sur les données immédiates, p. 88/ 99.

23 Ibid., p. 89/ 100.

24 On pourrait voir en Bergson un penseur d’une même phrase plutôt que celui d’un mot unique.

25 L’Énergie spirituelle, p. 849-850/ 46.

26 La Pensée et le Mouvant, p. 1327/ 95, 1n : « il peut nous donner la communication directe avec la pensée de l’écrivain avant que l’étude des mots soit venue y mettre la couleur et la nuance ». Dans la même page : « nous avions essayé de montrer comment des allées et venues de la pensée, chacune de direction déterminée, passent de l’esprit de Descartes au nôtre, par le seul effet du rythme tel que la ponctuation l’indique, tel surtout que le marque une lecture correcte à haute voix. »

27 Ibid., p. 1358/ 133 : « La vérité est qu’au-dessus du mot et au-dessus de la phrase il y a quelque chose de beaucoup plus simple qu’une phrase et même qu’un mot : le sens, qui est moins une chose pensée qu’un mouvement de pensée, moins un mouvement qu’une direction. » Le sens semble ici recueillir dans sa simplicité aussi bien la direction qu’un mot indique que le mouvement de pensée qu’une phrase compose.

28 Ibid., p. 1459-1460 / 264-265 : « L’art vrai vise à rendre l’individualité du modèle, et pour cela il va chercher derrière les lignes qu’on voit le mouvement que l’œil ne voit pas, derrière le mouvement lui- même quelque chose de plus secret encore, l’intention originelle, l’aspiration fondamentale de la personne, pensée simple qui équivaut à la richesse indéfinie des formes et des couleurs. »

29 Ibid., p. 1327/ 95. Bergson ne retrouve-t-il pas ainsi l’unité parménidienne du noiein et du legein ?

30 Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 3/ VII (Avant-propos)

31 L’Energie Spirituelle, p. 56-57/858.

32 La Pensée et le Mouvant, p. 1285/ 42.

33 Matière et Mémoire, p.  269 /132.

34 Ibid.

35 « La vision que la conscience réfléchie nous donne de notre vie intérieu« La vision que la conscience réfléchie nous donne de notre vie intérieure est sans doute celle d’un état succédant à un état, chacun de ces états commençant en un point, finissant en un autre, et se suffisant  provisoirement à lui-même. Ainsi le veut la réflexion, qui prépare les voies au langage; elle distingue, écarte et juxtapose ; elle n’est à son aise que dans le défini et aussi dans l’immobile ; elle s’arrête à une conception statique de la réalité. Mais la conscience immédiate saisit tout autre chose. Immanente à la vie intérieure, elle la sent plutôt qu’elle ne la voit ; mais elle la sent comme un mouvement, comme un empiétement continu sur un avenir qui recule sans cesse. Ce senti­ment devient d’ailleurs très clair quand il s’agit d’un acte déterminé à accom­plir. Le terme de l’opération nous apparaît aussitôt. » (L’Énergie spirituelle, p. 926/ 156-157).

36 Nous retrouvons cette même tendance dialectique dont Zénon fut le premier représentant, et qui a donné son coup d’envoi à la métaphysique inconsciente et naturelle, dont Bergson dit par ailleurs qu’elle se caractérise par une confiance naïve dans le langage : « la tendance cons­tante de l’intelligence discursive à découper tout progrès en phases et à solidi­fier ensuite ces phases en choses » (Matière et Mémoire, p. 269/ 133). Autrement dit, la tendance constante de l’intelligence discursive à découper tout mouvement de la pensée en phrases et à solidifier ensuite ces phrases en mots.

37 « pendant tout le temps que nous agissons, nous avons moins conscience de nos états successifs que d’un écart décroissant entre la position actuelle et le terme dont nous nous rapprochons (…) De même, quand nous écoutons une phrase, il s’en faut que nous fassions attention aux mots pris isolément : c’est le sens du tout qui nous importe ; dès le début nous reconstruisons ce sens hypothétiquement ; nous lançons notre esprit dans une certaine direction générale, quitte à infléchir diversement cette direction au fur et à mesure que la phrase, en se déroulant, pousse notre attention dans un sens ou dans un autre. Ici encore le présent est aperçu dans l’avenir sur lequel il empiète, plutôt qu’il n’est saisi en lui-même. » (L’Énergie spirituelle, p. 926/ 156-157).

38 Ibid.

39 « Alléguerez-vous que ce sont là des raffinements d’une langue déjà très perfectionnée, et qu’un langage est possible avec des noms concrets destinés à faire surgir des images de choses ? Je l’accorde sans peine ; mais plus la langue que vous me parlerez sera primitive et dépourvue de termes exprimant des rapports, plus vous devrez faire de place à l’activité de mon esprit, puisque vous le forcez à rétablir les rapports que vous n’exprimez pas : c’est dire que vous abandonnerez de plus en plus l’hypothèse d’après laquelle chaque image irait décrocher son idée. » (Matière et Mémoire, p. 269 /132).

40 Nous pouvons, en les traduisant dans nos langues, ressentir la beauté poétique de langues autrement ordonnées que les nôtres et étrangères au groupe de langues indo-européennes. Leur traduction a pour effet de renouveler l’entente de notre propre langue qui retrouve grâce à elles une jeunesse syntaxique. Elle rend notre phrase intérieure moins habituelle, moins familière, plus étrange. Combien de paroles poétiques se sont-elles formées en faisant jouer des langues étrangères ou  même  des  langues anciennes à l’intérieur d’une langue ? Combien de pensées philosophiques ?

41 Ibid, p. 269/ 133. D’une certaine façon, il devient possible de dire et d’écrire ce dont on ne peut pas parler. Si le langage est à l’origine destiné à faciliter le commerce quotidien dans la société, l’efficacité de la communication ne tient pas à la qualité de son usage. Une information peut très bien passer malgré de très mauvaises conditions linguistiques (pauvreté du lexique, syntaxe erronée). Il suffit au gré des contextes d’ajuster son entente et remplir les blancs du non-dit. Il n’est pas rare par exemple que le respect de la littéralité stricte soit dans les conversations (qui travaillent à la conservation des significations publiques qu’on s’échange sans penser) le motif des malentendus les plus cocasses. Quoiqu’elle sacrifie l’illusion d’un sens objectif et unilatéral, la marge de suggestion entretient, malgré tout, les conditions de la compréhension intersubjective, mais aussi intrasubjective.

Adieu langage ?

Adieu au Langage (Jean-Luc Godard)

Une élève en isolement pour cause de Covid-19 m’envoie ainsi qu’à toute l’équipe de professeurs un mot pour nous faire part de sa situation. Le style d’écriture est celui qu’on attend d’un élève de terminale : des constructions syntaxiques bizarres et un arrangement de mots mutilés et méconnaissables du fait d’une pseudographie déconcertante (pseudos – ce qui est tordu – en grec est le contraire d’orthos – ce qui est droit). C’est alors que croyant l’arroser, un professeur se retrouve dans la position du correcteur corrigé. À ce désir malveillant et brutal de corriger (ie. rendre droit ce qui ne l’est pas en le rapportant à la rectitude érectrice de la règle) que j’ai appris à haïr plus que tout dans les rapports humains, désir qui manifeste une aveugle crispation sur des fictions sociales qui servent aux plus bêtes d’entre nous, et qui implique un manque de souplesse et d’adaptation par rapport aux imprévisibilités et créations de la vie (comme si tout ce qu’il y a de grand et de poétique ne s’est pas accompli en dehors des règles et par renversement des normes), ajoutez la condescendance méprisante par laquelle la règle « bien de chez nous » est rappelée à une jeune fille noire issue de l’immigration (wokisme ?), dosée par un manque d’empathie pour sa condition de malade. Tous ces ingrédients participent de l’embarras qu’un témoin pouvait tirer de la scène écrite devant lui sur son écran d’ordinateur.

Voici un extrait absolument agressif, mais peut être n’est-ce qu’une déformation professionnelle de la part de l’enseignant auquel l’on pourrait reconnaître d’être au fond animé de véritables bonnes intentions. Après tout la nature de sa relation avec l’élève nous est méconnue : il pourrait en effet s’appuyer sur leur intimité pour la taquiner. Peu importe cependant. C’est la situation en tant que telle qui compte ici. Et c’est surtout la faute commise par ce professeur qui est réjouissante, comme peut l’être en général toute poutre enfoncée dans l’oeil accusateur qui se glorifie avec un excès d’empressement de démasquer les locuteurs fautifs et leur donner honte en les rappelant aux limites à ne pas franchir eu égard aux destinataires du propos (ainsi la question du type : sais-tu à qui tu parles ?!)

Voici donc ce qu’on peut lire en guise de réponse au message de l’élève souffrante :

« j’ai trouvé absolument incroyable (voire scandaleux) l’usage du français dans ton message : orthographe, syntaxe, chant lexical…Tu t’adresses à tes professeurs, pas à des proches… Un minimum est nécessaire. »

Avant d’en venir à ce qui peut réjouir le témoin d’une telle chute comique (le corrigeur-corrigé), deux remarques sont à faire :

1/ Ainsi, il existe une règle admise suivant laquelle les règles du discours changent selon le degré de proximité que le locuteur entretient avec ses interlocuteurs (professeurs ou proches). Or, si le discours de l’élève est au bout du compte aussi inintelligible, c’est précisément parce qu’elle croit parler la langue inconnue que représente aux yeux de tout écolier le français soutenu, lequel ne peut s’apprendre sans la pratique endurante de la lecture. N’étant pas professeur de français et cherchant désespérément à lire des dissertations qui fassent sens, il m’arrive de conseiller aux élèves d’écrire en un français oral, tel qu’ils le parlent entre amis justement. Dans les exercices d’explication de texte, cette méthode s’est même révélée très féconde : les élèves comprennent mieux un auteur quand ils traduisent son propos dans leur propre langue, c’est-à-dire en le pliant à leur usage habituel. Ils sont du coup en mesure de mieux l’expliquer et d’en restituer l’intuition centrale.

