De la cigale

Que dit la cigale ? Qui est en mesure de l’entendre ? Et dans quelle langue l’écouter ? Il convient de lui poser la bonne question, celle à laquelle elle ne pourra se dérober.

Le soleil, vit-il ?

En grec démotique, la cigale se dit « tzitziki ». Le nom, onomatopéique, trouve son origine dans le chant qu’elle produit. Il s’agit à proprement parler moins d’un chant que d’une cymbalisation provoquée par les puissantes vibrations de l’abdomen du mâle au ventre vide. Les cigales peuvent vivre longtemps sous la terre à l’état larvaire (jusqu’à dix sept ans pour certaines) avant d’enivrer nos étés. Provoquant par sa chaleur la déformation des cymbales, le soleil participe directement au concert érotique destiné à attirer les femelles et à marquer le territoire. Dans le poème Ta tzitzikia d’Odysseas Elitis, le poète s’adresse directement aux cigales leur demandant si le soleil-roi vit. Celles-ci n’ont alors qu’à répondre par le même mot indéfiniment répété : zei, « il vit »

Zei zei zei zei zei zei zei zei zei

Mortelle ou immortelle ?

L’oreille des Anciens percevait dans ce qu’ils pensaient être la stridulation de la cigale le son te-tix te-tix, te-tix, te-tix… d’où le nom qu’ils ont attribué à l’insecte : τέττιξ. Hésiode a cru que ce son provenait du frottement de leurs ailes. Il revient cependant à Aristote d’avoir distingué le chant des cigales du mécanisme sonore des criquets et des grillons, qui n’ont qu’à battre leurs ailes pour exhaler leur cricri, cricri, cricri…, en l’attribuant à leur abdomen (ἰξύς).

Ce sont les cigales que les premiers musiciens ont imitées et non les oiseaux. Leur cymbalisation aurait inspiré l’amitié des muses. Selon Platon, les cigales étaient d’abord les hommes d’une race qui existait avant la naissance des filles de Zeus et Mnémosyne : Terpsichore, Ératô, Calliope, Clio, Euterpe, Melpomène, Polymnie, Thalie et Uranie. Le plaisir de chanter qui leur avait alors été donné en partage aurait fait oublier à ces premiers hommes de boire et de manger au point qu’ils « ne s’aperçurent pas qu’ils mouraient ». Si depuis les cigales chantent jusqu’à mourir, c’est pour pouvoir témoigner auprès des Muses des honneurs qui sont rendus à ces dernières parmi les mortels.

Cependant, dans sa quarante-troisième ode, « Sur la cigale », le poète anacréontique n’hésite pas quant à lui à comparer les cigales à la race des immortels :

Les fourmis contre la cigale

Chacun garde en souvenir de ses années d’écolier la dureté et l’ironie cruelle de la fourmi fontainienne insensible à la musique et qui laisse mourir la cigale bienheureuse en lui refusant son assistance. La figure de l’insecte laborieux et industrieux, incliné à l’épargne a été très tôt opposée à celle de la cigale qui n’a souci que de chanter, et qui est incapable de prévoyance par rapport à la férocité de l’hiver qui vient. Elle est déjà présente dans les Proverbes de Salomon (Xième siècle av. JC) : « Allez à la fourmi, ô paresseux ; considérez sa conduite et apprenez à devenir sage ».

Ne faut-il pas voir dans l’attitude des fourmis le symptôme de la vengeance contre le temps qui passe et le châtiment infligé à l’innocence du devenir ? Après tout, Nietzsche nous a appris que le travail est la meilleure des polices.

Mais loin de faire l’apologie du travail, la parole (μῦθος) d’Ésope rend évidents (δηλοῖ) la douleur (λῦπη) et le hasard incertain (κίνδυνος) qui guettent l’hiver d’une vie exposée aux négligences et à l’insouciance de la jeunesse.

Écrite au VIième siècle av. JC, la fable d’Ésope a connu de nombreuses exécutions et déformations : Phèdre, Gabrias ou Babrius (Ier siècle) , Cyrille de Jérusalem, Aphtonios, Aviénus (IVième) Gilles Corrozet, Gabriele Faërne (XVIème), Eustache Le Noble, Isaac de Benserade, Jean de La Fontaine, Charles de Lenfant, Jean-Jacques Boisard, Ivan Andreïevitch Krylov (XVIIième), Pieter Burman (XVIIIième) puis Jean Anouilh et Françoise Sagan (XXième). Mentionnons également le poète persan Mocharrefoddin Saadi (XIIIième) qui remplace cependant la cigale par le rossignol.

Le cinéma en a produit pas moins d’une dizaine d’adaptations (l’image ci-dessous est tirée du film de Wladislaw Starewicz réalisé en 1912 d’après l’interprétation de la fable par Krylov).

Les compositeurs suivants s’en sont également emparés : Offenbach, Saint-Saëns, Godard, Gounod, Lecoq et Dauphin au XIXième siècle ; Caplet, Shostakovitch, Delage, de Manziarly, Poulenc, Jongen, Hindemith, Farkas et Benguerel au XXième siècle.

De l’évidence entomologiste et de l’affabulation poétique

Dans Mœurs des insectes, l’entomologiste Jean-Henri Fabre (1823-1925) vise à revenir aux évidences après avoir fait table rase de tout ce qu’on nous a appris sur la cigale dans l’enfance. « L’enfant est le conservateur par excellence », celui qui garde en mémoire les erreurs et les non-sens des fables, ainsi que ceux des images qui les accompagnent, dont son imagination a été nourrie. La première méprise est relative au temps où se situe l’histoire : « quand la bise fut venue ». Que l’hiver venu, les cigales fassent défaut, cela crève les yeux.  La deuxième affabulation concerne la subsistance évoquée dans le poème : mouches, vermisseaux et grains dont se nourrissent les fourmis ne font pas partie du régime alimentaire de la cigale. Fabre met ainsi en cause La Fontaine et l’illustrateur Grandville (1803-1847) qui, tout Parisiens qu’ils étaient, ont confondu l’insecte musiquant qu’ils n’ont jamais pu de leur vie voir ni entendre, avec la sauterelle. Mais il fait remonter l’erreur aux Grecs eux-mêmes, Ésope au premier chef, qui auraient remplacé l’animal d’une « quelque légende venue de l’Inde » par celui de la célèbre fable européenne, plus familier à leur contrée. Au prix d’adaptations à l’air du temps et d’accommodations à l’espace culturel et naturel de l’Europe méridionale, la cigale aura fini par servir de contre-modèle en termes d’économie et de prévoyance dans la pédagogie.

Or, que nous apprend « l’œil scrutateur de l’observation » une fois ouvert ? Que c’est exactement l’inverse qui a lieu : la cigale apparaît comme « l’artisan industrieux, partageant volontiers avec qui souffre » tandis que la Fourmi « pressée par la disette, implore la chanteuse » ou plutôt l’exploite, la pille, la dévalise, la ravit et finit par en faire son repas.