« Tas d’immondices jetées au hasard »

C’est ainsi que Héraclite comprend l’ordre du Tout, selon lui plus beau que toute chose (kosmos kallistos).

A contre-courant d’une tradition qui veut appréhender les belles apparences dans leur pure pureté (ou à partir de la pureté du jugement comme le fait Kant ), Héraclite est le seul qui a cherché à penser un beau impur et contrarié, fait de mélanges dont le désordre apparent dissimule une harmonie cachée, invisible ordinairement à l’oeil des mortels.

Dans la perspective traditionnelle, les artisans du beau (les artistes) devaient, pour produire de beaux objets, imposer une forme ordonnée à une matière informe selon les principes d’une cosmologie où le monde se donne comme l’oeuvre qu’un demiurge façonne en se référant à son idée. A la suite d’un tel préjugé métaphysique, on assigne à l’artiste le rôle d’informer la matière en lui insufflant un ordre idéal et le beau est réduit à une idée qui peut à l’occasion se manifester dans le monde dans son adequation avec une forme sensible.

Mais il y a un autre parti à prendre. Celui qui consiste à considérer la matière elle-même comme ce qu’elle a toujours déjà été, c’est-à-dire comme quelque chose d’ordonné, et le monde comme le matériau ultime de toute œuvre. N’est-ce pas alors à faire advenir un chaos dans l’ordre primordial que l’art serait appelé ? Créer ne consisterait plus dès lors dans l’information et la mise en ordre qu’une volonté subjective imposerait à ce qui dans le monde n’a pas encore reçu de détermination, mais reviendrait bien plutôt à désinformer la matière mondaine et à déranger l’ordre préétabli pour reproduire dans un agencement nouveau l’harmonie jusque-là cachée et inapparente, celle-là même dont Héraclite nous dit qu’elle est plus forte que toute harmonie visible.

« Le soleil n’outrepassera pas ses mesures »

Megaira, © K. Sarafidis

Car les trois Erinyes s’en portent garantes selon Héraclite. Ces femmes-oiseaux, servantes de Diké (la Justice) s’assurent que tout ce qui existe rentre ou demeure dans les limites qui lui ont été imparties par la nature, mais elles doivent surtout veiller à ce que les mortels gardent la mesure dans leur comportement et ne dérangent pas l’ordre cosmique.

Opposant un refus au partage du destin, l’homme est en effet toujours porté aux excès (pleonexia) et à la démesure (hybris). Son existence même constitue une transgression de la norme universelle. Sophocle, le poète tragique, en sait quelque chose lorsqu’il caractérise cet étant comme le plus inquiétant de tous (deinotaton) à travers la bouche du choeur de l’Antigone.

En effet, avec le surgissement de l’humain dans l’existence advient quelque chose d’illimité, d’informe et de proprement fou qui va contre le règne bien ordonné de la physis : le pouvoir de sortir de ses limites et de mettre le Monde hors de ses gonds. C’est ce dont par exemple en atteste de nos jours la modification de l’axe de rotation de la terre du fait du réchauffement climatique, lequel trouve son origine dans les activités humaines sur la voie d’une perpétuelle et insoutenable croissance sans but.

En Août 1900 à Beyrouth était fondé le premier hôpital psychiatrique par le Quaker missionnaire suisse, le docteur Theophilus Waldmeir. Installé dans le quartier de Aasfourieh, l’hôpital libèrera ses derniers patients en 1983, date de l’invasion israélienne du Liban. « Aasfourieh » est désormais rentré dans le langage commun pour signifier l’asile des fous. Si on devait traduire ce mot en français, cela donnerait quelque chose comme l’« oisellerie ». L’oiseau se dit aasfour en arabe. Il n’en faut pas plus pour que l’imagination entraîne à considérer la folie comme une sorte de condition aviaire et à voir dans l’institution psychiatrique une cage où des fous battant des ailes imaginaires s’adonneraient dans une volée de plumes à un concert assourdissant de piaillements, croassements, sifflements, glapissements, criaillements : un lieu où le visiteur imprudent risque toujours d’être poussé par des hommes et des femmes-oiseaux dans leur danse macabre ornithologique. La folie est contagieuse dit-on.

Tsiphoné, © K. Sarafidis

Or, le mode opératoire des Erinyes, dont le nom latin est Furies, consiste précisément à persécuter sans relâche l’auteur d’un crime (que ce soit le parjure, le meurtre ou l’offense faite à l’étranger par le manquement aux lois de l’hospitalité exigée par Zeus) jusqu’à le rendre fou.

Pour ce plus oriental des Grecs qu’était Héraclite, l’homme n’est pas comme il le sera pour Aristote, cet animal qui possède le logos, mais celui qui, endormi et enfermé dans son idiotie délirante est bien plutôt coupé du logos universel, incapable qu’il est de l’entendre et de le comprendre. Au savoir il préfère l’opinion, à la vérité les apparences, à l’éthos ses rituels insensés. Il ressemble, nous dit le penseur du feu, à ces oiseaux de la basse-cour qui croient se laver en se roulant dans la cendre et la poussière. Sa folie, qui le détourne du commun (koinon) au profit du particulier (idion), n’est pourtant pas le crime qu’il est appelé à expier. Elle est déjà son châtiment, l’oeuvre des Erinyes.

Alekto, © K. Sarafidis

Les sirènes : de l’astre ardent aux noeuds du cèlement

« La sirena di Catania », © Karl Sarafidis

Femme-oiseau ou femme-poisson, selon qu’elle trouve racine dans les mythes grecs ou les légendes nordiques (appelée alors Margygr, « géante des mers »), la sirène fait partie de ces êtres démoniaques qui font succomber les hommes les plus valeureux en les attirant par leur chant tentateur dans les profondeurs sous-marines ou au fond des rivières, là où toute chose sombre dans la mort et l’oubli. Ce qui en fait de véritables puissances de la Léthé.

« La sirena di Catania », © Karl Sarafidis
« La sirena di Catania », © Karl Sarafidis
« La sirena di Catania », © Karl Sarafidis

Le terme Seirên serait à rapprocher de Seirios Astèr, l’astre ardent, qui donnera Sirius en latin et qui sert à désigner l’étoile située dans la constellation du Grand Chien (Alpha Canis Majoris) dont la brillance suit celle de l’étoile solaire. Cette étymologie s’explique par le statut de démons de midi attribué à ces génies malfaisantes du cèlement, qui surgissent tout comme les cigales (auxquelles elles seraient également apparentées) au moment où le Soleil brûlant arrête les vents et aplatit la mer.

Cette heure caniculaire (de canis, le chien) qui expose les navigateurs à devenir les proies des Sirènes parce qu’elle les rend vulnérables et sensibles à leur charme liant est celle de tous les dangers. Les cordes par les noeuds desquelles celles-ci lient et étranglent leurs victimes se disent précisément seirai en grec.

« L’apparition de Sabkhat el Jabboul », © Karl Sarafidis
« L’apparition de Sabkhat el Jabboul », © Karl Sarafidis
« L’apparition de Sabkhat el Jabboul », © Karl Sarafidis

« Tu dois ressembler au faucon »

Extrait du Cantique des Oiseaux d’Attar de Nishapur

Pour le poète persan Attar de Nishapur, le faucon n’est pas ce prédateur en lequel la morale fondée sur le point de vue de la brebis verrait le « méchant » tant haï, pas plus celui de la morale aristocratique qui jouit de s’autoproclamer « proche des dieux ». Il est avant tout la proie du feu insatiable du désir. Et c’est de l’intensité du désir qui le poursuit que dépend pour chaque étant le degré d’expression de sa puissance d‘agir, c’est-à-dire sa capacité à occuper l’espace de jeu du temps.

 © Karl Sarafidis

« Chacun suit son propre chemin, mais dans la même forêt »

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 © Karl Sarafidis

Il ne serait pas exagéré de dire que l’arrivée de Heidegger en France a bouleversé le paysage intellectuel français. Outre la gerbe créatrice qui en a résulté, ce bouleversement eut pour effet une césure importante entre la première et la seconde moitié du vingtième siècle : le fil qui nous reliait aux « beaux jours de l’université française » a été brusquement rompu, laissant dans une certaine obscurité l’ampleur du legs qu’elle nous aura aussi destiné. Voilà qui devrait exiger un retour expresse sur la tradition dominant la scène française avant l’entrée du philosophe allemand : le bergsonisme.

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[NOTE : L’ouvrage de D. Janicaud, Heidegger en France vise à présenter de manière exhaustive l’histoire de cette singulière réception de celui qui « conquit l’intelligentsia de l’ “ennemi héréditaire” », la France. Il insiste notamment sur cette mutation qui a transformé la manière de faire de la philosophie. C’est moins un style qu’une contenance de fond dont la provenance historique a été refoulée par la seconde guerre mondiale et dont « l’effet Heidegger » ne saurait être complètement détaché : « Onze ans seulement séparent Les Deux Sources de la morale et de la religion et L’Être et le Néant : que s’est-il produit entre 1932 et 1943 pour que la claire retenue de Bergson cède la place à la sombre et implacable  rhétorique de Sartre? La guerre et la lecture de Heidegger. » Heidegger en France I. Récit, Idées, Albin Michel, 2001, p. 16.]

Il aura fallu attendre le Merleau-Ponty du Visible et l’invisible pour qu’un fil commence à se renouer. Cet ouvrage posthume accomplit un noyau de convergences par où le penseur de l’être et celui de la durée se rencontrent franchement.

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[NOTE : le Merleau-Ponty de la Phénoménologie de la perception considère Bergson comme un phénoménologue manqué. Merleau-Ponty est ensuite conduit à remettre en question la critique qu’il menait, au nom du transcendantalisme husserlien, de Bergson, au profit de sa réception de Heidegger. Cette évolution n’a pas non plus échappé à ce dernier lorsqu’il écrit à Arendt que « Merleau-Ponty était en train de s’acheminer de Husserl à Heidegger » en remarquant incidemment que « les Français ont bien du mal à se remettre de leur cartésianisme inné ». Cf. Lettres et autres documents, 1925-1975 Hannah Arendt, Martin Heidegger, Gallimard, Paris, 2001, p. 220]

La possibilité de se frayer une voie pour une lecture croisée est alors ouverte. Mais un tel retour n’acquerra son sens que dans la mesure où il permet de remettre en état un dialogue à l’intérieur du même domaine de décisions, c’est-à-dire d’identifier les problèmes communs qui, à une certaine époque ont appelé à penser, et ceux qui requièrent aujourd’hui notre pensée, au lieu de traquer à la surface des textes les influences et les lectures supposées entre les auteurs. On pourrait par exemple reprendre certaines thèses heideggériennes et montrer ce qu’elles doivent à Bergson, en marquer l’évolution jusqu’à Sein und Zeit où Bergson est nommé pour être aussitôt révoqué. Aura-t-il été soumis comme le prétend Lévinas, à une « exécution sommaire » ? Mais on pourrait tout autant partir du jeune Heidegger qui cherchait à penser un temps qualitatif historique qui ne fût pas le temps quantitatif de la science de la nature, dans sa leçon d’habilitation du 27 juillet 1915, intitulée Le Concept de temps dans la science historique (Der Zeitbegriff in der Geschichtwissenschaft, in Frühe Schriften, GA 1, Klostermann, Frankfurt am Main, 1972 p. 355-375). Il importe bien plutôt de suivre leurs chemins disparates et tenter de les prolonger jusqu’à des carrefours furtifs. C’est en sauvegardant chaque penseur dans ce qu’il a de propre que les proximités pourront surgir, s’il est vrai que « chacun suit son propre chemin, mais dans la même forêt » (Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. Brokmeier, Gallimard, Tel, Paris, 1962 (noté NP), p. 7).

[NOTE : Par-delà la logique de l’identité et de l’unicité, le même n’exclut pas la différence et la multiplicité : « Les penseurs essentiels disent constamment le même. Ce qui ne veut pas dire l’identique » (Heidegger, Questions III et IV, trad. J. Beaufret, F. Fédier, J. Hervier, J. Lauxerois, R. Munier, A. Préau et C. Roëls, Gallimard, Tel, Paris, 1976 (noté Q III-IV), p. 126). Dans l’identité, toutes les différences s’effacent sous le morne habit de la généralité qui fixe les variations dans un concept unique, égal à soi (A = A) ; tandis que la « mêmeté » advient dans un mouvement d’auto-différenciation dynamique et de scission interne. Par conséquent, la différance en jeu ne saurait se réduire en une distinction thétique entre des termes extérieurs et opposés l’un à l’autre.]

Chaque philosophe se retrouve dans la situation de celui sur lequel se déversent une nuée de flèches et qui a à cueillir celles qu’il aura à son tour besoin de lancer à d’autres, pour reprendre cette belle image nietzschéenne. Lorsqu’il sera question de le soumettre à la question « qui ? » chacun pourra ainsi reprendre pour son compte cette phrase du démon biblique : « Mon nom est légion car nous sommes plusieurs » (Luc, 8 : 30-33 ; Marc, 5 : 9-13).

[NOTE : Dans la parabole, les démons brisaient l’égalité à soi de l’individu possédé. Mais, identifiés, ils demandent au Verbe de les résoudre dans un troupeau de porcs et se jettent alors du haut de la falaise dans la mer. Autrement dit, l’ordre est rétabli lorsqu’une multiplicité (la légion) passe de l’un (le possédé) au pluriel (le troupeau), avant de se fondre dans le tout mouvant.]

La question « qui ? » devra dès lors céder la place à la question « quel ? », qu’elle présuppose et que nous définirons méthodologiquement comme le postulat de la multiplicité « autorale » d’une pensée.

[NOTE : c’est ce que Merleau Ponty découvrait dans ses notes de travail de Mars 1961 : « Étudier le Descartes pré-méthodique […] et le Descartes post-méthodique, celui d’après la VIème Méditation […] le Descartes “vertical” âme et corps, et non celui de l’intuitus mentis (…) le Descartes d’avant et d’après l’ordre des raisons, le Descartes du Cogito avant le Cogito », M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, Gallimard, Paris, 1964, p. 326]

À quel Bergson, à quel Heidegger nous adresserons-nous donc pour saisir leur indiscutable et pourtant fragile rapport ? Fragile, dans la mesure où nous sommes exposés aux pires contresens et malentendu.