2/ Une deuxième remarque vient aussitôt à l’esprit : dans Le « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », Deleuze montre à propos des sociétés disciplinaires, que dans chaque milieu d’enfermement, on rappelle à l’individu les nouvelles règles en le renvoyant constamment à la suspension des anciennes : ainsi, lorsqu’il se trouve à l’école, on lui assène qu’il n’est plus dans sa famille, lorsqu’il est incorporé dans la caserne, qu’il n’est plus à l’école, etc. Comme si le pouvoir disciplinaire qui accompagne l’individu tout au long de sa vie de la naissance à la mort, reposait sur la nécessité d’un rappel continu à l’ordre à mesure de la sévérité croissante des règles. C’est ce qu’on peut conclure de la gravité de plus en plus importante des conséquences qui résultent de la désobéissance à la règle prévalant dans chacun des milieux : la fessée pour l’enfant capricieux, le châtiment des baguettes pour le soldat ivre, le chômage pour le salarié ou l’ouvrier distrait, l’asile si la folie obscurcit son esprit aliéné, la prison s’il transgresse les lois, le mitard pour le prisonnier indiscipliné, la maltraitance gratuite ou la négligence envers le vieillard grabataire enfermé dans la maison de retraite, mouroir médicalisé comme l’est devenu désormais le monde lui-même, ou bien dans l’hôpital où sont fabriqués la plupart des cadavres (en tout cas, on en sort plus souvent mort que vivant). Cela paraît une évidence : les règles changent selon les lieux, l’individu est censé sans cesse s’adapter et en apprendre de nouvelles. L’observance de règles toujours nouvelles maintient la conscience de l’individu en éveil en stimulant sans cesse son attention sur les objets à acquérir (les règles) pour qu’il puisse se comporter comme il se doit, tout en la détournant du véritable sujet de la persuasion (le Pouvoir) que la discipline est entrain de servir. Mais le Pouvoir disciplinaire à l’oeuvre dans ce système circulatoire reste le même à chaque étape – en effet, les allers-retours sont toujours possibles entre les milieux clos où évolue l’individu (du travail à la famille, de la famille à l’hôpital, etc.) Un tel durcissement (raidissement) progressif et compartimenté lui permet ainsi de se renforcer et de pénétrer toujours plus profondément les corps et les esprits. On remarquera cependant qu’à mesure que le Pouvoir approfondit ses racines dans l’individu qu’il soumet à son joug, il devient de moins en moins personnel et de moins en moins familier avec lui. Mais ne s’agit-il pas au fond non seulement d’habituer les individus aux règles valables pour chaque milieu mais de les habituer d’abord et surtout au pouvoir impersonnel du Pouvoir par l’apprentissage renouvelé des règles tout en les rendant (du fait de l’habituation) insensibles à l’omniprésence de ce Pouvoir ? Ainsi, l’individualité peut oublier toute contestation et participer sans s’en rendre compte à son propre asservissement jusqu’à dire par exemple avec Rousseau : la liberté c’est « l’obéissance aux lois qu’on s’est prescrites » ! C’est en ce point que se joue peut-être le scandale de la servitude volontaire. Puisque, qu’importe le contenu effectif des règles du point de vue du Pouvoir disciplinaire, du moment que les enfants, les soldats, les travailleurs, les malades, les prisonniers, les fous, les vieux, sont contenus dans l’espace clos de l’hétérotopie où ils sont respectivement et successivement enfermés et assignés aux contraintes artificielles de l’emploi du temps qu’on leur impose ? Qu’il s’exerce au sein de la famille, de l’école, de la caserne, de l’usine, de la prison, de l’asile, de la maison de retraite, le Pouvoir recteur, qui révèle progressivement son anonymat, a pour fonction d’inscrire non pas telle règle en particulier (en tant que telle, chaque règle est contingente) mais l’exigence de normalisation (quelque soit la forme qu’elle emprunte) dans sa nécessité même au coeur de la réalité. Sinon comment expliquer que l’individu ait à chaque fois à casser un système d’habitudes qui lui a été laborieusement gravé au profit d’un nouveau dans lequel les anciennes habitudes ne sont plus admissibles ? Ne faut-il pas en réalité le persuader de la constance disciplinaire quelques soient les conditions et les situations dans lesquelles il est mis ? Il y va sans doute de créer au final chez l’individu un besoin, un désir et sans doute même un amour de la règle, sans laquelle celui-ci se retrouverait complètement paralysé, impuissant et sans di-rection…. Le fascisme jaillit d’abord d’une intériorité ravagée par une puissance disciplinaire toute entière au service de sa propre conservation.

Mais c’est entre deux lettres de l’alphabet que tout se jouera. Ce qui devait être une affaire lexicale se révèle être un chant musical. On peut rire devant ce joli lapsus qui confond chant des oiseaux et champ de fleurs (ne sois pas cruel – ce n’est personne qui parle mais le langage ! me susurre mon démon) et qui rappelle que la langue originelle (celle d’avant le français, le grec, le sanscrit) était cri, chant, autrement dit : poème avant la prose. Tout se passe comme si la prose, en se détériorant – aucun de mes élèves ne maîtrise le langage ou plutôt ne se laisse enivrer par lui – redevenait poésie ou retombait en poème – comme on dit d’une personne sénile qu’elle est « retombée en enfance » – tant les expressions sont uniques, neuves et originales, à la mesure de la singularité de chaque locuteur qui réinvente sa langue propre ou plutôt même qui introduit dans le français une langue qui n’est pas seulement une langue étrangère comme les poètes de métier savaient si bien le faire, mais une étrangeté par rapport à la langue elle-même et à tout ce qu’on connaît comme langue : non pas une « langue » d’avant la langue (le bégaiement primitif par lequel les mots sortent les uns à partir des autres dans leur éclosion native) mais une « langue » d’après la langue, si on estime qu’elle en signe la disparition définitive et la décomposition outrancière. Nous assistons alors à la prolifération de langages privés tels que Wittgenstein ne pouvait encore en imaginer la possibilité. Une eschato-poésie plutôt qu’une archi-poésie. Car c’est bien de la fin du Monde qu’il est question ici et de l’impossibilité de la dire et de l’entendre. À ce propos, le film Don’t look up, déni cosmique (fraîchement sorti) dans lequel un groupe de scientifiques peine à convaincre le monde de la collision prochaine d’une météorite géante, décrit parfaitement la situation que nous vivons, à ceci près que la fin du monde a déjà eu lieu sans bruit, sans vacarme, sans feu, dans le silence imperceptible, à même le mutisme de la langue.

Sur le plateau de télévision, les scientifiques venus annoncer la fin du monde sont confrontés au déni cosmique. Image extraite du film Don’ look up sorti le 5 décembre 2021, réalisé par A. McKay

Et c’est en cela que ce professeur se trompe lourdement dans la platitude de sa réponse qui reproduit ce qu’elle dénonce, le conduisant à se contredire lui-même : tout cela n’est pas affaire de règles, s’il est vrai que l’affirmation des règles se rigidifie à proportion de la perte de leur sens et de leur « familialité ». C’est souvent quand l’origine de la règle est oubliée et que la situation qu’elle régit n’est plus d’actualité qu’on y met le plus d’empressement à continuer à vouloir l’appliquer, mais sans plus savoir ni pourquoi ni pour quoi. Inquiétante étrangeté de cette insistance de la règle à la fois lointaine et intérieure. Quand plus rien ne fait sens au dehors (le travail aliénant à l’usine, au bureau, à l’école, la promenade infernale dans la cour de la prison, les animations morbides de la maison de retraite), il reste ainsi quand même quelque chose à quoi s’accrocher : les règles. Mais on n’est jamais assuré, en cherchant à s’y tenir et à les imposer aux autres, qu’on ne glissera pas soi-même dans le trou qu’on avait creusé pour enterrer son prochain en voulant le corriger sans reste – car c’est bien de cela qu’il en retourne dans la correction : briser en l’autre l’élan vital qui le pousserait sinon à transgresser les habitudes communes – donnant ainsi aux témoins émus, l’occasion d’un rire aux éclats victorieux, la joie de se moquer du correcteur mécanisé et anesthésié par le Pouvoir qui régit la vie et perdomine tout.

Démocrite et Héraclite

Que toutes les choses s’écoulent et passent, même la capacité millénaire de cet animal qui, croyant longtemps posséder le logos qui en réalité le possédait, se retrouve finalement abandonné par lui, même le monde dont l’extinction est déjà advenue sans laisser de traces, est après tout un motif trop tragique pour verser simplement quelques larmes. Les raisons de cet abandon du langage sont désormais claires : le discours a cessé d’être un enjeu central du Pouvoir disciplinaire dont les procédés persuasifs sont passés, au grand bonheur de la publicité qui, contrairement à ce que son nom suggère, ne « réclame » pas moins que la fin du monde unique et commun pour les éveillés*, du côté des images et de leur puissance subliminale.

* « Le monde des éveillés est un et commun tandis que les endormis se détournent dans un monde à chaque fois particulier » (Héraclite, Fragment 89.) « Particulier », idiotès en grec, a ici le sens de ce qui est opposé au monde public que les citoyens, par définition cosmopolites (on n’est citoyen que dans le partage d’un monde) et communistes (les seuls remparts qui vaillent force de loi sont ceux du commun) ont en partage quand ils ne se sont pas retirés dans leur oikos où le plus fort, l’homme viril, impose sa loi à sa femme, ses enfants et ses esclaves en tant que sa volonté est la source de l’oiko-nomos. L’homo oeconomicus n’a de cesse de vouloir étendre les frontières de son domaine et d’imposer sa volonté partout au prix d’un détricotage systématique du politique au profit de l’économique. Ce personnage sinistre de l’idéologie néolibérale, en tant qu’il est l’accomplissement ultime du règne patriarcal, a, par sa mainmise sur la nature, fait de notre oikoumèné, la terre, un espace de dévastation. On peut dès lors comprendre les méthodes de ciblage personnalisé du Marketing, amplifiées par l’usage des nouvelles technologies, comme participant directement à cet éclatement du monde en creusant l’ « idiotie » des individus privés (de monde!) hypnotisés par l’algorithme. En permettant d’évaluer la pertinence du « message » pour produire, incliner et répondre aux « désirs » individués de chacun, le panneau publicitaire du futur, tel qu’imaginé en 2002 par S. Spielberg dans le film Minority Report (2002), sera à chaque fois particulier. Doté de la reconnaissance faciale, il saura s’adapter en temps réel en s’adressant à l’attention de chaque consommateur qui le regarde. En attendant, il a déjà envahi les écrans des objets connectés (ordinateurs, tablettes, téléphones) dont l’effet immédiat a été la déconnexion et la « désynchronisation » (B. Stiegler) des consciences individuelles.

La publicité sur mesure, image d’une scène extraite du film Minority report où S. Spielberg imaginait en 2002 déjà la société d’un futur proche (en 2054)

De la cigale

Que dit la cigale ? Qui est en mesure de l’entendre ? Et dans quelle langue l’écouter ? Il convient de lui poser la bonne question, celle à laquelle elle ne pourra se dérober.

Le soleil, vit-il ?

En grec démotique, la cigale se dit « tzitziki ». Le nom, onomatopéique, trouve son origine dans le chant qu’elle produit. Il s’agit à proprement parler moins d’un chant que d’une cymbalisation provoquée par les puissantes vibrations de l’abdomen du mâle au ventre vide. Les cigales peuvent vivre longtemps sous la terre à l’état larvaire (jusqu’à dix sept ans pour certaines) avant d’enivrer nos étés. Provoquant par sa chaleur la déformation des cymbales, le soleil participe directement au concert érotique destiné à attirer les femelles et à marquer le territoire. Dans le poème Ta tzitzikia d’Odysseas Elitis, le poète s’adresse directement aux cigales leur demandant si le soleil-roi vit. Celles-ci n’ont alors qu’à répondre par le même mot indéfiniment répété : zei, « il vit »

Zei zei zei zei zei zei zei zei zei

Mortelle ou immortelle ?

L’oreille des Anciens percevait dans ce qu’ils pensaient être la stridulation de la cigale le son te-tix te-tix, te-tix, te-tix… d’où le nom qu’ils ont attribué à l’insecte : τέττιξ. Hésiode a cru que ce son provenait du frottement de leurs ailes. Il revient cependant à Aristote d’avoir distingué le chant des cigales du mécanisme sonore des criquets et des grillons, qui n’ont qu’à battre leurs ailes pour exhaler leur cricri, cricri, cricri…, en l’attribuant à leur abdomen (ἰξύς).

Ce sont les cigales que les premiers musiciens ont imitées et non les oiseaux. Leur cymbalisation aurait inspiré l’amitié des muses. Selon Platon, les cigales étaient d’abord les hommes d’une race qui existait avant la naissance des filles de Zeus et Mnémosyne : Terpsichore, Ératô, Calliope, Clio, Euterpe, Melpomène, Polymnie, Thalie et Uranie. Le plaisir de chanter qui leur avait alors été donné en partage aurait fait oublier à ces premiers hommes de boire et de manger au point qu’ils « ne s’aperçurent pas qu’ils mouraient ». Si depuis les cigales chantent jusqu’à mourir, c’est pour pouvoir témoigner auprès des Muses des honneurs qui sont rendus à ces dernières parmi les mortels.

Cependant, dans sa quarante-troisième ode, « Sur la cigale », le poète anacréontique n’hésite pas quant à lui à comparer les cigales à la race des immortels :

Les fourmis contre la cigale

Chacun garde en souvenir de ses années d’écolier la dureté et l’ironie cruelle de la fourmi fontainienne insensible à la musique et qui laisse mourir la cigale bienheureuse en lui refusant son assistance. La figure de l’insecte laborieux et industrieux, incliné à l’épargne a été très tôt opposée à celle de la cigale qui n’a souci que de chanter, et qui est incapable de prévoyance par rapport à la férocité de l’hiver qui vient. Elle est déjà présente dans les Proverbes de Salomon (Xième siècle av. JC) : « Allez à la fourmi, ô paresseux ; considérez sa conduite et apprenez à devenir sage ».

Ne faut-il pas voir dans l’attitude des fourmis le symptôme de la vengeance contre le temps qui passe et le châtiment infligé à l’innocence du devenir ? Après tout, Nietzsche nous a appris que le travail est la meilleure des polices.

Mais loin de faire l’apologie du travail, la parole (μῦθος) d’Ésope rend évidents (δηλοῖ) la douleur (λῦπη) et le hasard incertain (κίνδυνος) qui guettent l’hiver d’une vie exposée aux négligences et à l’insouciance de la jeunesse.

Écrite au VIième siècle av. JC, la fable d’Ésope a connu de nombreuses exécutions et déformations : Phèdre, Gabrias ou Babrius (Ier siècle) , Cyrille de Jérusalem, Aphtonios, Aviénus (IVième) Gilles Corrozet, Gabriele Faërne (XVIème), Eustache Le Noble, Isaac de Benserade, Jean de La Fontaine, Charles de Lenfant, Jean-Jacques Boisard, Ivan Andreïevitch Krylov (XVIIième), Pieter Burman (XVIIIième) puis Jean Anouilh et Françoise Sagan (XXième). Mentionnons également le poète persan Mocharrefoddin Saadi (XIIIième) qui remplace cependant la cigale par le rossignol.

Le cinéma en a produit pas moins d’une dizaine d’adaptations (l’image ci-dessous est tirée du film de Wladislaw Starewicz réalisé en 1912 d’après l’interprétation de la fable par Krylov).

Les compositeurs suivants s’en sont également emparés : Offenbach, Saint-Saëns, Godard, Gounod, Lecoq et Dauphin au XIXième siècle ; Caplet, Shostakovitch, Delage, de Manziarly, Poulenc, Jongen, Hindemith, Farkas et Benguerel au XXième siècle.

De l’évidence entomologiste et de l’affabulation poétique

Dans Mœurs des insectes, l’entomologiste Jean-Henri Fabre (1823-1925) vise à revenir aux évidences après avoir fait table rase de tout ce qu’on nous a appris sur la cigale dans l’enfance. « L’enfant est le conservateur par excellence », celui qui garde en mémoire les erreurs et les non-sens des fables, ainsi que ceux des images qui les accompagnent, dont son imagination a été nourrie. La première méprise est relative au temps où se situe l’histoire : « quand la bise fut venue ». Que l’hiver venu, les cigales fassent défaut, cela crève les yeux.  La deuxième affabulation concerne la subsistance évoquée dans le poème : mouches, vermisseaux et grains dont se nourrissent les fourmis ne font pas partie du régime alimentaire de la cigale. Fabre met ainsi en cause La Fontaine et l’illustrateur Grandville (1803-1847) qui, tout Parisiens qu’ils étaient, ont confondu l’insecte musiquant qu’ils n’ont jamais pu de leur vie voir ni entendre, avec la sauterelle. Mais il fait remonter l’erreur aux Grecs eux-mêmes, Ésope au premier chef, qui auraient remplacé l’animal d’une « quelque légende venue de l’Inde » par celui de la célèbre fable européenne, plus familier à leur contrée. Au prix d’adaptations à l’air du temps et d’accommodations à l’espace culturel et naturel de l’Europe méridionale, la cigale aura fini par servir de contre-modèle en termes d’économie et de prévoyance dans la pédagogie.

Or, que nous apprend « l’œil scrutateur de l’observation » une fois ouvert ? Que c’est exactement l’inverse qui a lieu : la cigale apparaît comme « l’artisan industrieux, partageant volontiers avec qui souffre » tandis que la Fourmi « pressée par la disette, implore la chanteuse » ou plutôt l’exploite, la pille, la dévalise, la ravit et finit par en faire son repas.

« Since Aristotle and beyond Bergson »

Aristotle_1« Seit Aristoteles bis über Bergson hinaus »

Introduction

As Heidegger put it, « No attempt to get behind the riddle of time can permit itself to dispense with coming to grips with Aristotle » (The basic problems of Phenomenology, paragraph 19), since Aristotle shaped the traditional concept of time. He was the first to conceptualize the phenomenon of time instead of confining himself to tradition by accomplishing « the return to the things themselves »: « his view of time corresponds to the natural concept of time. » (Ibid.). Yet, while Aristotle had the « eyes to see » (Ibid.), he did not gain access to the origin of time, to the point from which time springs, as he only conceptualized the vulgar understanding of time. All the subsequent time conceptions (Plotinus, St. Augustine, Suarez, Leibniz, Kant, Hegel, Schelling, Nietzsche, Bergson, Husserl and Einstein) only represent the variations of his conception.

Although Bergson’s concept of duration stands apart, his endeavour to put aside the tradition was not a success according to Heidegger. By distinguishing common time and duration (lived time), Bergson does not achieve his goal, that is to discover an original concept of time: his erroneous interpretation of Aristotle, as well as his misconception of common time prevent him from conceiving the fundamental time and thereby to relate time and being.

Since an understanding of time determines the sense of being, all the subsequent development of metaphysics depends entirely on the analysis of time as it was elaborated by Aristotle in the fourth Book of “Physics. Aristotle established the derived concept of time, both as intra-temporality and as intra-psychic. Therefore, drawing upon Aristotle’s conception, we are able to reach the phenomenon of ecstatic-horizontal temporality as the horizon of the understanding of Being. In full accordance with fundamental ontology, we are only able to get indirect access to the original phenomenon, namely the authentic and original understanding of time, through the derived concept.

Making this deconstructive step, Heidegger assumes that the Aristotelian concept of time bears in itself the trace of the phenomenon. Its analysis would allow to extract its phenomenological content without paraphrasing the existing concept or trying to overcome it. For instance, Hegel did nothing else than substituting Greek terms by German ones (nun/Jetzt ; oros/Grenze ; tode ti/absolute Dieses ; stigmè/Punkt). As for Bergson, he made an attempt to overcome it using the pure intuition of duration. In this respect he complies with Aristotle’s requirement to provide a vision of time, but he is not able to satisfy it, since he abandons concept for the sake of intuition. Heidegger objects to « Bergson’s thesis that time understood in the common way is really space » (“Sein und Zeit”, p. 18). He intends to show that neither the traditional concept of time nor its common understanding is based upon a spatial representation, against Bergson’s critique during his summer course on the “Basic problems of phenomenology” in 1927.

Let us remind that Bergson never declares explicitly that his goal is to overcome the Aristotelian concept of time. In “Time and Free Will” (1889) he objects primarily to Zeno, Kant and Fechner, as he challenges the negation of movement, the transcendental idealism and psychophysical confusions. His starting point is neither the philosophical concept of time itself, nor its common understanding, but the immobility of scientific time, the T symbol.

Bergson provides his interpretation of Aristotle in “Creative Evolution” (1907) while discussing the cinematographical mechanism of thought. Still, Bergson does not refer to the fourth book of “Physics. Rather, he addresses classification of the kinds of change in the Fifth Book. He also refers to the Eighth Book and to the “Metaphysics XII, where the unmoved mover theory is discussed. Moreover, it is impossible to understand the Aristotelian concept of time as ‘’something about the motion” without the interpretation of movement in its ultimate principle.

However, Bergson and Heidegger are not challenging the same Aristotle, and so, it is necessary to clarify the relevant interpretations.

1) Heidegger’s Aristotle

   905full-martin-heidegger  In the 1917th seminar, Heidegger talks at length on the traditional definition of physical time (Aristotle, Physics IV, 11, 219 b 1: « Time is the number of movement according to the before and after » – Touto gar estin o chronos, arithmòs kinéseôs kata to proteron kai husteron). He highlights the three major characteristics of time in order to show that they do not derive from the characteristics of space, but originate directly from those of original temporality: transition, extension and measure. These characteristics determine the natural understanding of time as an infinite succession of nows.

Time is indeed encountered with mobile as the experience of before and after which succeed one another in space. But the original sense of proteros and husteron is not temporal. If these terms referred to a chronological order (as earlier and later), Aristotle’s definition would be tautological, as time would then be characterized via intratemporality, as if « now » could itself be in time. Nevertheless, before and after presuppose temporal experience: retention and expectation. For when I see a movement, metabolé between two points, I retain the abandoned place as a starting point (before) and I expect what follows as a destination point (after). Thus, we see the transition through a temporal ecstatic attitude.

Yet, if Aristotle’s definition is indeed tautological, then it points to the identity of the derived and the original, in other words: “the derived time is original Time”. Therefore, Aristotle could not aim to derive the common time from anything other than Time itself. Space does not establish experience of movement nor time; on the contrary, space itself is derived from time. Hence, when Aristotle says: o chronos akolouthei té kinései (“Time follows movement” – Physics IV, 11, 219 b 23), he aimed to work out a priori conditions for the experience of movement. The verb akolouthein (follow, accompany) indicates here that the experience of space depends a priori on the common understanding of time. Heidegger concludes that Bergson misinterpreted Aristotle (affirming that time as conceived by him is space) as he didn’t understand the transcendental meaning of akolouthein (BPP, p. 294).

Heidegger pursues his analysis in order to establish derived time on the basis of original finite time. He traces time major characteristics (measure, extension and transition) back to their origin, as he relates them one by one to their original existential meaning. This original relation is beyond common understanding of time, because time is conceived as an infinite succession of “nows”. This way of understanding which obscures original Time is integral to Dasein’s way of being. In the everyday existence, Dasein does not recognize ordinarily itself via ecstatic temporality, but through the extantness as if it were a thing present-at-hand (Vorhandensein); so the derived temporality decidedly depends on the presence. That is, the interpretation of time through now is related to the conception of being as being-actual, as being-present. That means that a temporal modality of Dasein is raised to the rank of a paradigm of being.

Heidegger then raises the following question (BPP, p. 323): if initially Dasein is only aware of common time, can we still call the original time by the same name, “time”? Here Heidegger clearly opposes the Bergson’s point of view, as Bergson refers to the original time as “duration” leaving the title of “time” to the derived concept. Yet, it’s the original time that should be called time in the first place. (BPP, p. 326.)

However, if we relate every ontic notion to its ontological notion, do not we risk building an ontology that would merely model the ontic? And if we build the conception of original time on the basis of finitude, how will we be able to justify time as an infinite succession of present “nows”? And does not the paradigm of transition “in general” translate time into the concept of a uniform becoming which slides indiscriminately along each and every thing? It is exactly on this matter that Bergson confronts Aristotle.

2) Bergson’s Aristotle

Bergson-Call-For-Papers The forth chapter of Creative Evolution is « a glance at the History of systems ». It aims to pinpoint the latent geometrism of human mind within the traditional fundamental concepts (God, being, nothingness): the cinematographical mechanism inherited from Greeks, which makes us conceive the unstable out of stable, the moving out of immobility, the full out of empty and being out of nothingness. This way of thinking remains « the last word of the Greek philosophy », « connected by many threads to the soul of ancient Greece ». (EC, p. 325). The « trust in the cinematographical instinct of our thought » (EC, p. 315) is what makes us « all born Platonists » – Plato just integrated into philosophy this natural tendency of our instinctive intelligence. The same mechanism is responsible for the way Aristotle conceived change: he focused on stability of different mobilities because he was relying on language (adjectives, nouns and verbs) to derive qualities from matter, forms from bodies and result obtained (or presiding intention) from actions (EC, p.302). In this regard, quality is precisely a moment of the alteration, form is a moment of the evolution and the result/intention a moment of the action. Concentrating on these moments, we fixe logically the instability of matter, the uninterrupted continuity of life and the body movement. Theses three kinds of change classified by Aristotle (Physics V, 3, 225 b 11-13) bear in themselves a common idea, namely that of a unique and impersonal movement, a form of « becoming in general » (EC, p. 306). As far as adjectives (qualities) and verbs (actions) are nothing but derivations of a noun, each expressing merely a state of reality, and Greek philosophy had no other way than to conceive the reality as constituted of forms. It was therefore condemned to confuse these relative perspectives with the things themselves. Plato and Aristotle failed to see that the substantial reality is not a form, but the transformation itself. Aristotle couldn’t understand how change itself could be a genuine subject (Physics V, 3, 225 b 5); instead, he made of it an accident of substance. Thus, denying that becoming is itself being, Greeks had to reduce time to be a « moving image » of the eternity (Cf. Plato, “Timaeus” 37d : eiko kinèton tina aionos). Which means the separation of eternal being from the sensible world. « Ideas must then exist by themselves. Ancient philosophy could not escape this conclusion. Plato formulated it, and in vain did Aristotle strive to avoid it. » (EC, p. 321.)