[NOTE : comme en témoigne Heidegger lui-même, dans une lettre du 24 novembre 1928 à K Jaspers : « J’ai déjà lu si souvent que j’étais la synthèse devenue réalité – depuis longtemps d’ailleurs projetée par d’autres – de Dilthey et Husserl, assaisonnée d’un peu de Kierkegaard et de Bergson. » Cf. Heidegger, Correspondance avec Karl Jaspers, trad. C-N. Grimbert, Gallimard, Paris, 1996, p. 92]

Ce ne sont pas là seulement deux grandes figures universitaires ou membres privilégiés du panthéon de l’histoire des idées. Tous deux entendent réviser notre rapport à la métaphysique occidentale, l’un en menant le projet d’une restauration de celle-ci avec la position des problèmes, l’autre de sa déconstruction avec l’élaboration topologique des questions. Ils invitent chacun à une expérience de la pensée qui procède de tracés précis et rigoureux de lignes de faits ou de voies de localisation, conformément au sens originel de la méthode comme chemin (odós). En questionnant les vrais problèmes ou en problématisant les bonnes questions, il s’agit pour chacun de libérer la pensée des réflexes de l’intelligence géométrique et de l’emprise de la logique : penser contre la raison sans pour autant renoncer à la rigueur et à la précision.

« Depuis longtemps, trop longtemps déjà, la pensée est échouée en terrain sec. Peut-on maintenant appeler ‘’irrationalisme’’ l’effort qui consiste à ramener la pensée dans son élément ? » (Heidegger, Questions III-IV, p. 69).

Sur un tel terrain, celui de la tradition, l’être ne vaut plus qu’en tant qu’il offre un terme à la visée d’une représentation dont les catégories n’ont pas pour unique effet de figer le mouvement ondulatoire du penser et de l’aplatir à la surface : elles empêchent surtout l’eau qui court de revenir à sa source. Si, comme le montre Bergson dans L’Évolution créatrice, l’intelligence s’est formée « par voie de condensation » (Bergson, L’Évolution créatrice, in Oeuvres, Puf, éd. du Centenaire, Paris, 1959, noté EC, p. 659/ 194) au terme d’une genèse qu’elle doit revivre à rebours pour retrouver l’« océan de vie » et le « fluide bienfaisant (EC, p. 657/ 192) » dans lequel elle s’origine, alors il ne reste qu’à « pousser l’intelligence hors de chez elle » (EC, p. 659/ 195), en la jetant dans ce milieu aquatique qui à terme lui est devenu étranger et l’effraye :

« Le raisonnement me clouera toujours, en effet, à la terre ferme. Mais si, tout bonnement, je me jette à l’eau sans avoir peur, je me soutiendrai d’abord sur l’eau tant bien que mal en me débattant contre elle, et peu à peu, je m’adapterai à ce nouveau milieu, j’apprendrai à nager. » (EC, p. 658/ 193-194.)

Sans un effort de volonté, l’intelligence ne saurait quitter son milieu naturel ni remonter la pente de ses habitudes pour retrouver son élément originel :

« Celui qui se jette à l’eau, n’ayant jamais connu que la résistance de la terre ferme, se noierait tout de suite s’il ne se débattait pas contre la fluidité de ce nouveau milieu ; force lui est de se cramponner à ce que l’eau lui présente encore, pour ainsi dire, de solidité. À cette condition seulement on finit par s’accommoder au fluide dans ce qu’il a d’inconsistant. Ainsi pour notre pensée, quand elle s’est décidée à faire le saut. Mais il faut qu’elle saute, c’est-à-dire qu’elle sorte de son milieu. […] Vous aurez beau exécuté mille et mille variations sur le thème de la marche, vous ne tirerez pas de là une règle pour nager » (EC, p. 659/ 194.)

En mettant l’accent sur le chemin, Heidegger répète à sa manière l’exigence d’animer la pensée contre sa fixation « dans les espaces raréfiés des concepts morts » (Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, trad. A. Becker et G. Granel, Puf, Paris, 1959, noté QP, p. 67). S’il faut remettre la pensée dans son élément d’origine, c’est que « nous ne sommes pas encore dans le propre de la pensée. » (QP, p. 103.) Nous n’y parvenons qu’en accomplissant le saut « pour atteindre le sol même sur lequel nous nous trouvons. » (QP, p. 43.) Dans tous les cas, le chemin nous conduit jusqu’au point où il devient nécessaire de sauter par-dessus l’habitude millénaire qui a abouti à la « méversion » de l’esprit, c’est-à-dire à l’interprétation instrumentale de la pensée, laquelle a fourni jusque-là un critère inapproprié pour juger de la puissance de la pensée et de sa co-appartenance à l’être.

« Cette façon de juger équivaut au procédé qui tenterait d’apprécier l’essence et les ressources du poisson sur la capacité qu’il a de vivre en terrain sec. » (Q III-IV, p. 69.)

La pensée qui s’achemine se tient en dehors de tout lieu donné, de tout secteur dont les limites seraient déjà tracées, parce qu’elle doit elle-même construire le lieu qui rassemble les lieux (c’est là ce qui définit le chemin) pour approcher le lieu de ce qui donne lieu (le y de “il y a” qui se dit es gibt, « ça donne », en allemand.)

[NOTE : cf. É. Escoubas, « Parcours de la topologie dans l’œuvre de Heidegger », Les Temps Modernes, juillet-octobre 2008, numéro 650, pp. 158-173. L’auteur analyse cette « logique du lieu »  en termes de « puissances » en empruntant ce terme à Schelling, (Potenzen) sans restreindre toutefois le déploiement de cette logique au « deuxième » Heidegger : « Nous pensons que l’œuvre entière de Heidegger est susceptible d’une lecture topologique, d’une ‘’logique du lieu’’, qui rende compte des différents moments ou périodes de la pensée de Heidegger » (p.158). Cela conduit naturellement à chercher à « éclairer la configuration des ‘’tensions’’ ou ‘’puissances’’ entre les thèmes constitutifs de chaque période de l’œuvre heideggérienne » (p. 159). En effet, la « métaphore » (mais est-ce bien une métaphore ?) des chemins apparaît dès les premiers textes de Heidegger et servira jusqu’à son inscription sur la tombe pour intituler l’œuvre entière. En tant qu’il nomme la dunamis du questionnement, le chemin est une ligne virtuelle qu’il faut réaliser, creuser et prolonger.]

Si le chemin prend place dans un espace forestier, il ne faut quand même pas y voir une excursion hors du plan d’exploitation généralisée de la nature par la technique contemporaine. Dans le phénomène planétaire de la dévastation du monde, ce qui est perdu avant tout c’est précisément le sens du lieu. C’est ce dont en atteste l’idéal d’abolition des distances et de la proximité ainsi que l’impossibilité de l’habitation.

[NOTE : QP, p. 67 : « entrer pas après pas, c’est-à-dire à chaque phrase, sur un terrain difficile, qui cependant ne s’étend pas à l’écart, dans les espaces raréfiés des concepts morts, ni dans les dérèglements de l’abstraction. Ce terrain s’étend dans un pays sur le sol duquel s’accomplissent tous les mouvements de notre époque moderne. Que l’on ne voie pas ce sol, et encore moins bien le pays, ou pour mieux dire qu’on ne veuille pas les voir, ce n’est pas une preuve qu’ils ne sont pas. ».

La lenteur et la monotonie qui ont cours sur le Feldweg (le chemin de campagne) ne doivent pas nous tromper, habitués que nous sommes aux rues grouillantes et aux routes embouteillées des mégalopoles contemporaines. Le chemin a ceci de particulier qu’il définit un espace de repos dynamique, de telle sorte qu’il est le principe à la fois d’une territorialisation – il prend place dans un paysage qui se rassemble autour de lui et qui donne le monde (Q III-IV, p. 13 : « Les choses à demeure autour du chemin, dans leur ampleur et leur plénitude, donnent le monde. ») – et d’une déterritorialisation – il traverse divers lieux jusqu’à celui qui exige le saut vers ce qui n’est plus susceptible d’apparaître comme lieu, tant il nous entraîne dans le sans-fond de ce qui se soustrait à la toute-puissance du fondement (principe de raison), vers le souterrain impensé (ce qui n’a pas été pensé) par lequel communiquent les pensées.

[Note : Une telle mise au point faisant appel au concept deleuzien du territoire permet d’étendre le champ de la « cueille » (c’est le sens même du mot « lecture ») des flèches philosophiques. Que le motif « nous ne pensons pas encore » anime l’œuvre de Deleuze, cela confirme l’existence d’une source muette dont procède la communauté des penseurs. Et que de son propre témoignage, Foucault atteste d’une secrète et continue obédience à Heidegger, alors que son style semble l’en écarter, cela suffit pour signaler une certaine tradition souterraine dont la continuité n’exclut nullement les sauts et les ruptures.cf. M. Foucault, « Le retour de la morale » in Dits et écrits IV, 697, Gallimard, Nrf, Paris 1984 : « Tout mon devenir philosophique a été déterminé par ma lecture de Heidegger.]

L’histoire de la philosophie n’est pas cadencée de manière extérieure : elle dessine un événement de dissémination dont les actualisations successives (par différenciations) n’en épuisent jamais les virtualités qui demeurent en réserve. Car il s’agit d’abord de rappeler le passé en fonction de ce qu’il laisse advenir, des tendances qui s’y dessinent. Tel est le sens de l’impensé qui renvoie davantage à une promesse de richesses qu’à un manque dans la tradition. Cela devrait atténuer l’impression d’un point de vue unitaire auquel le penseur allemand semble parfois soumettre l’histoire de « la » métaphysique. Ce qui n’a pas encore été pensé tout autant que ce qui a été pensé ailleurs, appartient à la philosophie de façon plus essentielle que tout ce que celle-ci a pu penser jusqu’ici et maintenant :

« Plus grande est l’œuvre d’un penseur – ce qui ne se mesure aucunement à l’étendue et au nombre de ses écrits – et d’autant plus riche est l’impensé qu’elle renferme, c’est-à-dire ce qui, pour la première fois et grâce à elle, monte à la surface comme n’ayant pas encore été pensé. A vrai dire cet impensé ne concerne pas quelque chose qu’un penseur n’aurait pas vu ou dont il n’aurait pu venir à bout, et qu’après lui d’autres penseurs plus capables devraient tirer au jour » (Heidegger, Le principe de raison, trad. A. Préau, Gallimard, Tel, Paris, 1962, noté PR, p. 166).

C’est pourquoi, il ne sera pas question, dans le retour sur l’impensé, de penser mieux que les prédécesseurs, dans le sens d’un progrès ou d’une rectification de tirs inaboutis, mais de penser autrement.

[NOTE : Ce qui implique l’invitation à se confronter à d’autres aventures de la pensée, telles qu’elles ont pu avoir lieu dans d’autres contrées et avant tout en Orient.]

Dans cette exigence d’apprendre à penser autrement il s’agit avant tout pour la pensée de devenir fidèle à elle-même, pour nous permettre de recréer notre rapport au monde en montrant dans ce qui est le plus proche cette distance essentielle que la science et la philosophie ont voulu nous faire oublier en prétendant la combler. Il s’agit aussi de reconnaître que ce qui se retire ne dépend pas de nous (il n’est pas le fait de notre finitude) mais qu’il est relatif à la « chose même » de sorte que le repoussement des limites ne saurait l’atteindre.

« Il faut que, dans les choses mêmes soit fondé le mouvement qui les dénature, il faut que les choses commencent pas se perdre pour que nous finissions par les perdre, il faut qu’un oubli soit fondé dans l’être » (G. Deleuze, « Bergson 1859-1941 » in L’Île Déserte, coll. « Paradoxe », éd. de minuit, Paris, 2002, p. 30.) 

C’est à cette condition seulement que pourra s’engager pour Bergson l’invention des vrais problèmes et pour Heidegger la répétition créatrice de la question la plus ancienne :

« […] ce que l’on a nommé le non-penser qui régnait jusqu’à nos jours n’est pas une négligence, mais est à penser au contraire comme la conséquence du retrait de l’être lui-même. Un tel retrait appartient à la clairière de l’être comme privation de celle-ci » (Q III-IV, p. 234).

Bien plus que de rappeler l’être à la mémoire pour surmonter un oubli accidentel, il faut aller à la rencontre de cet événement de dissension originaire par où l’être se retire. De même, il s’agit pour Bergson de retrouver le point à partir duquel la source se dédouble en partageant l’existence en deux courants contraires, l’un de détente et l’autre de tension, celui que nous pourrons emprunter pour aller au-devant de l’étant présent et celui qui provoque le retournement de tout notre être vers l’être comme Mémoire ontologique. Accomplir cette remontée à contre-courant vers l’origine, suppose de rechercher l’impensé de toute question ou de restaurer l’intuition primordiale dans tout problème :

« […] on peut dire a priori que le problème de la durée est le problème central de la métaphysique, et que, dans l’histoire des systèmes, alors même qu’il n’est pas parlé du temps, de la durée, sûrement le problème est là, il est traité implicitement, et la question est centrale ; elle occupe en dépit des apparences, le centre même du système ». (Bergson, Cours sur « l’histoire de l’idée de temps », Annales bergsoniennes I, Bergson dans le siècle, éd. par  F. Worms, Puf, coll. Épiméthée, Paris, 2002, p. 44.)

Restaurer les intuitions originelles d’une pensée pour retrouver le centre dynamique qui l’a engendrée ne nous épargne en rien l’effort de déconstruire ses dispositifs conceptuels. On ne se libère pas de la tradition sans libérer la tradition elle-même des sédiments successifs qui ont fini par en obstruer l’accès.

Alors que les philosophes pensaient encore selon l’espace, Bergson veut fondre la métaphysique (plutôt que la « fonder » pour reprendre le jeu de mots de Camille Riquier dans son Archéologie de Bergson) dans l’intuition de la durée. La question se pose de savoir s’il parvient au travers de cette tâche à « court-circuiter l’histoire de l’onto-théologie ».

[NOTE : c’est l’expression qu’utilise J-M. Vaysse dans son étude sur Spinoza et Heidegger, Totalité et finitude, Vrin, Paris, 2004, dans laquelle il montre en quoi l’ontologie spinoziste résiste à la lecture heideggérienne de l’histoire de la métaphysique, dans la mesure où elle met en question le fondement théologique de celle-ci en poussant jusqu’au bout ses conséquences ultimes]

Car la « restauration » ne consiste pas à reprendre la métaphysique passée telle quelle et à en adapter la structure à l’esprit du temps. Le terme « restaurer » doit être pris au sens d’une réinstauration de ce dont procède toute pensée avant de parvenir à son expression doctrinale et de se figer dans des thèses toutes faites, dont les résultats pourraient alors être colportés sous forme de dogmes sans vie détachés de leur genèse. Le but est de « faire sortir la philosophie de l’école » et de « la rapprocher de la vie » (Bergson, La Pensée et le Mouvant, Puf, éd. du Centenaire, Paris, 1959, noté PM, p. 1363/ 139). Le nouveau spiritualisme crée ainsi à la fois les conditions d’une reprise et d’une rupture : un retour à l’intuition fondamentale des problèmes qui ont été jusque-là mal posés, parce que les termes étaient inadéquats ou mal analysés, et une rupture avec les faux problèmes « formulés en termes d’illusion » (PM, p. 1335/ 104). Toute pensée prend d’abord naissance dans une intuition fondamentale que les philosophes finissent par trahir dans l’extension de l’écrit.

[NOTE : cf. J. Chevalier, Entretiens avec Bergson, Plon, Paris, 1959, p. 54 : « Rien n’est plus frappant que le contraste entre le système très compliqué de Spinoza et l’intuition simple qu’il exprime. Cette intuition en son fond est vraie, mais elle n’est ni complète, ni pure, et elle n’est pas pure parce qu’elle n’est pas complète ».]

En tant qu’elle constitue l’acte primordial de la pensée, l’intuition se retrouve, à divers degrés d’intensité et de profondeur dans toute doctrine. Il y aurait donc un moyen de revenir, si du moins nous faisions l’effort de nous y installer « au lieu d’en faire le tour (PM, p. 1347/ 119) », jusqu’à un point dont la simplicité excessive échappe à tout langage et à toute reformulation. Les redites qu’on croirait y trouver ne sont qu’apparentes tant la nouveauté des problèmes qui sont soulevés oblige l’interprète à en chercher le mouvement singulier au lieu de les recomposer extérieurement à partir d’associations et de combinaisons conceptuelles avec du déjà-pensé. Ici, l’original (le non-identique) et l’originaire (le même) se rencontrent.

PM, p. 1349/ 122 : « là même où le philosophe semble répéter des choses déjà dites, il les pense à sa manière »

Cependant, en entendant repenser les conditions de possibilités des ontologies traditionnelles, qui définissent l’être à partir de l’étant suprême, sur la base d’un questionnement sur le sens du mot « être », Heidegger cherche de son côté à suspendre toute ontologie au profit d’une méta-ontologie :

« Toute ontologie, si richement et solidement agencé que puisse être le système des catégories dont elle dispose, demeure au fond aveugle et pervertit son intention la plus propre tant qu’elle n’a pas d’abord suffisamment tiré au clair le sens de l’être et n’a pas conçu cette clarification comme sa tâche fondamentale. Quand elle est bien entendue, l’investigation ontologique donne elle-même à la question de l’être sa primauté ontologique qui laisse loin derrière la simple reprise d’une tradition vénérable et le désir de faire avancer un problème resté jusqu’ici impénétrable. » (Heidegger, Être et temps, Gallimard, Paris, 1986 (noté SZ), p. 11.

Il n’est donc pas question pour Heidegger de fonder une nouvelle théorie de l’être de l’étant en continuant encore à demander ce qu’est l’étant, tant du moins qu’une recherche sur le sens de l’être n’a pas été entreprise. On peut cependant deviner dans le motif où s’inscrit le projet d’une ontologie fondamentale, que toute nouvelle fondation n’est pas seulement différée, mise entre parenthèses, voire purement et simplement écartée. La déconstruction (nous privilégions le terme Abbau pour souligner la continuité du geste heideggérien dans son ensemble, depuis la Destruktion jusqu’à l’Überwindung, « surmontement », et le Schrittzurück, « pas en arrière », en accord avec sa prolongation dans le travail de J. Derrida) ne vise pas l’anéantissement d’un édifice en vue de lui substituer un autre, pas plus qu’elle ne vise l’Aufhebung dialectique des philosophies antérieures dans une pensée finale, mais elle concerne l’analyse des structures de toute édification en vue de revenir à l’impulsion fondamentale du philosopher, celui de l’habiter qui précède tout bâtir. Ainsi, la déconstruction de la tradition vise à en établir les possibilités originales en vue de l’habitation du monde. C’est ce qui conduira le « deuxième » Heidegger à l’exigence d’accomplir le pas en arrière de la philosophie, vers une pensée plus matinale, auprès du matin du monde, une pensée qui se soucie de l’habiter car si on ne correspond toujours pas à ce qui est à penser, autrement dit, si on ne pense pas encore, cela signifie que nous faillons à l’habiter, à la possibilité du foyer. Nous n’avons rien du poète philoikos, l’ami de la maison. Et pourtant, en tant qu’hommes, nous ne saurions habiter le monde que poétiquement et méditativement.

Avec le Tournant (die Kehre) dans la pensée, la métaphysique se confond désormais avec l’histoire planétaire, situant la pensée en fonction d’un évènement (l’absence de monde des expulsés que nous sommes du pouvoir-habiter). Ce événement en appelle à l’attente autant qu’à la mémoire. Toutefois, la pensée qui pense après (et avant) la métaphysique continue de penser auprès de la métaphysique. Surmontée, cette dernière n’est donc ni dépassée ni délaissée comme pourrait l’être une entreprise vaine et inutile. Elle reste au centre de la méditation, et si on ne peut s’en écarter, c’est parce qu’elle est déjà achevée dans le règne de la technique planétaire où elle actualise encore ses possibilités. Et c’est justement sous un tel horizon que l’oubli de l’être peut désormais être rappelé : son recouvrement le plus extrême est le signe de son appropriation prochaine.

Nous dirons alors de la déconstruction de la métaphysique et de sa restauration qu’elles nous préparent, chacune à leur manière, à recevoir l’impensé de la tradition. Malgré leurs divergences et leur distance, ces deux entreprises forment un geste similaire, qu’une pensée de la différence devra à leur suite reprendre pour son compte.

[NOTE : Par-delà la logique de l’identité et de l’unicité, le même n’exclut pas la différence et la multiplicité : « Les penseurs essentiels disent constamment le même. Ce qui ne veut pas dire l’identique » (Heidegger, Questions III et IV, trad. J. Beaufret, F. Fédier, J. Hervier, J. Lauxerois, R. Munier, A. Préau et C. Roëls, Gallimard, Tel, Paris, 1976 (noté Q III-IV), p. 126). Dans l’identité, toutes les différences s’effacent sous le morne habit de la généralité qui fixe les variations dans un concept unique, égal à soi (A = A) ; tandis que la « mêmeté » advient dans un mouvement d’auto-différenciation dynamique et de scission interne. Par conséquent, la différance en jeu dans le même ne saurait se réduire en une distinction thétique entre des termes extérieurs et opposés l’un à l’autre.]

Dans les deux cas, il revient à la philosophie de faire sa part à une différence radicale qui serait celle de toutes les différences, ou encore à l’événement de la différenciation en tant que telle

[NOTE : cf. F. Dastur, Philosophie et différence, éd. de la Transparence, Chatou, 2004, p. 16. Ce qui est dit de Heidegger, s’applique parfaitement pour Bergson : « il réinstaure une différence, mais en vient à la penser comme inhérente à un être qui se retire ‘’par essence’’ : il veut ainsi remonter en deçà du projet philosophique en pensant l’événement de la différence lui-même, et non en s’installant dans une différence déjà advenue. »]

C’est que la confusion entre deux types de différences (de nature et de degrés), tout comme l’assimilation du pli de l’être aux distinctions entre étants (et à l’étant suprême) marquent à chaque fois l’histoire de la métaphysique d’une indifférence et d’une indifférenciation significatives.

[NOTE : cf. Les deux sens de la vie, Puf, Quadrige, coll. essais débats, Paris, 2004, p. 254, où F. Worms souligne un point de comparaison essentiel pour notre propos : « On pourrait même dire pour Bergson, comme pour Heidegger, la philosophie commence en disant et en masquant du même coup la question de l’être puisqu’elle commence avec les paradoxes de Zénon, qui à la fois posent la question du mouvement et en nient la réalité. Mais l’histoire de la philosophie sera comme une lutte entre les tendances logiques de notre esprit et la résistance d’une intuition qui non seulement constate le mouvement, mais en fait une réalité antérieure à celle des essences logiques et dont celles-ci sont issues. »]

Ainsi, la déconstruction questionne l’oubli de l’être dans une tradition dominée par les distinctions d’ordre ontique, et la restauration s’attelle à la tâche de séparer les mixtes confus pour poser les vrais problèmes (jusque là posés en termes d’espace) en termes de durée, sans sortir du champ de possibilités de l’expérience réelle.

C’est que la métaphysique pour Bergson doit se faire expérimentale et l’expérience devenir métaphysique. L’expérience brute ne donne quant à elle qu’un mixte confus de tendances divergentes qu’il s’agit de démêler en les prolongeant dans une direction idéale. Si la méthode autorise à dépasser l’observable, c’est précisément pour permettre de retrouver les différences de nature constitutives du réel dans leur pureté en deçà de leur mélange réel :

« Le but de toute notre recherche n’est-il pas de retrouver le réel, de modeler notre esprit sur lui, afin de tâcher de le comprendre ? Le réel m’apparaît comme une forêt immense, semée de beaucoup d’obstacles, à travers laquelle le chercheur, pareil à un bûcheron, ouvre des avenues. Beaucoup de ces avenues aboutissent à des impasses. Mais il arrive quelques fois que deux d’entre elles se rejoignent : alors on y voit clair, et de cette convergence naît pour l’esprit le sentiment de la vérité. Cette prudence ne nous interdit pas de dépasser les faits : la convergence même de deux lignes de visée nous incite à le faire, en nous montrant un au-delà de l’observé et de l’observable : mais, alors, il faut bien marquer qu’on dépasse les faits. » (E, p. 39, nous soulignons.)

Dans Matière et mémoire, Bergson sépare la perception et le souvenir selon une division entre deux lignes de faits, l’une objective et l’autre subjective, avant de recouper le point en deçà du tournant de l’expérience où elles se rejoignent. À ce niveau tout idéal, il retrouve la durée dans son double mouvement de détente et de tension par où elle se matérialise et se spiritualise. Dans l’Évolution créatrice, en isolant ce qu’il y a d’instinctif dans l’instinct et ce qu’il y a d’intelligent dans l’intelligence, Bergson va plus loin encore, puisque c’est à l’origine et à la fin de l’évolution qu’il prétend nous faire assister en même temps : au point de divergence entre les deux directions d’une intériorisation et d’une extériorisation, un même principe vital, et au point de convergence, l’homme comme le terme infini ou la « finalité sans fin » de l’évolution. On peut poursuivre ce mouvement jusqu’aux Deux sources où l’homme lui-même devient un écart entre la tendance à la clôture de l’intelligence et de l’instinct, et la tendance à l’ouverture dont la direction est tracée par une surhumanité au niveau de laquelle il n’y a plus de disharmonie possible. Ce sont des individus historiques qui ont déjà incarné cette humanité supérieure, qui l’incarnent peut-être et l’incarneront sans doute encore. Ils sont déjà eux-mêmes en deçà du tournant où toutes les directions convergent dans l’horizon que le philosophe pressentait grâce à la méthode. Le sentiment immédiat est devenu émotion créatrice. C’est ce qui fait dire à Deleuze que le probabilisme de la pensée est finalement transmué en certitude mystique et que Bergson atteint alors une « enveloppe ou une limite à tous les aspects de la méthode. » (Deleuze, Le bergsonisme, op. cit., p. 119.)

En prolongeant les lignes de faits qu’elle avait d’abord séparées jusqu’à leur point de recoupement idéal, la méthode ne visait rien moins qu’à retrouver l’expérience à sa source, c’est-à-dire à la dépasser vers ses conditions réelles(Ibid., p. 13 : « On dépasse l’expérience vers des conditions de l’expérience (mais celles-ci ne sont pas à la manière kantienne, les conditions de toute expérience possible, ce sont les conditions de l’expérience réelle. ») Chercher à accomplir l’expérience des conditions originaires de l’expérience, ce n’est pas faire tenir toute expérience possible dans un principe synthétique a priori. Telle aura été la prétention de Kant contre le dogmatisme métaphysique. Mais le criticisme a échoué en ceci qu’il n’a eu affaire qu’à du constitué sans jamais parvenir au constituant. De plus, l’analyse cartographique de l’esprit ne saurait nous montrer la possibilité d’une dilatation de la pensée telle que l’exigerait la connaissance métaphysique (cf. ES, p. 816/ 2 : « Je ne vois qu’un seul moyen de savoir jusqu’où on peut aller : c’est de se mettre en route et de marcher. Si la connaissance que nous cherchons est réellement instructive, si elle doit nous permettre de dilater notre pensée, toute analyse préalable du mécanisme de la pensée ne pourrait que nous montrer l’impossibilité d’aller aussi loin, puisque nous aurions étudié notre pensée avant la dilatation qu’il s’agit d’obtenir d’elle. » ) Si cette dernière est possible, c’est justement dans la mesure où l’esprit fait l’effort pour dépasser ses conditionnements pour se fondre dans le tout, au lieu de se fixer sur son île.