Thus, Aristotle takes up Plato’s logical system of ideas, merely reorganising them around the idea of the unmoved mover. The static principle remains thereby separated from the becoming world, ontologically isolated from movement. At the base of the universally moving sensible where Plato found the ón, which partakes in the intelligible and imitates being, Aristotle places the shapeless matter awaiting to be informed. While for Plato it is form that is imitated by the things, for Aristotle movements that partake in the sublunary world mimic the movements from the supralunary region. (EC, p.321): « So, having begun by refusing to Ideas an independent existence, and finding himself nevertheless unable to deprive them of it, Aristotle pressed them into each other, rolled them up into a ball, and set above the physical world a Form that was thus found to be the Form of Forms, the Idea of Ideas, or, to use his own words, the Thought of Thought. Such is the God of Aristotle. »

Thus Aristotle is long way from challenging the khôrismos: instead, he pushes the cinematographic Platonist tendency to its limits, by distinguishing a stable element from its negation, as parts of any transformation process. In other words, he distinguishes the immovable general form which subsumes all the particular cases, from the unstable matter as pure indeterminacy: eidos and hylé – this dissociation is « the first proceeding of our thought » (EC, p. 326). It means that: « The affirmation of a reality implies the simultaneous affirmation of all the degrees of reality intermediate between it and nothing. » (EC, p. 323.)

In this respect, there is no fundamental difference between Plato and Aristotle. Delimited by intelligence and expressed in language, Forms are either oriented towards the Idea of Ideas, or brought together in the eternity by a pure act unifying them into « a single concept, the synthesis of all reality, the achievement of all perfection ». In both cases, conceiving being requires therefore to postulate a primordial nothingness: « If we pass (consciously or unconsciously) through the idea of the nought in order to reach that of being, the being to which we come is a logical or mathematical essence, therefore non-temporal. And, consequently, a static conception of the real is forced on us: everything appears given once for all, in eternity. » (EC, p. 298.) Hence, space and time are seen as degradation of the first principle, as a diminution of being which tends towards nothingness as things spread in space and particles of time get extended. The becoming world arises therefore as a bridge between the supra-sensible Ideas and infra-sensible nothingness. Because, « having cut your cloth, you must sew it. » (EC, p. 326).

As the generative act of every movement, the symbol of the general idea of all general ideas, Aristotle’s God just poured out Platonic ideas beyond him into time and space [« an outpooring of Platonic Ideas from the Aristotelian God » (EC, p. 321)]. The non-extended and eternal theîon originates the world’s movement without producing anything. The first diminution of the first principle initiates the perpetual movement of heavens. This movement imitates the divine eternity « creating (…) its own place, and thereby place in general (…) creating also its own duration and thereby duration in general, since its movement is the measure of all motion. » (EC, p.323-4). Thus, time is the consequence of eternal circular movement, which dwells eternally in the same place and measures all movements. The second diminution gives rise to the sublunary world with its cycle of birth, growth and death that imperfectly and for the last time imitates the circle of God’s thought.

We can see how the unmovable principle is derived from an interpretation of movement as infinite. For Aristotle, the unmoved mover is necessary because movement is not supposed to have a beginning or an end: there must be a unique entity that corresponds to movements in the eternity. This is how Bergson claims that Aristotle derives his time interpretation from his space interpretation: movement is conceived on the basis of primary immobility. By establishing chronos through aîon, he is far from establishing it through time. Aristotle derives duration of eternity the same way he used to trace back to the original circularity. The analogy he uses to derive both existences of time and places from the place of places, leads him to negate both movement and time.

Bergson thus confronts directly the principles that withdraw the onto-theological perspective of metaphysics, which pretend to establish being in its totality on the idea of an isolated and unmoved super-being.

The possibility to misinterpret what must be overcome is a risk assumed by Being and Time and it lays in wait for all ontology that seeks to be fundamental. A project that traces the derivative back to its origin remains always undermined by possibility of misinterpretation and risks distorting its starting point and its goal. That could be exactly what happened to Heidegger towards Bergson.

Presentation given at the XIV international scientific conference « Aristotle’s readings », the 24th of May 2018, Lomonosov Moscow State University.

(translation : Maria Kobzarenko. Et merci à Anna Yampolskaïa pour la révision)

Le caractère cinématographique de la perception (2- Perception et mémoire)

Perception et Mémoire

Le but de Matière et Mémoire est le dépassement des principales oppositions métaphysiques : (1) celle de l’étendue matérielle et de l’inétendu. Créée de toute pièce par l’entendement, cette dualité se rapporte à deux tendances qui se co-appartiennent dans l’extension indivisée de la perception coextensive à la matière ; (2) celle de la qualité et de la quantité : puisque la conscience perceptive ne s’ajoute pas aux choses, les sensations ne sont pas des affections inextensives représentant dans le théâtre de la conscience des changements homogènes dans l’espace ; et puisque la divisibilité de la matière est relative, il n’y a aucun sens à considérer les atomes autrement que comme un schème pratique et provisoire. Enfin l’opposition entre l’homogénéité des mouvements et l’hétérogénéité des qualités, suppose une conception abstraite du mouvement : en le pensant comme l’accident d’un mobile, on en occulte la réalité.

« Une seule hypothèse reste donc possible, c’est que le mouvement concret, capable, comme la conscience, de prolonger son passé dans son présent, capable, en se répétant, d’engendrer les qualités sensibles, soit déjà quelque chose de la conscience, déjà quelque chose de la sensation » (MM, p. 375-376/ 278).

La perception concrète est un mixte de perception pure et de mémoire pure. En tant que mémoire, elle résume une multiplicité énorme de moments dans une sensation actuelle qui se prolonge en mouvements corporels. L’idée de tension permet ainsi d’atténuer la différence entre les qualités sensibles données par la sensation et les changements calculables dans l’espace ; (3) d’où la relativisation de la troisième opposition : la différence de la liberté et de la nécessité. Il s’agit d’une différence de degrés  en ce sens que le rythme de notre durée est plus tendu que l’écoulement des choses où règne la répétition et l’équivalence des moments. Entre l’esprit et la nature il n’y a pas de distance infranchissable : la nature est comparable à une conscience latente, tandis que l’intelligence est formellement esprit mais matériellement naturelle. Les mécanismes dans lesquels nous prenons la nature en filet ne sont que le signe d’une identité, ou sinon d’une insertion de l’esprit dans la matière dont il ne diffère qu’en degrés, mais dont il s’éloigne pour se retrouver lui-même en remontant la pente des habitudes motrices et sauter dans la mémoire pure.

En pensant un mouvement unique de différenciation qui se détend au point de devenir matière et qui se contracte au point de devenir esprit, la  matière étant une durée infiniment détendue, la mémoire son degré le plus contracté, Bergson résout la distinction ontique dans la différence extatique du virtuel et de l’actuel, dans le pli de l’être-passé et de l’étant-présent. D’où les paradoxes apparents d’une Mémoire qui est d’un côté psychologique et d’un autre côté ontologique, une mémoire-habitude inspirant le devenir matière de la conscience et une Mémoire pure aspirant en son fond son « retenir » spirituel.

Le troisième chapitre de Matière et Mémoire constitue à bien des égards une complication extrême de l’image de la durée telle qu’elle a été esquissée dans l’Essai. Les deux thèses fondamentales sont :

– Le passé n’est pas un ancien présent.

– Le présent est passé en même temps que présent.

Que le passé préexiste au présent, cela se comprend sur le plan psychologique, par la différenciation entre la sensation et le souvenir, et par la différence entre le souvenir pur inconscient et le souvenir-image. Un x dont je n’ai aucune représentation devient image pour se confondre avec ma perception : en passant de l’état virtuel à l’actualité le souvenir pur désincarné s’incorpore dans la réalité pour donner ainsi une épaisseur à la sensation présente dont il emprunte la chaleur. Un élément inconscient se matérialise dans un élément psychologique actuel qui se prolonge en sensations et mouvements. Matérialisation et incarnation sont les deux directions d’un mouvement continu qui part du passé virtuel et finit dans le présent actuel. Entre l’actuel et le virtuel, la différence n’est pas de degré. Le souvenir n’est pas l’image affaiblie d’une sensation passée, car la perception ne devient pas souvenir dans un mouvement de régression vers le passé, mais le souvenir devient actuel par un mouvement de progression du passé au présent.

Afin de rappeler un souvenir, je n’ai pas à consulter une marque présente dans laquelle il serait logé, autrement le passé serait quelque chose d’actuel. C’est pourquoi, je ne saisirais jamais un souvenir-image si je ne suivais pas le mouvement de matérialisation du souvenir pur. Il s’agit ainsi de se préparer pour « accueillir[1] » le souvenir, en accomplissant d’abord un saut « dans le passé en général, puis dans une certaine région du passé[2] ». Ce mouvement du général au particulier, la matérialisation, l’incarnation et la régionalisation de la mémoire pure par la perception n’introduisent-ils pas un ensemble d’éléments impurs dans l’esprit ? C’est en effet l’effort pour rendre un souvenir utile qui provoque cette série d’opérations. Le présent rappelle le passé mais le passé en s’actualisant se transforme : il est dénaturé, altéré. Le fait de devoir se placer d’emblée dans le passé[3] ne consiste pas à aller trouver le souvenir en un lieu virtuel et de le ramener comme Orphée cherchant sa bien aimée du fond des Enfers. Il s’agit d’un effort pour rendre actif tel souvenir précis. Autrement le passé tout entier passerait les portes qui le retenaient dans les ténèbres du virtuel et remonterait jusqu’au présent actuel si la conscience ne devait pas laisser passer uniquement le souvenir utile. Deleuze distingue entre l’appel au souvenir comme le saut par lequel je m’installe dans le passé en général et le rappel de l’image lorsque je suis déjà installé à un niveau précis du passé[4]. On pourrait parler d’une invocation suivie d’une évocation comme dans une séance de spiritisme. Pour que l’invocation ne soit pas entendue par des revenants indésirables, il faut resserrer l’appel autour d’une région déterminée du passé à partir de laquelle le souvenir approprié à la situation pourrait apparaître dans le présent. Lorsque Bergson décrit le passé comme inagissant, cela ne revient pas à en affirmer l’inertie. La Mémoire avec la totalité du passé exerce une poussée pour s’insérer dans l’état présent[5]. Son impuissance n’est pas autre chose qu’une marque d’inutilité et de son inextension que son actualisation en image est susceptible de modifier en l’insérant dans le présent extensif de la perception sensorimotrice.

L’actualité n’est pas le caractère de l’être, mais de l’étant. Ce qui est est toujours au présent, mais le est lui-même est passé en tant que lieu où se rassemble, enroulé sur lui-même, l’être de l’étant-présent. Lorsque Bergson dit que l’être est passé, il ne s’agit pas de dire que le virtuel est l’étant véritable. La différence de nature entre passé et présent semble quelque fois se ramener à la différence entre un temps déjà écoulé et l’instant où le temps s’écoule[6] – un présent qui se déroule et un passé entièrement déroulé. Le passé a cessé d’être utile comme s’il l’avait été dans un présent disparu[7]. C’est que Bergson ne prend pas pleinement conscience de son intuition en cherchant à la traduire dans un langage inapproprié, car il refait du passé un ancien présent. Si le passé avait été de l’entièrement déroulé, c’est qu’il avait été un présent. En quoi dès lors se distinguerait-il radicalement du présent autrement que par degré ? Le déjà écoulé et le fait de l’écoulement valent sans doute du point de vue psychologique, mais ce point de vue fait dire à Bergson le contraire de ce qu’il voit. Le passé lui même aurait pu être dit entrain de s’écouler et le présent déjà écoulé – mais ce paradoxe devait paraître trop excentrique pour que Bergson, mû par un désir de rester en accord avec le sens commun, puisse l’affirmer en toute franchise. En quittant l’état de souvenir pur pour se confondre avec une partie du présent, le passé n’est justement pas du déjà déroulé et le présent un déroulement. De même, le passé exerce une poussée constante pour entrer dans le présent mais il est inagissant du fond du virtuel. Ces hésitations dans l’analyse relèvent sans doute d’un effort pour dire ce qui n’a pas encore été pensé. C’est du moins le mérite de Bergson d’avoir tenté de trouver les mots pour exprimer ce que la tradition n’avait jusque là pas réussi à voir.

Nous en venons au second « paradoxe » qui exprime l’ambigüité de la démarche bergsonienne qui risque à chaque fois de toucher du doigt le sens ontologique du temps mais retombe finalement dans une description dérivée et vulgaire : le passé dans sa totalité coexiste avec le présent. Pour montrer comment il n’est pas aboli mais se conserve en soi « à l’état latent[8] », Bergson doit recourir à une image géométrique et à une analogie entre le temps et l’espace. On peut se demander si la Mémoire ne spatialise pas la durée d’une façon telle qu’espace et temps s’accordent enfin. Peut-être que ces images assouplissent-elles déjà le concept d’espace. Les trois figures géométriques que Bergson propose tour à tour au troisième chapitre de Matière et Mémoire, celle du segment AD qui part du souvenir pur et finit dans la perception pure en passant par le souvenir image, et que l’associationniste coupe au milieu[9] ; celle des deux lignes perpendiculaires AB (ligne objective des choses aperçues et inaperçues dans l’espace), et CI (ligne subjective sur laquelle s’échelonnent les souvenirs)[10] ; et enfin la célèbre image du cône renversé SAB dont le sommet S qui s’insère sur un plan P représente le présent, c’est-à-dire la conscience de mon corps au centre de l’univers matériel, et la base AB le passé immobile, presque spatialisé, dans lequel les souvenirs s’accumulent par additions successives[11].

Cette immobilité du passé et la mobilité du présent ne se laisse pourtant pas ramener à une opposition du statique et du dynamique, car c’est l’ensemble du cône qui est dynamique. L’image des deux lignes signifie quant elle la coexistence de toutes les images du monde matériel non actuellement aperçues d’une part et en même temps la contemporanéité de cette ligne avec tous les états psychologiques qui coexistent avec le présent de la conscience d’autre part. La description que Bergson donnait de la matérialisation du souvenir pur et de l’incarnation du souvenir-image avec la première figure est corrigée ici : le souvenir a seulement l’air d’un revenant[12] mais en réalité il adhère d’emblée au présent perceptif qui se dédouble en passé et en avenir.

« Le même instinct, en vertu duquel nous ouvrons indéfiniment devant nous l’espace, fait que nous refermons derrière nous le temps à mesure qu’il s’écoule[13]. »

Il s’agit de fustiger l’illusion selon laquelle l’espace est un principe de conservation pour ce qui prend place en lui et le temps un principe de destruction pour ce qui succède en lui – de là l’apparence que le souvenir est un revenant et que sa remémoration procède d’une « résurrection capricieuse[14] », alors que l’oubli est en fait le rejet de l’inutile par l’actuel et l’agissant. L’espace se rapporte au contraire à l’imminence des actions futures du corps propre. Si le passé caractérise la clôture du temps, son immobilité fondamentale, l’avenir constitue un schème spatial d’ouverture et de mouvement : les parties de l’univers matériel qui ne sont pas perçues sont remplies de menaces et de promesses – Heidegger s’en souvient sans doute lorsqu’il décrit la venue du danger comme le mouvement d’approche depuis la contrée. La distinction entre la majeure partie du monde matériel qui est hors du champ perceptif et l’inconscient psychologique est « toute relative à l’utilité pratique et aux besoins matériels de la vie[15] » mais ce n’est pas « une distinction métaphysique[16] ».

À la différence de la seconde figure qui affirme l’existence dans le monde subjectif et dans le monde objectif de ce qui est en dehors de la conscience, l’image du cône signale la survivance intégrale des souvenirs dans la mémoire, c’est-à-dire qu’elle montre comment le passé dans sa totalité (dont l’ensemble se répète à tous les niveaux jusqu’à sa base) coexiste avec mon présent sensorimoteur (la pointe) qui s’insère dans le monde matériel (le plan). Il ne s’agit pas de ramener la distinction du passé et du présent à une différence du plus ou du moins selon qu’on s’éloigne du plan et que les souvenirs s’étagent en régions indépendantes de plus en plus larges à mesure qu’elles s’éloignent du présent figurant la pointe du progrès du passé vers le futur. En fait, le cône représente différents niveaux de contraction du passé : du passé rêvé au passé contracté en habitudes, il y a toute la distance de la Mémoire à la matière, de l’état virtuel passant par différents plans de conscience à la matérialisation d’une perception actuelle, du souvenir pur à l’état présent agissant, de la contemplation du passé au présent sensori-moteur. Lorsque Bergson dit que la Mémoire est le degré le plus contracté de l’esprit et que la matière est une durée infiniment détendue, il n’y a pas de contradiction avec cette idée selon laquelle le degré le plus contracté du passé s’insère dans le présent sensori-moteur. À la pointe du cône, la contraction de l’esprit est relative à la mémoire habitude, tandis que la base correspond de l’autre côté à une dilatation de la Mémoire pure dans le passé spirituel. Le plan dans lequel s’insère le degré le plus contracté de l’esprit se rapporte au rythme extrêmement relâché de la durée. Étendue dans l’espace, la matière est un présent qui recommence sans cesse ; détendue dans le temps, la Mémoire pure est un passé définitif qui a cessé de se faire pour appartenir à l’être. Pourtant, sans ce fond virtuel, rien ne pourrait se faire, l’actualité du présent est toute entière adossée à la Mémoire. C’est par l’appel au souvenir pur que l’action se déploie dans le monde. Réciproquement, l’état sensorimoteur de la conscience actuelle, « oriente la mémoire, dont il n’est au fond que l’extrémité actuelle et active[17] ».

De même que le souvenir pur diffère en nature du souvenir image, la Mémoire pure qui se meut dans le passé définitif et se caractérise par la databilité, au sens où chaque événement a sa place dans le temps, se distingue de la mémoire-habitude qui est le principe de notre adaptation au présent parce qu’elle joue le passé sans besoin de l’évoquer, autrement dit d’en rappeler l’image. Elle se meut dans un présent qui recommence sans cesse. La distinction entre le pur souvenir et l’image-souvenir ne correspond pas à la distinction apparue au deuxième chapitre de Matière et Mémoire, celle entre souvenir spontané et souvenir acquis. Le souvenir spontané est l’image. Puisque l’évocation transforme le pur passé en image actuelle et que la mémoire habitude fixe les images dans l’organisme sensorimoteur, il y a bien une troisième mémoire que Bergson ne dégage pas explicitement mais que la logique même de sa description met en avant : la Mémoire ontologique. Elle fonde les deux mémoires qui en procèdent dans l’actuel, pour rapporter le passé au présent, qu’il soit imaginé ou joué, représenté ou agi. Représentation et action nomment deux manières pour la conscience de se rapporter à l’étant, et en tant que telles, elles présupposent l’arrachement de la subjectivité à elle-même.


[1] MM, p. 277/ 148 : « nous nous disposons simplement ainsi à le recevoir en adoptant l’attitude appropriée. »

[2] MM, p. 276/ 148.

[3] MM, p. 278/ 150.

[4] Deleuze, Le bergsonisme, op. cit., p. 59.

[5] MM, p. 307/ 187.

[6] MM, p. 280/ 152 et p. 292/ 167.

[7] MM, p. 291/ 166.

[8] MM, p. 283/ 156.

[9] MM, p. 276/ 147.

[10] MM, p. 285/ 159.

[11] MM, p. 293/ 169.

[12] MM, p. 286/ 161.

[13] MM, 286/ 160-161.

[14] MM, p. 287/ 162.

[15] MM, p. 286/ 160.

[16] Ibid.

[17] MM, p. 307/ 187.

Le caractère cinématographique de la perception (1- Perception et intelligence)

Perception et Intelligence

Le problème de la détermination de la perception chez Bergson participe doublement et de part en part du problème du cinéma. Selon Deleuze, on trouverait chez lui deux conceptions contradictoires du cinéma : description d’un monde cinématographique dans Matière et Mémoire. Critique du mécanisme cinématographique dans L’Évolution créatrice. Il faut distinguer le monde en soi cinématographique des images-mouvement et des images-souvenirs de la reproduction cinématographique (Deleuze dirait stroboscopique) du mouvement par l’intelligence.

C’est que dans EC, le cinéma apparaît à l’occasion de la critique des mécanismes intelligents de la perception, inadéquats pour saisir la vie comme élan, alors que MM évoque le cinéma à travers la caractérisation du monde perceptif des images, qui sont elles-mêmes moins que des choses mais plus que des représentations. Le problème de la perception accompagne  ici celui de la mémoire et du monde en tant qu’univers matériel. Dans EC, il sera lié à la genèse de l’intelligence et au monde en tant que monde de la vie. C’est à cette seconde problématique que nous nous intéresserons dans cet article pour prendre mesure à rebours (dans un prochain post) du recul dont Bergson aura fait preuve par rapport à sa première théorie.

1. La perception du mouvement et du changement

La perception commune de la mobilité se règle sur l’intelligence qui détermine le mouvement par ses coordonnées spatiales et le changement par les différents états que traverserait un support ontique : la chose qui change, le mobile. La compréhension traditionnelle du mouvement à partir de séries de positions actuelles trouve son expression la plus pure dans les paradoxes de Zénon d’Élée, élève de Parménide. Ces paradoxes ne sont possibles que dans la mesure où il y a confusion entre mouvement et trajet et où il y a division arbitraire du mouvement : on le découpe « sans tenir compte de ses articulations »[1].

Cette conception spatialisante est au fondement de la tradition occidentale qui a commencé par couper l’être du devenir avec la séparation (khôrismos) entre monde sensible et monde intelligible. Zénon est ainsi aux yeux de Bergson celui qui donne le coup d’envoi de la métaphysique. Mais cette conception éléate provient elle-même d’une tendance naturelle de l’intelligence à se désintéresser de la mobilité pour fixer le mouvement perçu sur un support immobile. Du point de vue de la représentation incisive qui découpe le réel en objets indépendants et en concepts distincts, seules comptent les intervalles qu’on peut glisser sous le trajet du mobile, les positions successives qui permettent de ne retenir du mouvement que la continuité spatiale entre son initiation et son terme : l’absolu est remplacé par du relatif, le point de vue intérieur par lequel l’observateur pouvait sympathiser avec le mobile par un point de vue externe qui trahit une forte dose de ressentiment à l’égard de la réalité sensible et du changement.

Ce qui vaut de notre perception du mouvement local vaut aussi de celle du changement qui est décomposé en états successifs entre lesquels des états plus courts sont insérés pour immobiliser au maximum la mobilité fuyante et rassurer l’intelligence. Dans les deux cas, la représentation d’une série de positions et celle d’une suite d’états impliquent l’idée que le temps lui-même est fait de parties juxtaposées et se réduit à une consécution de maintenant présents, autrement dit de simultanéités superposables dans l’espace et divisibles à volonté. La succession véritable suppose une création, le surgissement du nouveau, alors que la succession dans le temps spatial consiste dans le réarrangement du préexistant. D’où la différence entre le phénomène d’évolution et celui du déroulement[2] : croissance continue des organismes dont les phases se confondent et ne se détachent pas les unes des autres, et un simulacre d’évolution qui se déroule selon l’avant et l’après, et dont les parties distinctes sont montées ensemble une fois qu’on a pris une série de vues sur l’évolué pour créer l’illusion de la continuité et du mouvement.

Cette forme de succession cinématographique est indépendante de la nature des éléments qui se succèdent et peut par suite être considérée comme une espèce de la simultanéité, puisque tout ce qui survient était déjà entièrement co-présent dans la bobine : ce qui succède est ainsi perçu comme une quantité négative dans la mesure où le déroulement n’ajoute rien à ce qui était déjà présent mais ne fait que soustraire les éléments d’un tout fermé et originellement enroulé sur lui-même. C’est pourquoi, quelque soit la vitesse de déroulement d’une bobine, son contenu ne s’en trouvera pas modifié : les mêmes images pourront être projetées et se succéder à un rythme plus ou moins rapide. Pour une conscience autrement contractée que la nôtre, ce serait exactement le même film et par suite notre perception ne ferait que traduire un déficit qu’un kosmothéoros qui aurait le pouvoir suprême de connaître tous les états passés et futurs du monde en même temps, pourrait combler sans peine. La succession de ce point de vue se donne comme une « coexistence manquée[3] » et la durée comme une « privation d’éternité[4] ».