[NOTE : Kant aurait confondu l’entendement et le cerveau – c’est le cerveau qui fixe l’esprit et l’empêche de divaguer. Il est conduit à concevoir l’entendement au milieu du chaos des illusions qui le pressent de toute part et le menacent constamment d’engloutissement. Tout l’art poïétique du cartographe de la raison pure culmine dans la présentation de cette utopie insulaire qui est une description intelligente, c’est-à-dire spatiale, de l’esprit : « Nous avons maintenant non seulement parcouru le pays de l’entendement pur, en en examinant chaque partie avec soin, mais nous l’avons aussi mesuré, et nous y avons fixé chaque chose à sa place. » Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 970, (traduction légèrement modifiée – nous soulignons). La valeur didactique de toute cette imagerie consiste, dira-t-on, à prendre le relais des concepts pour imposer à l’esprit quelque chose comme le dessin d’une signification intellectuelle, le schème d’un sens intelligible. Nous devons cependant y voir un exemple de ce qu’on pourrait appeler le « géographisme » de Kant, qui en fait un penseur de l’espace – ce dont il donne une confirmation éclatante dans la courte dissertation Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? On découvre alors qu’il y a une continuité plus que métaphorique entre l’orientation dans l’espace et celle dans la pensée : un principe subjectif est toujours à l’œuvre qui permet de distinguer et de fixer des lieux et des directions. Or, c’est cette continuité qui va assurer la progression même de l’éducation de l’esprit, c’est-à-dire son apprentissage des règles qui lui assureront un passage vers la majorité intelligente. Il faut donc commencer par fixer l’imagination débordante de l’enfance : c’est à la géographie qu’il revient d’assurer la formation de l’imagination, et plus spécialement l’initiation aux cartes : « Les cartes géographiques ont en elles-mêmes quelque chose qui charme tous les enfants, même les plus petits. Lorsqu’ils sont fatigués de toute autre étude, ils apprennent encore quelque chose lorsqu’on use de cartes. Et c’est là une bonne distraction pour les enfants, en laquelle leur imagination ne peut pas rêver, mais doit pour ainsi dire se fixer à une certaine figure. On pourrait réellement faire commencer les enfants par la géographie. On pourrait y joindre en même temps des figures d’animaux, de plantes ; elles devraient rendre la géographie plus vivante. L’histoire devrait venir seulement plus tard. » cf. Kant, Réflexions sur l’éducation, trad. A. Philonenko, Vrin, 1966, p. 158 (nous soulignons). Retenons que la formation consiste aussi en une fixation. Il s’agit avec l’apprentissage de la géographie de fixer l’imagination pour qu’elle ne rêve pas, c’est-à-dire la soumettre à des règles intellectuelles. On ne chasse pas l’imagination de la science : on la tient, on l’immobilise. Autrement dit le rôle de l’entendement vigilant est d’inhiber le rêve. C’est seulement dans l’expérience esthétique, qui renvoie à un autre champ de l’existence humaine, à moins de donner une réponse spécifique à la question générale « qui est l’homme ? », que l’entendement va se laisser aller aux rêveries de l’imagination. Notre unité proprement humaine s’éprouve dans la libre expérience esthétique, qui est un état de rêverie éveillée et de dissipation intellectuelle.]

Il faut par conséquent dépasser la limitation kantienne en élargissant la méthode expérimentale vers ce qui ne relève pas des grandeurs variables. Pour Bergson, Kant n’a pas borné la connaissance à l’expérience, il aura rétréci le champ de l’expérience en n’y voyant qu’un accès aux phénomènes mécaniques et déterminables mathématiquement.

[NOTE : « C’est ainsi que j’ai été amené à dilater ma pensée sans quitter le réel. Il faut dilater sa pensée indéfiniment avec le réel. Pascal l’avait vu et l’avait pratiqué. Plus je vais, plus je me sens proche de Pascal : ce que Pascal appelle le « sentiment » n’est autre chose que ce que j’appelle « l’immédiat ». […] c’est de Descartes et de Pascal que procèdent les deux courants qui se sont partagé la pensée moderne : mais le courant qui procède de Pascal, s’il est moins visible, est peut-être plus profond que le courant cartésien. » E, p. 39. Cf. également B. Pascal, Pensées, 530, Lafuma : « Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment. »]

Une pensée qui cherche à dépasser l’expérience humaine vers sa source doit dès lors commencer par retrouver un immédiat qui, par essence, se retire, de même que l’être se cèle en faveur de l’étant.

Si la durée renouvelle notre entente de l’être, on ne pourra cependant pas la penser comme une nouvelle figure historiale de celui-ci. Assimiler être et durée reviendrait à lire le bergsonisme comme une étape supplémentaire de la dispensation de l’être dans l’histoire de son oubli. La durée serait une figure de l’être de l’étant au même titre que l’Idée, l’objectivité des objets, l’Esprit absolu ou la volonté de puissance. On ne saurait pas plus, sans produire de faux problèmes, opposer à l’être comme terme général un concept impersonnel du devenir. Ce qui est en question, pour Bergson, c’est bien plutôt la co-appartenance de l’être et de la durée :

« […] je ne puis séparer l’être de la durée ; j’ai été  jusqu’ici amené à voir plutôt l’aspect durée comme essentiel à l’être. […] le problème qui se pose précisément à moi est celui-ci : jusqu’à quel point, dans quelle mesure la durée, inséparable de l’être, touche-t-elle l’être ? » (Entretiens, p. 15-16).

La mise au jour de ce contact interdit la séparation métaphysique entre deux temporalités, l’éternité et le devenir, et par conséquent entre deux lieux, l’intelligible et le sensible, et rend compte pour la première fois de la nécessité de penser rigoureusement l’être sous l’horizon du temps.

« Le problème que se sont, en somme, posé tous les philosophes, a été d’expliquer le devenir, c’est-à-dire la durée ; et toujours la solution a consisté à y substituer le concept. Or, l’histoire nous montre l’échec complet de ce mode d’explication ; aucun système n’a pu trouver le moyen de passer du monde intelligible au monde sensible. » (Bergson, Mélanges, Puf, Paris, 1972, p. 517.)

Qu’il y a dans la Métaphysique cette tendance à diviser le monde en deux lieux différents, un topos sensible (en devenir) et un topos intelligible (immuable), et à occulter la différence entre différence de nature et différence de degrés, cela vient avant tout de la tendance de l’être au cèlement et par conséquent à l’aplatissement du pli de la différance. Il semble alors qu’en divisant le mouvement de la durée en deux sens adverses, celui du présent spatial et celui du passé durant, Bergson accomplit une approche temporale de la différence ontologique qui échappe à la détermination traditionnelle de l’essence comme par-ousia (pré-sence) : il cesse par conséquent de rapporter l’être à ce mode abstrait du temps dans lequel il aura été jusque-là enfermé. Car, ce que l’intuition chez Bergson voit n’est pas une présence identique à soi, mais un procès de différenciations, où l’être cesse de figurer un objet de la représentation. Qu’il diffère de l’étant, cela signifie que la totalité de l’étant n’est pas le produit donné ou l’effet d’une cause étante, comme si l’étant survenait à l’être à titre de juxtaposition entre deux choses présentes subsistantes (Vorhanden). Le présent est toujours dans un rapport de différance par rapport au passé, différence dynamique qui implique leur coexistence virtuelle hors de toute actualité ontique et précède ainsi toute détermination du temps en termes de succession de maintenants selon l’avant et l’après. Cette idée chez Bergson marque de manière insigne le pli de l’être et de l’étant tel qu’il s’affirme dans la pensée de Heidegger.

[NOTE : Il ne s’agit pas de signaler par là les insuffisances du bergsonisme, comme si sa vérité se trouvait dans Heidegger, mais de prendre mesure de l’événement que la pensée heideggérienne dans ce qu’elle a de propre a été en situation de méditer à fond comme étant l’inquestionné de toute philosophie. À l’inverse, le but n’est pas de montrer les influences que Heidegger aurait pu subir. Indiquons cependant quelques points importants dans la réception heideggérienne de Bergson auquel les premiers écrits ne manquent jamais de se référer explicitement. La leçon d’habilitation de 1915, Le concept de temps dans la science historique, vise à rechercher dans l’historicité un temps non objectif tel que celui qui se rencontre en sciences de la nature et qui est un temps mesurable, spatialisé et homogène. En cherchant un champ qui échappe aux approches théorétiques de la réalité, le Heidegger de l’herméneutique de la facticité rencontre la sphère de la vie comme plus originaire que toute constitution d’un monde objectif. J. Greisch propose même de « penser le ‘’prémondain’’ comme l’équivalent heideggérien de l’ ‘’élan vital’’ bergsonien. » (L’Arbre de vie et l’Arbre du savoir, Les racines phénoménologiques de l’herméneutique heideggérienne (1919-1923), éd. du Cerf, Paris, 2000, p. 49). En effet la notion de Lebensschwungkraft qui apparaît dans le cours de 1919, Kriegsnotsemester (GA 56-57, Zur Bestimmung der Philosophie, Klostermann, Frankfurt am Main, 1987, p. 115) désigne le mouvement de lancée du « es gibt » (« il y a » ou littéralement : « ça donne ») à l’origine de la production des différents mondes de la vie : le monde vécu, le monde religieux, le monde esthétique et le monde social surgissent à partir de ce prémondain avant toute donation pour un sujet orienté sur la réification du monde. On ne peut donc ignorer qu’au moment même où sa pensée germait, Heidegger reconnaissait déjà tout ce que son originalité future pourrait devoir à Bergson. Cf. « Ma chère petite âme », Lettres à sa femme Elfriede, 1915-1970, trad. M-A. Maillet, éd. du Seuil, Paris, 2007, p. 147 : le 8 février 1920, Heidegger écrit : « je travaille maintenant à fond et systématiquement Bergson et partant de là j’aimerais arriver à Jaspers, je me sens maintenant si libre, si créateur par moi-même – qui plus est, j’ai maintenant une position claire vis-à-vis de Husserl – il faut juste qu’arrive la nomination, je pourrai alors puiser dans tout ce qu’il y a en moi… » Cf. également p. 148, la lettre du 11 février 1920 : « J’apprends beaucoup en étudiant Bergson – ce que je t’ai dit  il y a des semaines déjà, combien peu nous connaissons les Français – se confirme de plus en plus – des problèmes que souvent Husserl dans la conversation présente comme des nouveautés inouïes ont été clairement définis et résolus par Bergson il y a déjà 20 ans de cela. » Cela indique clairement une volonté de jouer Bergson contre Husserl, comme si la pensée de la vie permettait de contrebalancer les excès du logicisme du maître.]

Deleuze nous incite à lire dans le bergsonisme une percée vers la différence, par laquelle l’étant psychique est dé-passé, la Mémoire étant le lieu de passage de l’ontique vers l’ontologique.

G. Deleuze, Le bergsonisme, Puf, Quadrige, Paris, 1963, p. 51–52 : « Il y a donc un passé en général qui n’est pas le passé particulier de tel ou tel présent, mais qui est comme un élément ontologique, un passé éternel et de tout temps, condition pour le passage de tout présent particulier »

[Note : Dans Différence et répétition, Puf, Paris, 1968, p. 111, il relève les trois paradoxes de la contemporanéité, de la coexistence et de la préexistence, qui font l’objet du chapitre III de Matière et mémoire : « chaque passé est contemporain du présent qu’il a été, tout le passé coexiste avec le présent par rapport auquel il est passé, mais l’élément pur du passé en général préexiste au présent qui passe. » Dans une parenthèse en note, il ajoute : «  Sous ces trois aspects, Bergson oppose le passé pur ou pur souvenir, qui est sans avoir d’existence psychologique, à la représentation, c’est-à-dire à la réalité psychologique de l’image-souvenir. » Il y a donc autre chose dans la durée qu’une conscience intime du temps et qu’un rapport de succession entre un présent actuel (ce qui est) et un ancien présent (ce qui n’est plus).]

Dans son effort pour rétablir un sens verbal de l’être contre sa compré­hension substantiviste, Bergson est donc conduit à penser dans le pli de l’être. Il n’est dès lors pas excessif de faire correspondre le problème de la différenciation entre l’étendue et la durée correspond à la fois à la question heideggérienne de la différence de l’être et de l’étant et à une transfiguration de la distinction ontique traditionnelle : l’étant qui nomme la matière ainsi que la conscience psychologique comme présences actuelles, et l’être comme totalité virtuelle de la Mémoire. Il faudrait donc, avec la notion de « virtuel », penser l’esprit au-delà de l’étant-pré­sent ou du psychologique, en définir la texture propre sans la rapporter à l’âme ou au corps. Car, qu’on l’aborde sous l’angle psychologisant ou bien physio-cérébral, la pensée échoue dans le présent, c’est-à-dire dans une modalité ontique, et elle est réduite à la fonction de représentation.

Par conséquent, s’il est vrai que toute l’histoire de la philosophie se caractérise par le privilège octroyé au présent, on ne saurait en dire autant de Bergson. Dans une « note » qu’il consacre à la note de Sein und Zeit où ce dernier est situé par Heidegger dans le prolongement d’Aristote et de Hegel,  Derrida écrit :

« De Parménide à Husserl, le privilège du présent n’a jamais été mis en question. Il n’a pu l’être. Il est l’évidence même et aucune pensée ne semble possible hors de son élément » (J. Derrida, « ousia et grammà, note sur une note de Sein und Zeit », in Marges de la philosophie, éd. de Minuit, Paris, 1972, p. 36.)

Peut-on inclure Bergson dans cette lignée en sachant que pour lui le présent est précisément le signe que l’espace a envahi le temps, que l’ampleur virtuelle du passé s’est rétractée à la pointe de l’actualité ? Si tout le §32 du Kantbuch vise à libérer l’intuition kantienne de ce privilège du présent, en ce qu’elle n’est pas ordonnée à la réception d’un objet, c’est dans la mesure où elle enveloppe déjà en elle-même la différence du sensible et de l’intelligible, de la réceptivité et de la spontanéité, autrement dit dans la mesure où elle est imagination transcendantale.

[Cf. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, trad. A. de Waelhens et W. Biemel, Gallimard, Tel, Paris, 1953 (noté KPM), p. 229 : « Nous découvrons à présent plus concrètement pourquoi et comment l’intuition pure, dont traite l’esthétique transcendantale, se refuse d’emblée à être l’acte réceptif d’un [réel] ‘’présent’’. L’intuition pure qui, comme réception se donne à elle-même [son objet], ne peut absolument pas être relative à quelque présence, et encore moins à un étant donné. »]

Cette source commune devant laquelle Kant a reculé entre les deux éditions de sa première Critique ne serait rien d’autre que le temps originel « qui fait surgir le temps comme succession des maintenant » (KPM, p. 231). C’est la trace de cette différance originaire qu’on retrouve chez Bergson au niveau du problème de l’union de l’âme et du corps comme lieu de contraction de l’étendue et de dilatation de la durée. Il y aurait dès lors dans la durée elle-même une temporalité encore plus originaire que celle qui est opposée au temps spatial en tant que temps psychologique.

En prouvant la réalité de l’âme et celle du corps, Bergson fait en même temps sauter toute distinction ontique entre les deux termes sans besoin de recourir à la négativité de la dialectique pour fondre des contraires dans l’homogénéité de l’actuellement présent. Il lui suffisait pour cela de suivre la positivité des lignes virtuelles dans leur mouvement de différenciation à partir duquel surgissent l’étendue et l’inétendu.