2. Les trois types de devenirs et leurs suspensions

Au changement en général, il faut opposer la spécificité du changement. Bergson distingue trois types de perceptions du mouvement[5] :

1. Celle du mouvement qualitatif (par exemple, le passage du jaune au vert, etc.) ;

2. Celle du mouvement évolutif (qui concerne la croissance d’un vivant, le mouvement de la fleur au fruit, de l’enfance à la vieillesse, etc.)  ;

3. Celle du mouvement extensif (la course de la flèche, boire, manger, se battre, etc.) qui comprend le mouvement simple d’un mobile inerte et le mouvement complexe d’un être vivant.

Notre perception de ces trois espèces de changements qualitatif (altération), évolutif (accroissement/dépérissement) et extensif (translation) obéit à un mécanisme cinématographique au sens où elle consiste à les ranger ensembles et à les réduire en un mouvement unique et impersonnel, sans égard pour leurs particularités respectives, à la façon d’un film dans lequel tous les mouvements sont devenus d’une même nature :

 « Sur la continuité d’un certain devenir j’ai pris une série de vues que j’ai reliées entre elles par le ‘’devenir’’ en général[6]. »

 Bergson souligne la nécessité naturelle et comme renforcée par l’habitude, qui n’est rien d’autre, rappelons-le que la présence de la nature en nous, puisqu’elle facilite notre activité d’insertion dans la matière aux dépens de notre faculté de créer et d’inventer (laquelle implique la reprise « contre-nature » de l’élan vital) de cette méthode introduite en philosophie par Platon et qui sert de base fondamentale à l’exercice du langage et au fonctionnement de la perception. « Nous naissons tous platoniciens[7]. » Platon n’a fait qu’importer en philosophie ce qu’il trouvait naturellement dans la perception et dans le langage :

 « Les Grecs avaient confiance dans la nature, confiance dans l’esprit laissé à son inclination naturelle, confiance dans le langage surtout, en tant qu’il extériorise la pensée naturellement[8]. »

 L’application du mécanisme cinématographique sur le changement qui conduit à privilégier les vues stables sur les différentes mobilités permet d’obtenir :

1. les qualités définissables de la matière dont on extrait celles qui frappent notre sensibilité, et à partir desquelles on peut découper des corps ;

2. les formes idéales des corps dont on tire une essence invariable après avoir retenu les étapes remarquables de leur développement;

3. et enfin le dessin immobile qui sous-tend les actions en voie d’accomplissement de ces corps. Du mouvement simple, on définit les positions locales ; du mouvement complexe, on retient sa fin : « le résultat obtenu ou l’intention qui préside[9] ».

Pour constituer les états du mouvement extensifs, nous avons déjà délimité des corps, mais pour délimiter des corps dans l’étendue nous avons déjà extrait des qualités frappantes de la continuité matérielle. Comme si le passage d’un type de représentation à l’autre correspondait à une intellectualisation croissante de la perception qui va jusqu’à donner l’idée générale de devenir. Qualités, formes et actes désignent ce dans quoi se résout chaque forme de changement avant d’être rapportée à la forme du changement en général – devenir impersonnel.

–       L’instabilité de la matière est résolue dans la fixation des qualités,

–       la continuité fluide du réel dans la discontinuité des formes,

–       le mouvement qui se fait dans la représentation d’un acte tout fait.

Or, il n’y a pas que la perception et l’intelligence qui expliquent ce processus de négation du changement. Le langage offre la qualité toute prête à être attribuée (adjectif), la forme toute faite pour recevoir un nom (substantif), et l’action intentionnée par avance ou déjà terminée (verbe) : les trois catégories de la grammaire (adjectifs, noms et verbes) renforcent ainsi les deux opérations psychologiques que notre intelligence et notre perception accomplissent pour avoir du réel mouvant une vue stable et déterminée.

On voit comment la grammaire de la représentation au fondement de la métaphysique occidentale, repose sur le caractère naturellement cinématographique de notre perception relativement au changement.

Il apparaît que la qualité est obtenue par une suspension du devenir matériel, la forme par celle du devenir vital, et l’acte par celle du devenir extensif comme autant d’abstractions temporelles[10]. La qualité n’est qu’un moment du devenir ; la forme n’est qu’un moment de l’évolution ; quant à l’acte, il est représenté par le moment de sa fin. Point de vue de l’identité, de la généralité et de la communauté. Or, dans le domaine du vivant, il n’y a pas d’identités, mais il y a des ressemblances qui permettent de classer genres et espèces selon la similitude des formes perçues[11] ; dans celui des qualités, il y a une multiplicité de nuances simples et singulières qui précèdent les englobements ou les compositions[12]. Dans le domaine de l’acte, il y a le se faisant avant le tout-fait.

Les paradoxes de Zénon proviennent d’une interprétation du mouvement extensif où la lancée de la flèche et le bond d’Achille sont identifiés avec la représentation de la ligne parcourue. Pour le devenir qualitatif, les trillions d’oscillations rythmant la matière d’une pluralité de changements élémentaires sont condensés et figés par la sensation en une qualité unique, qui nous en donne l’aspect stabilisé (cf. chapitre IV de Matière et Mémoire, notre mémoire intervient pour contracter les qualités sensibles de la matière données à la perception[13]) Puis, nous passons par trois représentations successives : corps, formes, essence. D’abord, notre perception isole des corps dans la continuité mouvante du devenir matériel, À partir de là nous retenons différentes formes marquant des étapes de croissance (au mépris des transitions qui font passer l’individu de l’enfance à l’âge mûr) qu’on détermine comme des arrêts réels dans le mouvement de l’évolution : l’embryon devient enfant, l’enfant devient homme, l’homme devient vieillard.  Nous ne percevons jamais le mouvement vivant qui porte une forme dans l’autre[14].

Au lieu de percevoir le vivant dans sa singulière métamorphose, au lieu de voir, n’en déplaise à Aristote[15], que c’est le devenir lui-même qui est le véritable sujet du changement des formes, nous érigeons une forme moyenne en caractéristique fondamentale que nous appelons « essence », à laquelle vont ensuite survenir des accidents du dehors. L’essence est censée résumer l’ensemble du processus évolutif dans un genre stable et substantiel et qui donne son nom à l’espèce considérée.

3. La perception des ressemblances à la base de la production des idées générales – La pensée et le mouvant

Pour comprendre comment nous généralisons, il faut justement revenir sur la manière dont procède la production intellectuelle des idées à partir des formes et des qualités perçues dans les choses. Dans la deuxième introduction au recueil de La Pensée et le Mouvant, Bergson fonde notre besoin instinctif de fabriquer des genres[16] non pas à partir des états et des choses, mais à partir de « la propriété, commune à ces états ou à ces choses, d’obtenir de notre corps la même réaction, de lui faire esquisser la même attitude et commencer les mêmes mouvements[17]. » C’est donc le caractère sensori-moteur de notre perception en tant que nous sommes une espèce animale qui explique l’origine des idées générales. Et d’abord notre perception des ressemblances. Trois espèces de la ressemblance nous permettent d’identifier des choses par des idées générales, sont distinguées par Bergson – on remarquera que les deux premiers groupes correspondent à la classification des mouvements selon la qualité et l’évolution, seulement l’ordre de présentation est inversé :

1. Les ressemblances proprement dites se trouvent dans l’ordre vital[18]. Quoiqu’elles soient d’essence biologique, elles relèvent de l’art : l’évolutionniste qui classe sous une même famille des espèces qu’à l’œil nu nous n’aurions jamais pensé rapprocher les unes des autres possède la main et l’œil de l’artiste.

2. Les identités géométriques déterminables dans la matière inerte peuvent avoir lieu entre diverses qualités, entre des éléments de combinaisons, ou entre des forces. C’est la répétition de l’identique qui permet ici de définir les genres et d’appliquer des mesures. Les identités font l’objet d’une sélection dans une échelle de grandeur conforme aux nécessités de l’action, par où a lieu la « condensation dans un instant de notre durée, de milliers de millions, de trillions d’événements s’accomplissant dans la durée énormément moins tendue des choses[19]. » D’où la différence de tension entre le déterminisme physique et la liberté humaine. Ma perception et mon action sont faites pour un ordre de grandeur correspondant aux objets, sans quoi il y aurait dissolution de toute action et dilatation de la perception, une « histoire interminable[20] » se substituant à la présence en chair et en os de la table. Dans la perception, une immensité mouvante devient quelque chose de simple, une figure géométrique solide.

3. Si les deux premières espèces de la ressemblance possèdent une objectivité, la dernière comprend les idées générales fabriquées. Ce sont les outils de l’intelligence, relatifs aux intérêts de la société et de l’individu, et qui répondent à des exigences dialectiques (la conversation) et pratiques (l’action). À partir de là, la puissance de fabriquer des idées générales devient illimitée :

 « Toute notre civilisation repose ainsi sur un certain nombre d’idées générales dont nous connaissons adéquatement le contenu, puisque nous l’avons fait, et dont la valeur est éminente, puisque nous ne pourrions pas vivre sans elles. La croyance à la réalité absolue des Idées en général, peut-être même à leur divinité, vient en partie de là[21]. »

 L’erreur ne vient pas de ce que le physicien et le biologiste recueillent dans le langage, sous les points de vue de l’intellect et de la perception, les catégories leur permettant d’obtenir une représentation approximative de leur objet, mais lorsque ces points de vue relatifs sont confondus par le métaphysicien avec les choses elles-mêmes. C’est ce qui est arrivé à Platon et à Aristote qui ont ouvert une brèche dans laquelle s’est engouffré la métaphysique occidentale dans son ensemble.


[1] PM, p. 1379/ 160.

[2] PM, p. 1261-1262/ pp. 11-13.

[3] PM, p. 1260/ 10.

[4] Ibid.

[5] Aristote, Physique V, 2, 225 a 9 : c’est la contrariété des termes génération et destruction qui ne rentre pas dans le cadre d’une opposition entre mouvement et repos. (Cette classification correspond à celle donnée par Aristote en Physique V, 2, 225 a 1 et 2. Après avoir établi l’idée de changement en général, Aristote énumère quatre espèces dont il ne retient que trois possibilités, selon la qualité, la quantité, et le lieu, en excluant de la liste la génération/destruction. Les seuls changements possibles sont ainsi : l’altération, l’accroissement et le dépérissement et la translation. Cf. Aristote, Physique V, 3, 225 b 11-13.

[6] EC, p. 754/ 306.

[7] EC, p. 536/ 49.

[8] EC, p. 760/ 313. Ainsi, Aristote voit une preuve de sa définition du changement selon le passage d’un état antérieur à un état postérieur dans le mot même de métabole. Aristote, Physique V, 2, 225 a 1 : « le nom lui-même rend visible le fait qu’une chose a lieu après une autre » (nous traduisons). Il y a donc une certaine nécessité que les Grecs n’auront fait que porter à l’évidence de la théorie : « Les grandes lignes de la doctrine qui s’est développée de Platon à Plotin, en passant par Aristote (et même, dans une certaine mesure, par les stoïciens), n’ont rien d’accidentel, rien de contingent, rien qu’il faille tenir pour une fantaisie de philosophe. Elles dessinent la vision qu’une intelligence systématique se donnera de l’universel devenir quand elle le regardera à travers des vues prises de loin en loin sur son écoulement. De sorte qu’aujourd’hui encore nous philosopherons à la manière des Grecs, nous retrouverons, sans avoir besoin de les connaître, telles et telles de leurs conclusions générales, dans l’exacte mesure où nous nous fierons à l’instinct cinématographique de notre pensée. » (EC, p. 761-762/ 315). Cet instinct qui fonde « la métaphysique naturelle » de l’esprit humain repose sur la croyance en une « Science intégrale, posée tout d’un coup, et que l’intelligence consciente, discursive, est condamnée à reconstruire avec peine, pièce à pièce. » (EC, p. 767/ 321-322).

[9] EC, p. 751/ 302.

[10] EC, p. 761/ 313. Ainsi s’explique le triple sens de l’eidos, l’Idée, dont la traduction par « moment» relève selon J-F. Marquet d’une « audace quasi-heideggérienne » J-F Marquet, « Durée bergsonienne et temporalité », op. cit., p. 91.

[11] Dès le premier chapitre (EC, p. 513-514/ 23-24) pour appuyer les thèses transformistes qui étudient les variations des espèces au cours du temps, Bergson évoque la classification naturelle des organismes vivants sur la base des ressemblances.

[12] Cf. le passage qui traite du mouvement rétrograde du vrai dans La pensée et le mouvant, « Introduction (première partie) », p. 1267/ 18 : c’est parce que nous connaissons le rouge et le jaune que nous disons de l’orangé qu’il est un composé qui les contient et les englobe tous deux. Notre logique de rétrospection «  n’admet pas qu’un état simple puisse, en restant ce qu’il est, devenir un état composé, uniquement parce que l’évolution aura créé des points de vue nouveaux d’où l’envisager et, par là même, des éléments multiples en lesquels l’analyser idéalement (…). Dans une forme ou dans une qualité nouvelles elle ne voit qu’un réarrangement de l’ancien, rien d’absolument nouveau. Tout multiplicité se résout pour elle en un nombre défini d’unités. »

[13] Bergson écrit : « Ne pouvons-nous pas concevoir, par exemple, que l’irréductibilité de deux couleurs aperçues tienne surtout à l’étroite durée où se contractent les trillions de vibrations qu’elles exécutent en un de nos instants ? » (MM, p. 338/ 227-228) ; « si notre croyance à un substrat plus ou moins homogène des qualités sensibles est fondée, ce ne peut être que par un acte qui nous ferait saisir ou deviner, dans la qualité même, quelque chose qui dépasse notre sensation, comme si cette sensation était grosse de détails soupçonnés et inaperçus. Son objectivité, c’est-à-dire ce qu’elle a de plus qu’elle ne donne, consistera précisément alors, comme nous le faisions pressentir, dans l’immense multiplicité de mouvements qu’elle exécute, en quelque sorte, à l’intérieur de sa chrysalide. Elle s’étale, immobile, en surface ; mais elle vit et vibre en profondeur. » (MM, p. 339/ 229). Puisque l’immobilité n’est que superficielle, la profondeur du mouvement, les qualités sensibles appartiennent à l’étendue concrète comme la continuité de ses ébranlements constitutifs. Les qualités sont plus réelles que les corps et n’ont pas besoin pour devenir d’un substrat corporel stable qui en soutiendrait le mouvement puisqu’elles sont elles-mêmes du mouvement.

[14] « Bref, ce qu’il y a de proprement vital dans le vieillissement est la continuation insensible, infiniment divisée, du changement de forme. » (EC, p. 510/ 19).

[15] Aristote, Physique V, 3, 225 b 5 : « toûto dè adunaton ou gar tôn upokeimenôn ti è métabolé » : « Il est impossible pour le changement d’être sujet. »

[16] L’animal aussi est capable de généraliser : « Pourtant, chez l’animal même, nous trouvons des représentations auxquelles ne manquent que la réflexion et quelque désintéressement pour être pleinement des idées générales : sinon, comment une vache qu’on emmène, s’arrêterait-elle devant un pré, n’importe lequel, simplement parce qu’il rentre dans la catégorie que nous appelons herbe ou pré ? […] Concevoir ou percevoir ainsi la généralité est d’ailleurs aussi le fait de l’homme en tant qu’il est animal, qu’il a des instincts et des besoins. », PM, p. 1296/ 55.

[17] PM, p. 1296/ 56.

[18] PM, p. 1299/ 60.

[19] PM, p. 1300/ 61.

[20] PM, p. 1301/ 62.

[21] PM, p. 1302/ 63-64.

L’orientalisme du Hadewijch de Bruno Dumont, suivi du cours de Nassir sur le Ghâyb

« L’impuissance, incontestablement, est l’emblème du malheur arabe aujourd’hui. Impuissance à être ce qu’on pense devoir être. Impuissance à agir pour affirmer notre volonté d’être – ne serait-ce que comme une possibilité, face à l’Autre qui vous nie, vous méprise et, maintenant, de nouveau vous domine. Impuissance à faire taire le sentiment que vous n’êtes plus que quantité négligeable sur l’échiquier planétaire, quand la partie se joue chez vous… »
Samir Kassir, Considérations sur le malheur arabe, éd. Actes Sud, coll. Babel, 2004.

Avant-propos : l’orientalisme du Hadewijch

Henry Corbin , le grand penseur du chiisme iranien, nous a déjà appris le lien unissant les mystiques chrétiens d’Occident comme Maître Eckhart aux mystiques islamiques d’Orient comme Rûzbehân, Sohrawardi, Molla Sadra Shirazi etc. Il semble du point de vue de Bruno Dumont que le mysticisme vrai est essentiellement chrétien quand il n’est pas athée, comme celui qu’il revendique. Cependant dans le mysticisme, il ne s’agit plus de croire en Dieu, mais d’en explorer le néant – c’est-à-dire de franchir la distance qui met Dieu à l’écart de tout existant, en retrait de la présence – aussi nous ne sommes pas loin d’une revendication athée (pour Eckhart, Dieu est rien). Que le mysticisme est fondamentalement un phénomène chrétien, c’est aussi la thèse de Bergson dans son livre Les deux sources de la morale et de la religion dont Dumont s’est inspiré pour célébrer le mariage de la mécanique et de la mystique dès le plan d’ouverture où l’on voit une grue travailler tandis que l’héroïne se recueille dans ses prières.

Mais bien que se voulant bergsonien, Dumont veut transposer l’amour pour l’homme dans l’amour divin (le Christ retrouvé à la fin du film sous la figure de l’ouvrier délinquant (white trash). Pour Bergson, l’amour pour Dieu est transposé dans l’amour humain, et en nourrit l’imaginaire. Par conséquent, c’est la poésie courtoise qui provient de la poésie mystique et non l’inverse comme on pourrait être incliné à le penser, lorsqu’on réduit les extases des saintes à un orgasme sexuel par exemple.

Ce qui est embarrassant dans le film, c’est son côté orientaliste – qui est indiqué par le i de Hadewijch sur l’affiche.

Le terme “orientalisme” est à prendre au sens qui lui a été donné par le penseur Palestinien, Edward Saïd, à qui l’on doit d’avoir démêlé dans la profusion des discours qui traitent de l’Orient, ou même qui l’effleurent en passant, l’unité jupitérienne d’un regard qui ne connaît pas les frontières des genres et des styles. Qu’il s’agisse d’un texte émanant du Pentagone, d’un écrit de Flaubert, a fortiori d’un film de cinéma, la vision orientaliste de l’Orient par l’Occident laisse échapper deux vérités fondamentales : les autres ne sont au fond pas si différent de nous. Tout ce que nous croyons reconnaître chez eux n’est qu’une projection de ce que nous savons de nous-mêmes. Si l’Autre ne nous hantait pas, s’il n’était pas en nous, les autres ne seraient pas si terrifiants à nos yeux. Cette terreur, Hadewijch l’aborde, avec le risque de succomber à la vision orientaliste.

Il ne suffit pas de revendiquer une intention non-politique pour dépolitiser son propos. Un tel évitement reste une forme d’engagement – sans doute la pire. On ne s’en lave pas les mains aussi facilement avec le réel, qui est politique de part en part. Pourtant la majorité des critiques a préféré ignorer cette dimension du film et suivre les indications du réalisateur. Résultat : personne ne veut se salir les mains. Il est symptomatique que le débat ne se soit pas engagé sur ce terrain, mais cela est en même temps peu étonnant. Il suffit de considérer l’actualité pour suivre la montée si inquiétante et si banalisée de l’islamophobie en Europe et dont on peut à juste titre dire qu’elle a pris la place du vieil antisémitisme occidental. Sous couvert d’une lutte contre le politiquement correct, un conformisme arrogant se nourrit de la critique d’un islam dont il ignore tout de ses textes et de son histoire. Et quand on prétend dispenser sa pensée d’une vision politique (celle qui prend en compte la polis comme mode d’être en commun), c’est pour finir par manipuler des clichés assez gênants. Mais le plus inquiétant, c’est ce consensus à ne pas voir venir le danger qui consiste à désigner une nouvelle fois publiquement comme responsable de la dévastation du monde une minorité impuissante de la société.

Il serait intéressant d’analyser la figure abstraite de l’Arabe dans l’ensemble de la filmographie de Dumont – depuis La vie de Jésus en passant par Flandres.

On y décèlerait sans doute une véritable obsession qui mérite d’être questionnée. Dans Hadewijch, la religion musulmane est représentée par un personnage sans épaisseur existentielle, la horde en colère qui manque d’écraser l’héroïne, et l’action terroriste. Certes le terrorisme international peut se revendiquer d’une religion particulière mais son contenu objectif et concret est le monde dans lequel il se déploie (ou l’absence de monde plus précisément, qui caractérise le destin mondial). Les motivations des individus qui trouvent refuge dans la foi extrême et dans l’action enthousiaste (terme qui désignait autrefois les « fanatiques » possédés par le dieu : en – dans et theos – le dieu) n’expliquent rien de ce qui advient. Si la religion est l’opium du peuple, c’est parce qu’elle est d’abord comme le dit Marx lui-même dans le contexte d’où cette sentence a été pourtant extraite, “le coeur d’un monde sans coeur” et “l’esprit d’un monde sans esprit” : un monde sans âme, un monde clos ou en définitive un non-monde.

En somme, il s’agit de comprendre, et c’est quelque chose que le film ne questionne à aucun moment, ce qu’il en est de nous tous aujourd’hui, pris que nous sommes dans le destin planétaire, ce qu’il en est de la clôture mondiale et de la détresse générale, à tel point que certaines questions nous échappent complètement. Et si les dieux ont bien fui, dans quel domaine se sont-ils retirés ? N’auraient-ils pas bien plutôt changé d’apparence pour se dissimuler là où l’on n’oserait pas les soupçonner ?

Comme à l’arrière boutique de sandwichs grecs, où cet islamiste radical du film façon Dumont initie les jeunes de la cité à l’enseignement coranique. Une fois au moins, la parole aura été donnée à Nassir. Un discours avec une signature propre s’introduit alors dans le film, bienvenu ou malvenu. Le scénario ne le prévoyait pas, du moins pas dans son contenu. C’est la conférence sur le ghâyb.

Ce mot fait signe vers une impuissance qui touche au cœur même de la puissance divine. Le dieu est dans l’impuissance à être et à se rendre présent. Il ne cesse de refluer au-delà de tout ce qui est visible ou invisible, dans le retrait le plus extrême. C’est quelque chose qui se tient plus haut que ce que nous avons nommé dieu. Plus haut que le dieu,  il y a le divin. Si la véritable piété – rapport au secret et au sacré – ferme la porte à la théologie  (le discours sur l’étant suprême), à l’inverse, on pourrait voir dans certaines figures athées le résidu d’un système théologique, qui implique dans la structure omniprésente de la représentativité, une obsession du dieu ontique.

Le « jihad » engagé par les laïques contre l’islam est loin d’être le symptôme jovial de l’anticléricalisme : il faut plutôt y voir l’effet actuel des siècles d’antisémitisme en Europe. Il est absurde d’opposer un anticléricalisme à une religion qui a ceci de particulier qu’elle ne comporte pas d’appareil clérical. La religion musulmane exclut tout vicariat du système de la foi. Ce sont rarement les institutions religieuses qui sont visées par les « laïcards » (autrement dit les fanatiques de la laïcité qui voient en celle-ci une autre religion ou qui la mettent en concurrence avec les religions, plus particulièrement avec l’islam), Mais c’est plutôt la minorité communautaire – les fidèles, les femmes, les jeunes hommes – qui est prise pour cible.