[NOTE : il apparaît que cette opposition, dont J. Sallis nous dit qu’elle ne peut être surmontée est bien plutôt transfigurée dans le rapport de l’espace et du temps : « Le fait de se détourner de la distinction traditionnelle entre le sensible et l’intelligible a le caractère d’une Aufhebung, car cette distinction est insuppressible et toujours déjà invoquée à nouveau dans le discours même qui voudrait la bannir. » Cette phrase tirée de The Gathering of Reason, Ohio University Press, Ohio, 1980, est citée et traduite par F. Dastur dans son opuscule Dire le temps, encre marine, La Versanne, 1994, p. 89, 26n]

Matière et Mémoire pourrait dès lors se lire comme le lieu de surmontement du nihilisme métaphysique pour lequel il ne restait plus après Platon et Nietzsche qu’à soutenir la double négation : « ni esprit, ni corps ». En brisant le cercle du dogmatisme, de l’empirisme et du criticisme, Bergson chercherait à mettre un terme à l’errance de la métaphysique et à surmonter la différence autrement plus impérieuse dans la modernité entre objet et sujet avec la découverte d’un champ transcendantal impersonnel et a-subjectif (Cf. Annales bergsoniennes, I, op. cit., p. 83-86). Telle est la thèse que V. Goldschmit et Deleuze tirent de leur lecture de Matière et mémoire. On ne saurait lui opposer avec J-L. Vieillard-Baron le caractère exclusivement personnel et subjectif de la mémoire, sans réduire celle-ci à une faculté de re-présentation.

[NOTE : Cf. J-L. Vieillard-Baron, l’introduction à Bergson, la durée et la nature, Puf, coll. débats philosophiques, Paris, 2004, p. 16-17. Le problème vient de ce que l’auteur « considère l’interprétation de Deleuze comme ‘’structuraliste’’, et donc à cent lieues du vrai Bergson. » Outre qu’il n’est pas interdit au structuralisme de comprendre Bergson, on peut mettre en doute le préjugé qui consiste à penser qu’il existe un vrai Bergson – comme si le vrai Bergson consistait en une forme figée et immuable dans laquelle il ne reste à ses commentateurs qu’à y puiser la lettre ; comme si le vrai Bergson ne devait pas aussi continuer ses effets dans une interprétation créatrice de ses textes par des successeurs originaux. N’est-ce pas le principe même de l’« esprit » d’un philosophe, ou si l’on préfère, de son intuition fondamentale qui traverse le temps et demeure comme ce qu’il y a de durable (et non pas d’éternel) dans son œuvre ?]

En effet, en montrant que la réalité de la matière est coextensive à notre perception, et que celle de l’esprit est identique à la totalité du passé, Bergson parvient à penser l’âme par-delà toute psychologie personnaliste et anthropologique (cf. Matière et mémoire, noté MM, in Oeuvres, op. cit., p. 321/ 205 : « Mais il y aurait une dernière entreprise à tenter. Ce serait d’aller chercher l’expérience à sa source, ou plutôt au-dessus de ce tournant décisif où, s’infléchissant dans le sens de notre utilité, elle devient proprement l’expérience humaine. ») La mémoire-contraction et la perception intelligente définissent le rapport ontique de présentification au psychique et à la matérialité, alors que la mémoire-souvenir enracinée dans les ténèbres du virtuel exige le saut dans le passé ontologique. Nous voyons bien dès lors comment l’affirmation d’une différence ontologique entre passé et présent ouvre la voie chez Bergson vers une ontologie de la différence.

[NOTE : on ne finira pas de tirer toutes les implications d’une pensée de la différence dans un monde livré à l’uniformisation et à l’homogénéisation et dont le mouvement unique produit par là même des îlots idéologiques qui font de l’identité une revendication, sinon une arme politique – comme en témoigne le débat sur l’identité nationale en France ou les revendications identitaires dans un monde où l’individu cherche à se faire reconnaître en fonction de son appartenance à un groupe.]

Lorsque chez le « deuxième » Heidegger, la différence ontologique se retrouvera transfigurée dans la « Dimension » – celle en laquelle la terre et le ciel se manifestent comme les guises du cadran de l’espace-du-temps et du temps-de-l’espace, c’est-à-dire comme Jeu du monde – elle se figure alors dans la biffure du mot « Être », stratagème scriptural à même de signifier le mouvement de retrait de la présence. Est-ce un hasard si Heidegger finit alors par retrouver l’unité d’un durer (Währen quoique ce ne soit pas la Dauer) et de l’étendue dont l’ampleur donne le monde comme totalité ouverte en laquelle l’existence mortelle chemine entre la naissance et la mort, dans sa relation au divin et à son retrait ?


Bergson et la phrase intérieure

« Tout âme est une mélodie, qu’il s’agit de renouer ; et pour cela sont la flûte et la viole de chacun »

Mallarmé, Crise de vers, p. 363, Pléiade 1ère édition.

Dans sa manière d’être habituelle, l’esprit vit d’une vie toute extérieure à soi, aux autres et aux choses. Il ne se rapporte pas à la réalité sans l’avoir préalablement recouverte de ce voile de symboles sur lequel viennent se déposer les significations fixées du langage public. L’immédiat que cherche à reconquérir Bergson dès l’Essai est celui de la présence directe de la conscience à ce qui la constitue et qui l’organise de l’intérieur : les données, qui ne relèvent pas du lexique transcendantal de la donation et de la réceptivité, désignent bien plutôt la multiplicité structurelle de la conscience. Affranchissant l’esprit du langage extérieur et de son usage naïf, l’intuition semble constituer une forme de connaissance muette et du dedans. Mais un grave soupçon pourrait peser ici : l’intériorité qu’il s’agit de renouer n’est-elle qu’une métaphore, c’est-à-dire un simple effet du langage ? N’y a-t-il d’intériorité que celle d’une psyché transportée hors de l’espace matériel ? Serions-nous reconduits à cette métaphysique dont la différence la plus radicale qui soit est une différence « ontique » entre deux choses présentes subsistantes ? Or, la relation entre l’intérieur et l’extérieur n’est pas celle entre deux lieux séparés. Une telle discrimination se fait toujours de l’extérieur, c’est-à-dire qu’elle est le produit d’une modalité spatiale de la différence : on s’en tient à l’extériorité réciproque du dedans et du dehors, ignorant du coup l’existence de deux guises de la différence : la distinction entre éléments juxtaposés dans l’espace d’une part, et la différenciation temporelle d’autre part. Il s’agit pour Bergson de penser aussi bien l’intériorité de la conscience que l’extériorité des choses comme une multiplicité dynamique et temporelle. Puisque l’intériorité ne saurait être extérieure à l’extériorité, entre l’intériorité et l’extériorité, la différence doit être pensée comme une différence de tension et de rythme, comme une différance temporelle et non comme une distinction statique.

L’intériorité et l’extériorité ne s’opposent pas du point de vue de l’intuition et de la conscience immédiate. Elles s’opposent du point de vue de l’intelligence et de la conscience réfléchie. En effet, dans la mesure où elle lui permet de penser du dedans (sans besoin de sortir de soi) le dedans de tout devenir et d’en pénétrer le déploiement intime, l’intuition rend l’esprit intérieur à soi comme à tout ce qui se meut. Je peux ainsi, par exemple, me mettre en pensée à la place d’un mobile en mouvement pour éprouver ce qu’il éprouve au lieu de me contenter de considérer du dehors le dessin qu’il laisse sous sa trajectoire. Je peux pénétrer les trillions d’oscillations qui font vibrer la matière avant leur condensation dans la perception. Je peux aussi sympathiser avec la vie elle-même et en ressaisir l’élan en moi au lieu de rester fasciné par les formes extérieures et toutes faites1. Je peux enfin communier avec l’humanité dans son ensemble et revivre le mouvement générateur des sociétés.

Intérieure est la contraction ekstatique de l’élan qui ramasse le passé pour créer l’avenir. Ce qui est extérieur tend à relâcher sa dynamique, à prendre un rythme de plus en plus dilaté en s’attardant dans un présent presqu’interminable. Mais l’extériorité reste tout de même un mode de l’intériorité, son mode le plus détendu. S’il y a de l’intériorité, celle-ci ne saurait dès lors être pensée autrement que comme intégrant tout dehors – de sorte qu’il faut reconnaître au final que tout est intérieur à tout, qu’il n’y a rien d’extérieur au Tout : « Dans l’Absolu, nous sommes, nous circulons et vivons2 ». L’étendue de durée cosmique n’est elle-même rien d’extérieur par rapport à une intériorité-forteresse retranchée en elle-même et constituant un district ontique spécial. Le Tout est vie psychique parcourue de frissons d’émotions, celles-là mêmes que les grands mystiques sont capables de lancer, de relancer et de partager. Cette immensité mouvante qui ne cesse de se modifier intérieurement, qualitativement, advient même dans un verre d’eau sucrée. S’il faut attendre que le sucre fonde dans le verre, c’est d’abord parce qu’on ne saurait isoler des sous- systèmes indépendants et détachés les uns des autres ainsi que du Tout : chaque changement dans un système artificiellement clos (le verre d’eau sucrée) implique un changement de l’univers entier avec lequel ce système fait corps. Chaque mouvement particulier, même le plus insignifiant, est pris dans la refonte radicale du Monde.

C’est pourquoi, nous ne sommes véritablement intérieurs à nous-mêmes que lorsque nous devenons conscients de notre intégrité comme durée psychique d’une part, et de notre intégration à la totalité mouvante d’autre part. La représentation d’intériorités séparées et extérieures les unes aux autres tient au schème de divisibilité que notre activité pratique jette sur l’étendue matérielle pour la géométriser et la rendre malléable, c’est-à-dire appréhensible logiquement et pratiquement. Une vie extérieure à soi est une vie vouée à l’espace sous toutes ces formes : une vie accrochée aux montages sensori-moteurs de l’habitude, lesquels facilitent le travail de fabrication mais aussi la vie sociale, et s’appuient sur les significations et expressions toutes faites du langage. L’activité philosophique vise à surmonter ces modes d’être spatiaux et à en conjurer les effets sur la connaissance et la vie (la vie de la connaissance et la connaissance de la vie), sur la pensée et l’être (l’être de la pensée et la pensée de l’être). Si le langage est bien ce qui me sépare de moi-même, me sépare des autres, des choses, et sépare les choses les unes des autres, toute la difficulté sera d’élaborer un discours capable de restituer la vie intérieure de toute chose (l’âme, la matière, la vie, la société) sans la dénaturer. Il ne s’agit pas de contempler cette vie vivante de l’extérieur, mais d’agir sur elle de l’intérieur. La métaphysique expérimentale de l’intuition immédiate implique en effet un travail de fond sur l’âme en son entier : il s’agit de tirer de soi plus que ce qu’il y a en accomplissant la création de soi par soi. Cette création porte sur l’esprit en un triple sens, qui correspond à la structure ekstatico-horizontale de la temporalité :

  • Être passé : approfondissement de la vie intérieure (ramasser sa mémoire),
  • Advenir : intensification de la personnalité (prendre son élan) et
  • Être auprès du présent : élargissement de soi (activer l’intuition).

Comment formuler l’appel invitant l’âme à rentrer en elle-même, trouver l’élan nécessaire pour se déborder elle-même et tout remplir d’intériorité ? Alors qu’il cherche à briser les cadres du langage pour dire ce qui échappe à sa prise, Bergson use somme toute d’une langue assez classique. Mais peut-on vraiment s’extraire de la tradition tout en continuant à utiliser son langage ? En philosophie, l’académisme de la langue est pourtant une nécessité. Or, de la langue de l’espace, Bergson n’est pas dupe, comme en témoignent non seulement le détournement qu’il fait subir aux concepts traditionnels, mais aussi la compréhension et l’usage même qu’il nous propose du concept lui-même : la création d’un concept doit répondre à un problème déterminé dont nous ne nous contenterons plus de recevoir les termes tout prêts de la tradition. Un même concept doit être à chaque fois retaillé sur mesure pour une réalité déterminée : il n’a rien d’une clef passe-partout.

Considérons par exemple le concept de succession, tel qu’il est appelé par le problème de la mémoire et plus généralement par le problème de l’union de l’âme et du corps : Bergson n’ignore pas qu’il l’emprunte à une tradition qui n’a jamais considéré les parties du temps comme simultanées. Dans la conception aristotélicienne, le présent s’étend à la fois vers l’avant et vers l’après, et la succession se comprend comme une succession d’instants présents. La succession temporelle découle du caractère de transition et de continuité du présent : chaque maintenant passe en arrière pour laisser la place au maintenant suivant. Ce qui est présent devient passé et ce qui était à venir devient présent. Or, si la durée est succession, elle n’est pas la succession qui va du présent ou de l’avenir vers le passé. Le passé n’était pas présent avant de devenir passé, il n’a rien d’un ancien présent comme le suppose l’image traditionnelle de la succession. Nous ne passons jamais du présent au passé, mais du passé à l’avenir. Sous sa forme pure, mon passé est certes inagissant, non pas en tant qu’il n’est plus, mais en tant qu’il n’est pas encore : il doit s’actualiser pour ouvrir l’avenir prochain. Son actualisation dépend en effet de son utilité aussitôt qu’il peut s’insérer dans le présent de la perception sensorimotrice. En ce sens, la mémoire réveille un souvenir en le faisant progresser depuis le passé inagissant où il se conserve (et non dans l’actualité présente des traces cérébrales) jusqu’au présent perceptif, en y incluant l’avenir immédiat de l’action possible : quand je perçois ce fruit, j’ai à la fois le souvenir de la fraise et l’invitation à la cueillir.

De plus, il faut rappeler que le concept de succession n’a aucun privilège à l’intérieur du tissu d’oppositions qui dramatisent la différence entre durée interne et espace externe. On ne peut expliquer par une même et unique forme de l’opposition tous les dualismes bergsoniens (succession-simultanéité, immédiat-médiat, fusion- juxtaposition, continuité-discontinuité, qualité-quantité, inétendu-étendu, liberté- déterminisme, esprit-matière, intuition-intelligence). Certes, Bergson n’a pas cherché à mettre en évidence sur un mode structuraliste et « catégorial3 » l’agencement de toutes ces notions. Rien ne nous autorise cependant à privilégier l’une d’entre elles pour articuler toutes les autres sur le modèle déductif d’une table de catégories…

De plus, la multiplicité des images que Bergson propose des phénomènes psychiques doit atténuer ce que l’une d’entre elles aurait d’envahissant ou de conceptuellement rigide. Il lui arrive par exemple de parler (de façon toute traditionnelle) de la durée comme de quelque chose qui s’écoule, mais la durée ne fait pas que s’écouler : elle est aussi jaillissement, explosion, enroulement et déroulement, création de nouveauté et conservation du passé, ouverture et clôture, etc.