En créant une représentation du culte musulman, le président Sarkozy a cherché à la fois à christianiser et à séculariser l’islam : il s’agit d’en faire une religion, c’est-à-dire quelque chose qui puisse à ce titre relever d’un statut normalisé dans la République. C’est ce qu’il appelait après J.-P. Chevènement un « islam de France », d’une France dont on aime par ailleurs à rappeler les racines chrétiennes. Or, aucun musulman, sans exception, ne prend les représentants de cette représentation – les recteurs de mosquées – pour des lieu-tenants de la foi.

Mon intention initiale n’étant nullement de donner une mauvaise image, orientaliste, de l’islam, ou de justifier de quelque manière le terrorisme islamiste, je me devais d’éclaircir ma participation au film de Bruno Dumont. La réflexion sur le ghâyb devrait permettre de réévaluer la distinction trop grossière entre une laïcité théologiquement immaculée et un islam qui serait en droit trop “politique” – et par conséquent incompatible avec la vie citoyenne. Et peut-être aussi tendre l’oreille à ce fait trop souvent négligé et auquel Jacques Derrida nous aura attiré l’attention, que le terrorisme international n’est que le symptôme d’une maladie auto-immune qui frappe l’Occident du dedans. Mais l’empressement à créer de l’Autre, nous empêche de porter le regard sur nous-mêmes.

Voici la conférence dans son intégralité :

La conférence sur le ghâyb

« A l’époque de la représentation généralisée qui suit le réel à la trace, et qui, mettant toute chose dans l’évidence du voir panoptique, se crispe sur le visible, c’est-à-dire sur un présent coupé de sa présence, nous rencontrons un mot pensant de la langue arabe qui nous convie à l’abandon, le temps de la méditation. Ce mot c’est el-ghâyb.

Il provient du verbe ghâba qui veut dire « ne pas être là », « s’absenter ». Il signifie à la fois l’absence, le mystère, le caché, le non-manifeste, l’invisible. Le ghâyb c’est ce qui ne s’offre pas au regard humain, qui ne peut être exhibé et qui se maintient dans le retrait de la présence – dans une présence qui se retire du présent. En un sens dérivé (car ontique), le ghâyb, renvoie au domaine subtil de l’esprit, le suprasensible. Dieu, ses Anges, le paradis, l’enfer mais encore ces hommes d’exception que sont les envoyés de Dieu, tout cela peut être dit appartenir au règne du ghâyb, au sens où ils ne se donnent pas à voir et se refusent à la possibilité même de la représentation. Mais un lieu lointain que je ne peux percevoir peut être dit ghâyb, même s’il suffit que je m’y rende pour qu’il cesse de l’être. L’avenir aussi serait ghâyb en ce sens qu’il n’a pas eu lieu, qu’il n’est pas encore présent, ou bien le passé en tant qu’il a déjà eu lieu, qu’il n’est plus présent.

Tout ce qui vient à la présence ou sort de la présence surmonte le ghâyb ou bien en définitive s’y abime. L’étant visible et l’étant invisible doivent être pensés selon et à partir de leur provenance du ghâyb, selon un double mouvement d’arrachement et d’attachement par rapport à lui. Mais ce qui, comme présence cachée du visible, demeure en réserve, reste en retrait du visible et en fait un présent, cela est le ghâyb.

Dans ce sens originaire, le ghâyb ne renvoie donc à aucune chose présente cachée derrière ce qui est présent, mais  il fait référence à la cache de la présence elle-même, qui n’est elle-même jamais rien de présent. Une cache dont l’absence et l’invisibilité permet à ce qui est présent de s’avancer dans la présence et de venir à l’apparaître. C’est l’apparaître qui se retire au profit de ce qui apparaît. Le visible n’a pas les moyens de cacher l’invisible qui le supporte : c’est à l’inverse, l’invisible (l’apparaître) qui découvre le visible (l’apparaissant) en même temps qu’il s’y abrite. L’invisible se dit ainsi de ce qui toujours déjà se retire hors du champ du visible, et c’est ce retrait même qui rend possible toute venue à la présence et toute sortie hors de la présence. Ainsi la lumière n’est jamais objet de la vision : si c’est la lumière qui devait être vue, on ne verrait jamais rien. Au contraire, la lumière se retire au profit de ce qu’elle illumine.

Plus spécialement donc, el-ghâyb désigne ce feu qui illumine le visible, et ce feu ne peut être atteint par la perception commune des sens, ni par la raison abstraite, ni par le cœur. Par définition, les sens corporels et l’intellect aiment à se représenter leur objet et sont donc toujours extérieurs à lui, alors qu’avec le ghâyb, nous sommes admis dans l’intimité du monde, là où nous nous tenons toujours déjà, et que nous sommes nous-mêmes, quand bien même nous nous en serions détournés depuis longtemps.

Bien que nous ne puissions nous le représenter, nous disposons néanmoins d’un accès au secret. Mais c’est en tant que mystère seulement que le retrait peut être visé et approché. Celui qui se dit capable de voir et de connaître l’invisible devient coupable d’un taghout : il commet une démesure, en prétendant dépasser les limites qui lui sont assignées : il se prend pour Dieu ou pour un envoyé de Dieu – car on sait que Dieu a accordé et ce, de façon ponctuelle, un rapport présentifiant à cette absence en dévoilant aux prophètes le voilement dévoilant, en leur rendant visible la lumière occultée. On peut supposer que ce qui leur a été ainsi -voilé n’en a pas moins cessé d’être dé-voilé, car ce que le dévoilement leur a révélé, c’est bien le voile pudique qu’il porte sur lui-même. La présence est en retrait du présent. La présence se retire du présent. Ce retrait a pu être manifesté à certains tel qu’il est, comme non manifeste, présentifié comme absence, montré comme ce qui ne se montre pas, vu comme ce qui excède toute vision.

Dans le taghoût, règne l’idolâtrie contraire à la foi, où on a besoin d’associer au Dieu unique, diverses représentations qui tiennent alors lieu de dieux divers. L’idolâtrie peut persister sous des formes en apparence moins religieuses mais qui ne perdent pas leur caractère théïologique : l’athéisme n’en préserve pas.

Noyée dans la profusion des représentations, l’idolâtrie (qu’elle soit religieuse ou athée) ignore la nécessité du secret. Elle est par essence faitichiste. En vertu d’un préjugé positiviste, trop souvent, on croit que pour dévoiler, il suffit d’arracher des voiles. Si cela vaut pour les choses visibles, cela n’est pas le cas pour l’invisible. Surmontant le taghout et ses cortèges de veaux d’or, la pensée méditante des mystiques se con-fie à l’invisible. Que serait cette fiance sans ce rapport à l’invisible? Cet être-fié qui précisément laisse être ce que nous ne saurons voir ni connaître. Ce qui est vu, ce sont les signes extérieurs de la création, les retombées de son élan. Mais l’exotérique est toujours l’exotérique d’un ésotérique, il renvoie à un intérieur qui ne peut être exhibé ni exposé, mais qui transparaît à même le visible, comme l’invisibilité fondamentale qui le supporte, comme ce retrait sans lequel il n’y aurait jamais de venue à la présence.

Avec le dieu, ce retrait se creuse de plus en plus, et on entre dans l’ésotérique de tout l’ésotérique. Dieu même pour être dieu a besoin du retrait. Le divin est en dieu ce qu’il y a de plus en retrait, au point qu’il n’est pas interdit de dire que le ghâyb est plus originaire que le dieu.

Rappelons-nous parmi les multiples noms, le 76ième : el-Bâtin qui signifie le caché, l’ésotérique, vient du mot el-Batn, « le ventre ». Mais à la différence de ce que cache le ventre, les entrailles, et qui demeure visible au moment où on a arraché l’enveloppe extérieure, el-Batn lui-même ne peut être exhibé, comme s’il suffisait d’effeuiller le visible pour le rencontrer à un certain moment, comme les entrailles dans le ventre. Mais ce nom est précédé dans la liste par son contraire : el-Dhâhir, l’apparent, le manifeste. Comment penser le rapport entre ces termes ? Y a-t-il là une contradiction ? Ce que cette opposition laisse entendre, c’est que le dieu est à la fois ce qui est le plus présent et ce qui est le plus absent, de plus évident et de plus invisible. La contradiction est levée si on considère que ce n’est pas au même titre et relativement à la même chose qu’il est absent et présent : dieu est présent par son absence et dieu est l’absence de la présence. Son évidence et son invisibilité se fondent dans ce qu’il y a de divin en lui, et qui est son essence à jamais impensée. Ravalé au rang de l’étant, fût-il suprême, le divin est perdu.

Le retrait du divin, aucun homme, aucune créature pas même dieu lui-même – au risque de penser une impuissance fondamentale au cœur de dieu – ne sont capables de le surpasser ou de le surmonter : ne pouvant s’incarner, engendrer ou être engendré, le divin ne le peut car il est déjà la chair invisible du visible.

C’est seulement dans l’abandon de la pensée au ghâyb, que la frustration divine peut « dévoiler » quelque chose de son mystère. Car le dieu ne peut que révéler son impuissance à se rendre visible. La pensée fidèle se tourne ainsi vers ce qui ne pourra jamais lui faire face à titre d’objet de représentation.

Que signifie dès lors pour le fidèle de s’abandonner au ghâyb ? Non pas quitter le visible pour une contemplation aveugle et sans but, mais au contraire s’y consacrer sincèrement. En effet, il ne faut pas penser que ce retrait divin signifie un délaissement et un abandon de l’homme. Le retrait ouvre un champ historial pour l’intelligence et la volonté, pour le cœur et l’esprit : le monde.

En montrant le divin comme ce qui en dieu est ce qu’il y a de plus caché, la pensée fidèle nous livre son secret, à l’abri de la présence. Nous sommes dès lors en mesure de confier notre activité au monde tout en laissant être l’invisible. Car dans cette foi originaire, l’amour du secret  ne cherche pas à rendre visible l’inapparent qui se trouve au cœur de ce qui apparaît. Au contraire, il laisse le ghâyb dans son abri et dans le même temps se retrouve lui-même libre pour œuvrer dans le monde. L’abandon au ghâyb et l’engagement dans le monde sont les deux revers du même acte qui est de laisser être l’invisible tout en se consacrant au visible.

Alors que la séparation et la transcendance du divin devrait avoir pour résultat de libérer le champ de l’action politique de toute contamination théologique, de toute représentation de Dieu sur terre,  d’un sacré susceptible de profanation, elle est loin d’avoir empêché la succession des dieux et de leurs vicaires. En France, la mort de Dieu n’a pas eu pour conséquence l’instauration de fondements non-théologiques à la cité politique. Elle a, loin de là, rapporté un nouveau culte, celui d’une laïcité républicaine incomprise et dénaturée, dès l’instant où la société civile est sommée de la réaliser et où le moindre croyant est perçu comme un ennemi potentiel. Le système de la représentation généralisée est selon nombre de ses aspects anti-démocratique, tout entier fondé sur l’idée d’un Etant suprême, celui que la théologie dogmatique connaissait sous les modalités de l’analogie. Ce qui est reconnu comme étant le plus haut, comme summum ens, étant suprême, theiôn, c’est ce qui peut représenter le peuple. Se dessinent les rapports de proportion, depuis le Président de la République jusqu’aux sans-rien : sans abri, sans pays. La politique du laós se confine à la représentation. Et la Révolution française aura eu parmi ses innombrables tendances, celle d’avoir démocratisé la fonction royale en permettant aux « élus » d’occuper le trône pour un temps déterminé, sans qu’il n’y ait eu à proprement parler de changement de régime.

A l’inverse, certains processus planétaires sont déconnectés de leurs causes et affublés d’un sens théologique qui ne leur est pas propre ; présentés sous les traits abstraits d’une guerre des civilisations, ou de celle de la civilisation contre la barbarie, d’une guerre des religions, ou de celle du religieux contre l’universalité des Droits de l’Homme. Mais c’est pour mieux effacer leur sens politique, pour éviter de poser les problèmes dignes d’être posés.

Quant au martyr (shahîd, le témoin), s’il est facile de le présenter comme un enthousiaste fou de Dieu, il faut bien admettre qu’en vérité il ne témoigne de rien. Il n’est que le martyr de l’absence. Ce qui peut aussi et du même coup le faire passer pour un bourreau de la présence. »