Par ailleurs, Bergson ne s’interdit pas d’utiliser la géométrie pour décrire la Mémoire, lieu pourtant le moins pénétré d’extériorité. Peut-être que ces figures assouplissent-elles déjà le concept d’espace4 ? Les images utilisées pour suggérer la mobilité de l’esprit peuvent même sembler se contredire : par exemple, Bergson parle pour désigner l’esprit tantôt de contraction (selon qu’il s’insère dans le présent) et tantôt de dilatation (selon qu’il étale les souvenir dans le passé spirituel) alors que la dilatation a pu désigner par ailleurs l’état rythmique de la matière (durée infiniment détendue). De même pour les schèmes de l’ouverture et de la clôture. Dans Matière et Mémoire, l’ouverture est un caractère du spatial et la clôture celui du temporel (la conscience qui ouvre l’espace à mesure qu’elle referme le temps derrière elle) tandis que dans Les deux sources de la morale et de la religion, l’ouverture est dynamique et temporale et la clôture statique et spatiale (l’Ouvert du monde met en marche une humanité intérieure et la clôture sépare et immobilise les individus et les peuples).

Ce qui se joue ici n’est rien moins qu’une tentative pour dire ce qu’un discours rigide et fixé empêche de pressentir. Le flou dans lequel l’intuition nous laisse de prime abord n’est tel que parce que la clarté naturelle, dont notre intelligence s’enorgueillit, n’éclaire rien d’autre que ce que nous comprenions déjà par avance. Conformément à sa dimension mathématique, l’intelligence ne peut apprendre que ce qu’elle sait déjà. Avec l’intuition, nous consentons à affronter une innommable obscurité, le tout autre en moi ou en dehors de moi : l’inconnu acquiert une primauté sur le connu, le problématique sur l’apodictique. Dans la deuxième partie de l’introduction à la Pensée et le mouvant, Bergson distingue entre la clarté du concept intellectuel et celle de l’idée intuitive. L’idée « radicalement neuve et absolument simple 5 » surgit dans les ténèbres tandis que le concept, qui consiste en un réarrangement complexe d’idées déjà connues, se présente d’emblée en toute clarté. Pour l’exprimer dans le discours, il suffit d’en déduire les concepts qu’on y avait auparavant déjà enfermés. Les concepts fournissent des solutions pratiques et générales mais l’idée simple est essentiellement problématique et singulière : son obscurité capture la pensée avant de diffuser peu à peu une lumière sur des problèmes qui finissent par l’éclairer en retour. La vision intérieure n’éclaire rien, tout comme elle ne capte rien entre ses pinces : au lieu de procéder à la reconstitution idéale du réel dans un langage tout fait à partir d’un principe explicatif abstrait, elle est tenue d’accompagner ce mouvement de va-et-vient par lequel l’idée se développe en problèmes. La vie de l’idée ou du sentiment comprend donc une tension vers son expression la plus propre. Celle-ci demeure par principe toujours inachevée et la multiplication des images ne viendra jamais complètement à bout de ce qui est à dire et qui correspond à l’évolution créatrice d’un être, qui advient au langage en glissant de ses filets.

Il pourrait facilement sembler que la critique bergsonienne du langage ne considère celui-ci que comme une chose de l’espace et de l’extériorité, nous vouant à étiqueter et distinguer les objets extérieurs, plus généralement à immobiliser ce qu’il y a de mouvant dans la vie intérieure. L’espace quadrillé du langage aliène la vie psychique en faisant « tomber dans le domaine commun6 » les événements vécus. Le « mot brutal » provoque « l’écrasement de la conscience immédiate7 » ; il « écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle 8 » ; la vie intérieure est réduite en une juxtapositions d’états indépendants les uns des autres mais aussi du moi lui-même. Aussitôt que des états sont nommés, les événements internes (sensations, émotions et idées) auront acquis une immobilité et des « contours précis » ; l’individu perd toute ressemblance avec sa vie intérieure à laquelle le mot aura communiqué « sa banale coloration9 ». En toute rigueur, on ne saurait jamais parler de cette confusion mobile, en « perpétuel devenir10 », qui caractérise le courant psychique. Un sentiment traduit en mots cesse d’appartenir à la série entière des évènements psychiques avec lesquels il entretient une relation de modifications réciproques. Original dans sa qualité, et multiple dans sa singularité, le sentiment profond est pris dans un processus d’individuation inachevée et de division ininterrompue11. Une émotion aussi riche que l’amour se signale par « mille éléments divers qui se fondent12 ». Ces éléments qui s’entre-pénètrent sans se distinguer n’ont pas non plus à proprement parler de nom : aucun mot ne saurait correspondre à une multiplicité symphonique qui concentre en elle d’innombrables processus simples fondus les uns dans les autres – sensations, images du souvenir ainsi qu’un nombre indéfini d’affections élémentaires. Plutôt qu’en une somme d’états, la vie intérieure consiste en un processus perpétuel de division, mais de division sans produits Elle ne constitue pas une totalité par sommations : tout demeure intérieur à tout. En y discriminant des éléments comme autant d’atomes psychiques, le langage analytique n’en donne qu’une ombre fade et impersonnelle.

En réalité, le mot n’est pas en lui-même destiné à figer la mobilité psychique. Il n’aurait pas le pouvoir de le faire si notre conscience elle-même n’y trouvait son intérêt, à la fois vital et social. C’est la vie et la vie en société qui tirent profit des mots, du fait des nécessités de la coopération pour la survie. Dans L’Évolution Créatrice, Bergson ira même jusqu’à attribuer au mot un pouvoir libérateur en en soulignant la mobilité fondamentale : même si les mots finissent par chosifier tout ce dont ils parlent, ils auront à l’origine permis à l’intelligence, qui les chevauche, de cheminer d’une chose à l’autre13. Les mots sont les véhicules qui nous permettent d’emprunter le cours irrésistible de la vie « qui emporte nos états de conscience du dedans au dehors14 ». Ils nous rendent par là attentifs aux besoins de notre corps, aux choses mais également aux autres avec qui nous partageons notre existence. Sans les mots, nous resterions absorbés en nous-mêmes ou fascinés par les choses présentes. Les mots arrachent homo faber à la distraction et lui ouvrent un champ illimité d’actions. En faisant entrer la vie intérieure « dans le courant de la vie sociale15 » pour satisfaire les exigences de la vie animale, les mots ne font pas dès lors que projeter le dedans au dehors : ils permettent au moins un processus d’intégration à un certain type de processus, celui de la société. Sans eux, nous n’aurions jamais intégré la vie en commun, qu’elle soit dans l’ouverture ou dans la clôture : dans le premier cas, l’individu accède à son appartenance à l’humanité en s’exposant à ce qui n’est pas humain, le divin innommable, et dans le second cas, l’individu se découvre exclusivement dans son appartenance nationale comme dans les dieux de sa cité. La clôture n’est que l’effet d’un piétinement sur place d’une société incapable de sortir d’elle-même pour s’expliquer avec une autre, autrement que par les armes. Comme le fait remarquer Bergson, la guerre ne peut vraiment être désirée par celui qui parle la langue de l’ennemi et qui partage sa culture.

Certes, le langage représente ce qui dure à travers des arrêts et stationnements ; il nous fait appréhender le mouvement comme une succession de positions et le changement comme une succession d’états. Mais c’est aussi la représentation qu’il donne de lui-même quand il se décompose en adjectifs (figeant la qualité en un moment unique : orange, rouge, joyeux, triste), noms (fixant les étapes de l’évolution de l’individu : enfant, jeune, vieux) et verbes (exprimant une action déjà terminée ou intentionnée par avance : boire, manger, courir). En se disant lui- même, le langage subit cela même qu’il impose à la réalité mouvante : il se décompose en types de mots, c’est-à-dire en autant d’éléments extérieurs les uns aux autres et mis bout à bout, sur le modèle de l’extériorité des objets extérieurs dans l’espace. Le langage chosifie les processus évolutifs, qualitatifs et extensifs pour autant qu’il s’est déjà chosifié lui-même. La critique bergsonienne ne porterait dès lors que sur l’aspect superficiel du langage : en assignant le langage à l’intelligence, c’est-à-dire à cette puissance de composition et de décomposition indéfinies en n’importe quel système16, Bergson ne serait entrain de nous parler du langage que du dehors, en tant qu’il constitue une pluralité de mots.

Mais la parole ne doit pas nous condamner à spatialiser la durée. Son exercice peut être assoupli pour épouser les fluctuations et les nuances singulières de ce qui dure. Il y a dans le langage lui-même les ressources pour dépasser les limitations inhérentes à son expression. Dans L’Évolution créatrice, Bergson propose de former un langage du devenir, « mieux moulé sur le réel17 » pour échapper à l’imitation cinématographique où le réel semble dérouler une bande où tout est préfiguré, en construisant des phrases dans lesquelles le devenir est le sujet de l’énoncé. On cesserait de s’y représenter l’accident d’une substance ; on comprendrait qu’il n’y a rien sous le changement et que le devenir est substantiel18. Mais il ne suffit pas de recombiner autrement les mots et de se contenter de formules autorisées. C’est la phrase comme processus en formation qu’il faut considérer.

Qu’est-ce que la phrase ? Les Grecs appelaient phrâzein, l’effort pour dire une pensée simple de la manière la plus simple et avec le moins de mots possibles. Une telle pensée ne saurait s’exprimer en quelques mots, et en même temps, on ne peut s’empêcher ni jamais s’arrêter de vouloir la dire19. Avant même d’évoquer un acte de parole, phrâzein signifie « prendre garde », « veiller sur ». Sur quoi ? Précisément sur cette « image fuyante et évanouissante20» secrète et merveilleuse que le philosophe est tenu toute sa vie durant d’écrire. L’adjectif aphrastos désigne ce qui est invisible, caché, inexplicable inexprimable, indicible mais qui cherche en même temps à être dit. Il faut également beaucoup d’epiphradeia (prudence et sagesse) pour renoncer à la bonne formule et consentir à une formulation sans fin. Cet « inédit » n’est pas simplement ce qui échappe à toute parole, ce qu’on ne peut pas exprimer. C’est ce qui suscite la nécessité de parler d’une autre façon que la manière habituelle – la parole créatrice qui ne parle pas pour redire ce qui a été dit (elle ne parle pas d’elle-même), ni ce qui est actuellement ou potentiellement dicible, mais pour produire de l’indicible.

Nous sommes conduits à reconnaître au langage un pouvoir de manifester les nuances multiples de notre vie intérieure, de les susciter, voire d’en créer de nouvelles. La poésie est cette parole qui n’est plus au service de la conservation des significations publiques. Ainsi, les phrases de Rousseau à propos de la montagne provoquent des sentiments que la montagne, ou que d’autres phrases et d’autres poètes ne nous auraient jamais donnés21. Dans son usage musical de la parole, le poète donne à entendre les harmoniques d’une « émotion nouvelle », entièrement créée. Et nous avons besoin de lui, autant pour ressentir des émotions inconnues, que pour prendre garde à ce qui en nous échappe habituellement à notre attention : « Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle l’image photographique qui n’a pas été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. » Sans la parole poétique, ces nuances resteraient entièrement voilées, enveloppées dans une nébuleuse indifférenciée.

De même, le romancier veut suggérer ce qui ne peut se dire dans les formes habituelles du discours, en cherchant à rendre sensible la confusion multiple des sentiments et à révéler l’« absurdité fondamentale » qui soutient la logique de son discours22. Ses personnages, qui sont des complications et des fantômes virtuels de sa propre personnalité, sont tout autant les débris de notre propre moi : ce que nous sommes, ce que nous pourrions être, ce que nous aurions pu être. Mais l’aventure littéraire du roman ne peut aller jusqu’au bout de ce qu’elle promet. C’est par intermittences seulement que le romancier nous aide à surmonter notre aliénation dans la vie extérieure en nous remettant « en présence de nous-mêmes : « Encouragés par lui, nous avons écartés pour un instant le voile que nous interposions entre notre conscience et nous.23. » Le romancier n’est donc pas en mesure d’assurer à l’âme le renouement recherché. Mais s’il parvient à surmonter la brutalité du mot et à faire entendre une mélodie intérieure susceptible de résonner avec d’autres mélodies intérieures, c’est par le soin qu’il apporte à ses phrases. Il montre par là une direction que le philosophe ne peut ignorer24. Or, la phrase se distingue des mots tout comme l’exécution simple de la symphonie en musique se distingue de sa figuration symbolique. Elle est rythme et trajectoire du mouvement naturel de la pensée (dans cette mesure, une phrase peut consister en un seul mot). En tant qu’unités mises bout à bout, les mots en revanche correspondent aux points qui composent une ligne et aux positions successives par lesquelles l’intelligence appréhende le mouvant dans l’espace.

Dans un passage de l’Energie spirituelle où Bergson assimile l’expérience de la lecture à la télépathie et à l’interprétation en musique, il s’agit précisément de penser la possibilité d’une communication sans mots, bien que portée par la phrase : « L’art de l’écrivain consiste surtout à nous faire oublier qu’il emploie des mots. L’harmonie qu’il cherche est une certaine correspondance entre les allées et venues de son esprit et celles de son discours, correspondance si parfaite que, portées par la phrase, les ondulations de sa pensée se communiquent à la nôtre et qu’alors chacun des mots, pris individuellement, ne compte plus : il n’y a plus rien que le sens mouvant qui traverse les mots, plus rien que deux esprits qui semblent vibrer directement, sans intermédiaire, à l’unisson l’un de l’autre25. » La lecture à voix haute d’un texte aide précisément à en saisir l’élan, c’est-à-dire le sens mouvant : « le rythme dessine en gros le sens de la phrase véritablement écrite26. » Lire (legere) au sens littéral revient à rassembler le mouvement du sens dans sa simplicité27. Le bon écrivain parvient par ses phrases à conjurer la spatialité de la langue en restituant le mouvement d’une pensée et d’une émotion, comme l’artiste, dont la perception extraordinaire épouse l’unité générative des formes, en figure le mouvement vivant. Et de même que les cours de dessin devraient commencer par l’étude des courbes intérieures au lieu de celles des contours des formes géométriques simples28, on devrait initier les enfants d’abord à la compréhension du rythme phrastique, pour les familiariser avec cette dimension intérieure du langage, au lieu de se contenter de leur inculquer les habitudes motrices servant à la reconnaissance des mots-étiquettes.

En tant que saisie immédiate de l’essence intérieure de ce qui est mouvant, l’intuition est elle-même une grande lectrice et son livre, c’est le livre du monde : « Dans la page qu’elle a choisie du grand livre du monde, l’intuition voudrait retrouver le mouvement et le rythme de la composition, revivre l’évolution créatrice en s’y insérant sympathiquement29. » Le verdict inaugurant l’Essai (« nous nous exprimons nécessairement par des mots et nous pensons le plus souvent dans l’espace30 ») n’a dès lors rien de définitif. Toute l’œuvre du penseur de la durée témoigne d’un effort pour mettre en phrases l’aphrastos et nous faire oublier les mots- étiquettes.

Il est remarquable à quel point les efforts pour dire l’intériorité auront fini par révéler une part intérieure du discours lui-même. La vie intérieure, bien loin d’être absolument hétérogène au langage, se révèle comme la phrase d’un long discours, une phrase interminable, qui ne connaît ni le mot ni la ponctuation forte : « je crois bien que notre vie intérieure tout entière est quelque chose comme une phrase unique entamée dès le premier éveil de la conscience, phrase semée de virgules, mais nulle part coupée par des points31. » Ce n’est pas une simple image métaphorique : le discours imagé donne le sens propre car il parle à la conscience immédiate – à la différence du discours littéral qui est pour sa part figuré, dans la mesure où il soumet la compréhension aux symboles32. Chaque conscience individuelle est une phrase avec son rythme, son mouvement et son sens. Le langage-outil tend à en recouvrir le plus souvent le bourdonnement incessant. Mais en même temps, nous n’avons le langage que parce que nous sommes un discours intérieur. La reconnaissance d’une parole intérieure, incommensurable avec toute expression qui revient à traduire de la durée en espace, doit dès lors entraîner une reconsidération du statut du langage dans lequel Bergson voyait un équipement de l’intelligence destinée à travailler la matière.

L’une des erreurs que l’on commet habituellement, c’est de poser le langage comme une totalité autonome, indépendante et toute faite, avec des énoncés déjà formés, ou prédonnés à titre de possibles. Nous échouons à penser son advenue dans l’écoute intérieure, qui précède et accompagne l’expression orale et écrite. C’est que l’attention à la vie nous porte moins à comprendre les processus de formation du verbe que les résultats déjà formés de ses productions. Pour saisir la parole en gestation, la pensée doit revivre le mouvement de composition de la phrase intérieure, de ce discours qui « dure depuis des années » et qui se poursuit « en une phrase unique ». Cette phrase infra-linguistique au cœur du langage, lieu de la parole formulée, participe activement à son élaboration : phrase inédite, créatrice, virtuelle, toujours en voie d’actualisation et différant perpétuellement son terme. Pour parler, pour exécuter un mouvement, il doit se passer quelque chose en nous. Cela est de l’ordre d’une posture de l’esprit envers un schème d’action encore vague. Il s’agit de toute la série de préparatifs qui précèdent l’articulation et la formulation du discours. La phrase intérieure est au point de convergence de deux tendances, deux mouvements, l’un psychique et l’autre sensori-moteur : le souvenir d’une idée et la matérialité d’une perception. Nous parlons au croisement d’une évocation et d’une écoute.

C’est dans les états pathologiques où le sujet devient incapable d’écoute intérieure, que cette parole intérieure se signale de manière insigne. La surdité verbale (ou aphasie réceptive, aphasie sensorielle) se caractérise précisément par une incapacité à entendre la voix qui résonne intérieurement avant et à mesure que le discours s’exprime dans la voix matérielle ou s’élabore dans l’écrit. Or, toute l’approche de cette forme d’aphasie par les psychologues associationistes de son temps est selon Bergson viciée par ce présupposé, selon lequel les noms représentent des choses. On réduit la maladie à l’incapacité de se représenter des images verbales toutes faites auxquelles correspondent des mots. Et par là, on suppose que la phrase n’est qu’une succession de mots juxtaposés, tout comme on croit que le temps est une succession d’instants ou le mouvement une succession de positions : « On croirait, à entendre certains théoriciens de l’aphasie sensorielle, qu’ils n’ont jamais considéré de près la structure d’une phrase. Ils raisonnent comme si une phrase se composait de noms qui vont évoquer des images de choses. Que deviennent ces diverses parties du discours dont le rôle est justement d’établir entre les images des rapports et des nuances de tout genre ? Dira-t-on que chacun de ces mots exprime et évoque lui- même une image matérielle, plus confuse sans doute, mais déterminée ? Qu’on songe alors à la multitude de rapports différents que le même mot peut exprimer selon la place qu’il occupe et les termes qu’il unit33 ! » Le sens d’un mot ne consiste pas dans sa portée iconique, celle qu’une définition stricte aurait pour fonction d’éclaircir et de fixer une fois pour toutes dans un dictionnaire. Son sens est à chaque fois déterminé par la phrase entière dans laquelle il est pris : la place qu’il y occupe, sa relation aux autres mots. Comprendre la parole que nous prononçons ou que nous entendons (ce dont l’aphasique sensoriel est devenu incapable), ce n’est pas partir d’images verbales, mais du mouvement de pensée par lequel la parole se forme. Le malade n’est pas dans l’incapacité de se représenter l’image des choses dans les noms. S’il ne parvient pas à former des phrases sensées, ce n’est pas parce qu’il a cessé de comprendre les mots, mais c’est parce qu’il ne reconnaît plus le mouvement sous- tendant et sous-entendu dans les phrases qu’il dit ou entend. Les images verbales rattachées aux mots ont valeur d’indices : elles permettent de suivre le mouvement de la pensée, mais elles ne suffisent pas pour la comprendre : « je comprendrai votre parole si je pars d’une pensée analogue à la vôtre pour en suivre les sinuosités à l’aide d’images verbales destinées, comme autant d’écriteaux, à me montrer de temps en temps le chemin. Mais je ne la comprendrai jamais si je pars des images verbales elles-mêmes, parce que entre deux images verbales consécutives il y a un intervalle que toutes les représentations concrètes n’arriveraient pas à combler34. »

Nous pouvons écouter une phrase extérieure pour autant que nous ressentons en nous le mouvement de sens qui l’accomplit. Chaque parole prononcée donne à entendre de façon immédiate – et dès lors inapparente – une certaine mélodie de l’âme. Mais de même qu’en réfléchissant sur l’âme, nous la pensons comme une succession d’états extérieurs les uns aux autres, comme une juxtaposition d’atomes psychiques indépendants, de même nous fixons notre attention sur les mots dont nous composons nos phrases, au lieu de nous y « extasier », c’est-à-dire par la mémoire et l’attente, la protention et la rétention35. La phrase n’est pas une simple juxtaposition ordonnée de mots régis par des rapports syntaxiques36. Le modèle qui permet de penser la formation de la phrase dans la durée est celui de l’élan de volonté37.

Bergson ne nous a pas seulement montré que la conscience réfléchie est incapable de saisir l’élan intérieur (et de penser par là la vraie liberté de l’esprit). Il lui arrive aussi de nous mettre en garde contre les excès de la pensée réflexive : l’intelligence est susceptible de déprimer le vouloir et de ralentir son élan. Il en va tout autrement quand l’élan du vouloir se relâche lui-même : le relâchement implique cette fois une compression ; action et passion à la fois – au cœur du mouvement extrême, le repos. Justement, dans le rêve, la détente ne signifie pas une interruption de l’activité. Et que se passe-t-il alors quand la conscience se fixe sur un mot, non pas pour le réfléchir, mais pour le rêver ? « Chacun de nous a pu remarquer le caractère étrange que prend parfois un mot familier quand on arrête sur lui son attention. Le mot apparaît alors comme nouveau, et il l’est en effet ; jamais, jusque-là, notre conscience n’en avait fait un point d’arrêt ; elle le traversait pour arriver à la fin d’une phrase. Il ne nous est pas aussi facile de comprimer l’élan de notre vie psychologique tout entière que celui de notre parole ; mais, là où l’élan général faiblit, la situation traversée doit paraître aussi bizarre que le son d’un mot qui s’immobilise au cours du mouvement de la phrase. Elle ne fait plus corps avec la vie réelle. Cherchant, parmi nos expériences passées, celle qui lui ressemble le plus, c’est au rêve que nous la comparerons38. » Qu’est donc le mot qu’on entend pour la première fois sinon le rêve du poète ? « Je dis une fleur et surgit l’absente de tout bouquet ». Loin d’abolir la réalité, un tel rêve laisse agir la vie intérieure. Le mot sur lequel le poète fixe son attention n’immobilise pas le mouvement de la phrase intérieure : l’immobilité du mot est rythme. C’est cet arrêt qui lui donne son caractère mélodique.

Qu’un poète nous fasse oublier les mots en tant qu’outils d’information ou de communication, il ne prétend pas moins révéler à son lecteur-interprète la chair du langage vivant. N’est-ce pas pour retrouver derrière cette langue extérieure la phrase intérieure que le poète se permet de subvertir la syntaxe de sa langue ? Il s’agirait de faire entendre d’autres rapports que ceux qui ont été fixés par les grammairiens. Mallarmé a cherché à dépasser les relations logico-grammaticales qui structurent la langue familière sans toutefois abandonner la syntaxe du français. La recherche d’une langue primitive dans le français vise à susciter une vision intérieure, à révéler la vérité native des choses, à co-naître leur éclosion.

Or si les langues peuvent « déchoir » c’est du fait de leur raffinement technique et de leur réduction à un outil de communication : la parole n’y est pas le champ d’une expérience intérieure, mais une simple recollection d’images verbales fixes, rattachées à des mots-étiquettes déposés à la surface des choses et publiquement reconnues. Quand une langue est trop raffinée syntaxiquement, c’est-à-dire quand elle permet de formuler par certains mots des rapports précis, l’activité de l’esprit est trop détendue : celui-ci s’en remet paresseusement aux panneaux indicateurs39. Plus une langue est « primitive40 », plus l’esprit est porté à compenser activement l’absence des rapports représentables dans le discours. Une langue trop syntaxique est une langue qui pense à notre place. Elle nous dispense de l’intuition et nous laisse à la surface de nous-mêmes et des choses ; nous devenons sourds à la phrase intérieure ; les nuances intimes de la réalité s’estompent. Ce qu’elle gagne en exactitude, la langue le perd en suggestion. Dans les langues caractérisées par la rection syntaxique, les mots sont régis par une structure extérieure où chaque élément atomique, chaque mot, est dans un rapport hiérarchique par rapport aux autres : le verbe régit le nom qui régit le déterminant et l’adjectif. Dans les langues caractérisées par l’apposition parataxique, la signification n’est pas déterminée par la structure logico-grammaticale : les mises en rapport ne sont pas faites dans la phrase extérieure mais elles sont inférées par l’esprit, suggérées à lui, sous-entendues par lui : des glissements de sens deviennent possibles. À mesure qu’une langue est syntaxique, elle perd en intériorité. Une telle langue convient davantage aux discours de l’extériorité, juridique et journalistique, mais non pas aux suggestions de la phrase poétique. Langue-reportage d’un côté, langue musicale de l’autre. À l’inverse, une langue parataxique suscite la pensée intuitive et résonne avec la réalité de l’intérieur.

Faire en sorte que la langue extérieure que nous parlons soit pénétrée par une autre, qui en décompose les rapports et en simplifie la structure, tel doit être au fond l’objectif d’une philosophie qui veut laisser une large place à l’intuition et restituer la phrase intérieure, sans renoncer toutefois à mettre à son service l’obstacle que constitue sur son chemin l’ordre grammatical des mots.

La phrase intérieure n’est donc pas nécessairement incommensurable avec son expression. Tant du moins que celle-ci vise, non pas à nommer des états de choses à l’intérieur de soi ou dans le monde extérieur, mais à laisser entendre beaucoup plus que ce qu’elle ne peut exprimer, que ce qu’il est possible de dire41. Il y a toujours dans une parole plus que ce qu’il ne le semble : « raffinée ou grossière, une langue sous- entend beaucoup plus de choses qu’elle n’en peut exprimer. » Ce surplus est le propre de l’esprit capable de tirer de soi plus que ce qu’il y a, en puisant dans cette parole des origines dont Rousseau nous a appris qu’elle était chant. La parole, dans la plénitude de son dépouillement, cesse de procéder à l’étiquetages des choses et à leur désignation dans l’espace pour se donner comme mélodie, rythme, incantation de ce qui dure. L’âme est renouée.

Chapitre extrait du collectif L’homme intérieur et son discours. Le dialogue de l’âme avec elle-même, sous la direction de J.-J. Alrivie, Paris, Vrin, Le Cercle Herméneutique, 2018

NOTES

1 Les espèces de vivants qu’il faudra penser comme autant de piétinements sur place de l’évolution. La vie n’est jamais une somme d’arrêts mais une création continue. Entre elle et les vivants, c’est-à-dire entre l’intérieur et l’extérieur, la différence est de type ontologique.

2 L’Évolution créatrice, p. 664/ 200 (pour les ouvrages de Bergson, nous indiquons à chaque fois la pagination de l’Édition du Centenaire, Paris, Puf, 1959 suivie de celle des éditions de 1939-1941.) Deleuze écrit : « Le temps n’est pas l’intérieur en nous, c’est juste le contraire, l’intériorité dans laquelle nous sommes, nous nous mouvons, vivons et changeons. » (L’image-temps. Cinéma 2, Paris, Les éditions de Minuit, 1985, p. 110).

3 Comme le lui reproche Heidegger (GA 21, Francfort, Vittorio Klosterman, 1976, p. 249-251, nous traduisons) : « Il semblerait que de nouvelles perspectives aient été gagnées quand Bergson a voulu surmonter le concept de  temps transmis depuis lors pour s’avancer vers un concept plus originaire. À y regarder de plus près, il retombe droit dans le concept de temps qu’il a cherché à surmonter bien qu’il ait été guidé par un bon instinct. Ce qui compte pour lui est de dégager la différence entre temps et durée. Mais, la durée n’est pour lui rien d’autre que le temps vécu, et ce temps vécu en revanche est seulement le temps objectif ou le temps du monde pour autant qu’est considérée la manière dont il se manifeste dans la conscience. Que Bergson n’avance pas vers une compréhension conceptuelle et catégoriale du  temps originaire, cela se voit en ce qu’il saisit le temps vécu, c’est-à-dire la durée, comme « succession », seulement cette succession du temps vécu n’est pas la succession quantitative, disséminée  en  maintenant ponctuels et juxtaposés, mais est une succession qualitative dans laquelle les différents moments du temps, passé, présent, avenir, s’interpénètrent. Cependant, il arrive déjà là à ses limites, car il ne dit ni ce qu’est la quantité, ni ce qu’est la qualité, ni ne donne aucune exposition fondamentale de ces deux fils conducteurs qu’il pose simplement et décrit le temps qualitatif, la durée, uniquement par des images ; il n’est question d’aucune élaboration conceptuelle plus approfondie. Donc l’essentiel est que Bergson essaie alors vraiment, avec le phénomène de la durée, de s’approcher du temps propre, et qu’à nouveau il saisit cette durée dans le même sens, comme succession. C’est seulement parce que nous n’avons pas compris aujourd’hui le sens propre du temps du monde, que nous sommes portés à croire que Bergson a compris le temps plus originairement. Dans ses écrits ultérieurs, Bergson n’a pas modifié l’exposition qu’il a donnée du temps dans son premier ouvrage, auquel il s’en est tenu jusqu’au jour d’aujourd’hui. Mais ce qu’il y a d’essentiel et de durable dans son travail philosophique ne repose pas dans cette direction. Ce qu’on lui doit de précieux est consigné dans son ouvrage Matière et mémoire, qui est fondamental pour la biologie et dont on ne viendra pas à bout d’ici longtemps. »

4 Les trois figures géométriques que Bergson propose tour à tour au troisième chapitre de Matière et Mémoire, celle du segment AD qui part du souvenir pur et finit dans la perception pure en passant par le souvenir image, et que l’associationniste coupe au milieu (Matière et Mémoire, p. 276/ 147) ; celle des deux lignes perpendiculaires AB (ligne objective des choses aperçues et inaperçues dans l’espace pour exprimer la coexistence de toutes les images du monde matériel non actuellement aperçues d’une part, et pour exprimer en même temps la contemporanéité de cette ligne avec tous les états psychologiques qui coexistent avec le présent de la conscience d’autre part), et CI (ligne subjective sur laquelle s’échelonnent les souvenirs) (Ibid, p. 285/ 159) ; et enfin la célèbre image du cône renversé SAB dont le sommet S qui s’insère sur un plan P représente le présent, c’est-à-dire la conscience de mon corps au centre de l’univers matériel, et la base AB le passé immobile, presque spatialisé, dans lequel les souvenirs s’accumulent par additions successives(Ibid, p. 293/ 169). Cette immobilité du passé et la mobilité du présent ne se laisse pourtant pas ramener à l’opposition du statique et du dynamique, car c’est l’ensemble du cône qui est dynamique.

5 La Pensée et le Mouvant, p. 1276/ 31.

6 Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 86/96.

7 Ibid., p. 87/98.

8 Ibid.

9 Ibid., p. 91/103.

10 Ibid., p. 86/96.

11 Comme l’a fait remarquer Deleuze, la durée ne peut plus définir l’indivisible pur parce qu’elle ne cesse de se diviser, chaque degré de la division correspondant à une différence de nature ; de même elle n’est plus simplement non-mesurable, puisqu’elle se laisse mesurer en différant continûment son principe métrique.

12 Ibid.

13 L’Évolution créatrice, p. 630-631/161 : « Originellement elle [l’intelligence]  est adaptée à la forme de la matière brute. Le langage même, qui lui a permis d’étendre son champ d’opérations, est fait pour désigner des choses et rien que des choses : c’est seulement parce que le mot est mobile, parce qu’il chemine d’une chose à une autre, que l’intelligence devrait tôt ou tard le prendre en chemin, alors qu’il n’était posé sur rien, pour l’appliquer à un objet qui n’est pas une chose et qui dissimulé jusque là, attendait le secours du mot pour passer de l’aube à la lumière. Mais le mot, en couvrant cet objet, le convertit encore en chose. »

14 Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 91/103.

15 Matière et Mémoire, p. 322/ 204.

16 L’Évolution créatrice, p. 628/ 170.

17 Ibid., p. 759/ 312.

18 Ibid. : « nous ne dirions pas ‘‘l’enfant devient homme’’, mais ‘‘il y a devenir  de  l’enfant  à l’homme’’. »

19 « En ce point est quelque chose de simple, d’infiniment simple, de si extraordinairement simple que le philosophe n’a jamais réussi à le dire. Et c’est pourquoi il a parlé toute sa vie. Il ne pouvait formuler ce qu’il avait dans l’esprit sans se sentir obligé de  corriger sa formule, puis de corriger sa correction – ainsi, de théorie en théorie, se rectifiant alors qu’il croyait se compléter, il n’a fait autre chose, par une complication qui appelait la complication et par des développements juxtaposés à des développements, que de rendre avec une approximation croissante la simplicité de son intuition originelle. Toute la complexité de sa doctrine, qui irait à l’infini, n’est donc que l’incommensurabilité entre son intuition simple et les moyens dont il disposait pour l’exprimer. » (La Pensée et le Mouvant, p. 1347 /119).

20 Ibid.

21 Ibid.

22 Essai sur les données immédiates, p. 88/ 99.

23 Ibid., p. 89/ 100.

24 On pourrait voir en Bergson un penseur d’une même phrase plutôt que celui d’un mot unique.

25 L’Énergie spirituelle, p. 849-850/ 46.

26 La Pensée et le Mouvant, p. 1327/ 95, 1n : « il peut nous donner la communication directe avec la pensée de l’écrivain avant que l’étude des mots soit venue y mettre la couleur et la nuance ». Dans la même page : « nous avions essayé de montrer comment des allées et venues de la pensée, chacune de direction déterminée, passent de l’esprit de Descartes au nôtre, par le seul effet du rythme tel que la ponctuation l’indique, tel surtout que le marque une lecture correcte à haute voix. »

27 Ibid., p. 1358/ 133 : « La vérité est qu’au-dessus du mot et au-dessus de la phrase il y a quelque chose de beaucoup plus simple qu’une phrase et même qu’un mot : le sens, qui est moins une chose pensée qu’un mouvement de pensée, moins un mouvement qu’une direction. » Le sens semble ici recueillir dans sa simplicité aussi bien la direction qu’un mot indique que le mouvement de pensée qu’une phrase compose.

28 Ibid., p. 1459-1460 / 264-265 : « L’art vrai vise à rendre l’individualité du modèle, et pour cela il va chercher derrière les lignes qu’on voit le mouvement que l’œil ne voit pas, derrière le mouvement lui- même quelque chose de plus secret encore, l’intention originelle, l’aspiration fondamentale de la personne, pensée simple qui équivaut à la richesse indéfinie des formes et des couleurs. »

29 Ibid., p. 1327/ 95. Bergson ne retrouve-t-il pas ainsi l’unité parménidienne du noiein et du legein ?

30 Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 3/ VII (Avant-propos)

31 L’Energie Spirituelle, p. 56-57/858.

32 La Pensée et le Mouvant, p. 1285/ 42.

33 Matière et Mémoire, p.  269 /132.

34 Ibid.

35 « La vision que la conscience réfléchie nous donne de notre vie intérieu« La vision que la conscience réfléchie nous donne de notre vie intérieure est sans doute celle d’un état succédant à un état, chacun de ces états commençant en un point, finissant en un autre, et se suffisant  provisoirement à lui-même. Ainsi le veut la réflexion, qui prépare les voies au langage; elle distingue, écarte et juxtapose ; elle n’est à son aise que dans le défini et aussi dans l’immobile ; elle s’arrête à une conception statique de la réalité. Mais la conscience immédiate saisit tout autre chose. Immanente à la vie intérieure, elle la sent plutôt qu’elle ne la voit ; mais elle la sent comme un mouvement, comme un empiétement continu sur un avenir qui recule sans cesse. Ce senti­ment devient d’ailleurs très clair quand il s’agit d’un acte déterminé à accom­plir. Le terme de l’opération nous apparaît aussitôt. » (L’Énergie spirituelle, p. 926/ 156-157).

36 Nous retrouvons cette même tendance dialectique dont Zénon fut le premier représentant, et qui a donné son coup d’envoi à la métaphysique inconsciente et naturelle, dont Bergson dit par ailleurs qu’elle se caractérise par une confiance naïve dans le langage : « la tendance cons­tante de l’intelligence discursive à découper tout progrès en phases et à solidi­fier ensuite ces phases en choses » (Matière et Mémoire, p. 269/ 133). Autrement dit, la tendance constante de l’intelligence discursive à découper tout mouvement de la pensée en phrases et à solidifier ensuite ces phrases en mots.

37 « pendant tout le temps que nous agissons, nous avons moins conscience de nos états successifs que d’un écart décroissant entre la position actuelle et le terme dont nous nous rapprochons (…) De même, quand nous écoutons une phrase, il s’en faut que nous fassions attention aux mots pris isolément : c’est le sens du tout qui nous importe ; dès le début nous reconstruisons ce sens hypothétiquement ; nous lançons notre esprit dans une certaine direction générale, quitte à infléchir diversement cette direction au fur et à mesure que la phrase, en se déroulant, pousse notre attention dans un sens ou dans un autre. Ici encore le présent est aperçu dans l’avenir sur lequel il empiète, plutôt qu’il n’est saisi en lui-même. » (L’Énergie spirituelle, p. 926/ 156-157).

38 Ibid.

39 « Alléguerez-vous que ce sont là des raffinements d’une langue déjà très perfectionnée, et qu’un langage est possible avec des noms concrets destinés à faire surgir des images de choses ? Je l’accorde sans peine ; mais plus la langue que vous me parlerez sera primitive et dépourvue de termes exprimant des rapports, plus vous devrez faire de place à l’activité de mon esprit, puisque vous le forcez à rétablir les rapports que vous n’exprimez pas : c’est dire que vous abandonnerez de plus en plus l’hypothèse d’après laquelle chaque image irait décrocher son idée. » (Matière et Mémoire, p. 269 /132).

40 Nous pouvons, en les traduisant dans nos langues, ressentir la beauté poétique de langues autrement ordonnées que les nôtres et étrangères au groupe de langues indo-européennes. Leur traduction a pour effet de renouveler l’entente de notre propre langue qui retrouve grâce à elles une jeunesse syntaxique. Elle rend notre phrase intérieure moins habituelle, moins familière, plus étrange. Combien de paroles poétiques se sont-elles formées en faisant jouer des langues étrangères ou  même  des  langues anciennes à l’intérieur d’une langue ? Combien de pensées philosophiques ?

41 Ibid, p. 269/ 133. D’une certaine façon, il devient possible de dire et d’écrire ce dont on ne peut pas parler. Si le langage est à l’origine destiné à faciliter le commerce quotidien dans la société, l’efficacité de la communication ne tient pas à la qualité de son usage. Une information peut très bien passer malgré de très mauvaises conditions linguistiques (pauvreté du lexique, syntaxe erronée). Il suffit au gré des contextes d’ajuster son entente et remplir les blancs du non-dit. Il n’est pas rare par exemple que le respect de la littéralité stricte soit dans les conversations (qui travaillent à la conservation des significations publiques qu’on s’échange sans penser) le motif des malentendus les plus cocasses. Quoiqu’elle sacrifie l’illusion d’un sens objectif et unilatéral, la marge de suggestion entretient, malgré tout, les conditions de la compréhension intersubjective, mais aussi intrasubjective.

Adieu langage ?

Adieu au Langage (Jean-Luc Godard)

Une élève en isolement pour cause de Covid-19 m’envoie ainsi qu’à toute l’équipe de professeurs un mot pour nous faire part de sa situation. Le style d’écriture est celui qu’on attend d’un élève de terminale : des constructions syntaxiques bizarres et un arrangement de mots mutilés et méconnaissables du fait d’une pseudographie déconcertante (pseudos – ce qui est tordu – en grec est le contraire d’orthos – ce qui est droit). C’est alors que croyant l’arroser, un professeur se retrouve dans la position du correcteur corrigé. À ce désir malveillant et brutal de corriger (ie. rendre droit ce qui ne l’est pas en le rapportant à la rectitude érectrice de la règle) que j’ai appris à haïr plus que tout dans les rapports humains, désir qui manifeste une aveugle crispation sur des fictions sociales qui servent aux plus bêtes d’entre nous, et qui implique un manque de souplesse et d’adaptation par rapport aux imprévisibilités et créations de la vie (comme si tout ce qu’il y a de grand et de poétique ne s’est pas accompli en dehors des règles et par renversement des normes), ajoutez la condescendance méprisante par laquelle la règle « bien de chez nous » est rappelée à une jeune fille noire issue de l’immigration (wokisme ?), dosée par un manque d’empathie pour sa condition de malade. Tous ces ingrédients participent de l’embarras qu’un témoin pouvait tirer de la scène écrite devant lui sur son écran d’ordinateur.

Voici un extrait absolument agressif, mais peut être n’est-ce qu’une déformation professionnelle de la part de l’enseignant auquel l’on pourrait reconnaître d’être au fond animé de véritables bonnes intentions. Après tout la nature de sa relation avec l’élève nous est méconnue : il pourrait en effet s’appuyer sur leur intimité pour la taquiner. Peu importe cependant. C’est la situation en tant que telle qui compte ici. Et c’est surtout la faute commise par ce professeur qui est réjouissante, comme peut l’être en général toute poutre enfoncée dans l’oeil accusateur qui se glorifie avec un excès d’empressement de démasquer les locuteurs fautifs et leur donner honte en les rappelant aux limites à ne pas franchir eu égard aux destinataires du propos (ainsi la question du type : sais-tu à qui tu parles ?!)

Voici donc ce qu’on peut lire en guise de réponse au message de l’élève souffrante :

« j’ai trouvé absolument incroyable (voire scandaleux) l’usage du français dans ton message : orthographe, syntaxe, chant lexical…Tu t’adresses à tes professeurs, pas à des proches… Un minimum est nécessaire. »

Avant d’en venir à ce qui peut réjouir le témoin d’une telle chute comique (le corrigeur-corrigé), deux remarques sont à faire :

1/ Ainsi, il existe une règle admise suivant laquelle les règles du discours changent selon le degré de proximité que le locuteur entretient avec ses interlocuteurs (professeurs ou proches). Or, si le discours de l’élève est au bout du compte aussi inintelligible, c’est précisément parce qu’elle croit parler la langue inconnue que représente aux yeux de tout écolier le français soutenu, lequel ne peut s’apprendre sans la pratique endurante de la lecture. N’étant pas professeur de français et cherchant désespérément à lire des dissertations qui fassent sens, il m’arrive de conseiller aux élèves d’écrire en un français oral, tel qu’ils le parlent entre amis justement. Dans les exercices d’explication de texte, cette méthode s’est même révélée très féconde : les élèves comprennent mieux un auteur quand ils traduisent son propos dans leur propre langue, c’est-à-dire en le pliant à leur usage habituel. Ils sont du coup en mesure de mieux l’expliquer et d’en restituer l’intuition centrale.

2/ Une deuxième remarque vient aussitôt à l’esprit : dans Le « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », Deleuze montre à propos des sociétés disciplinaires, que dans chaque milieu d’enfermement, on rappelle à l’individu les nouvelles règles en le renvoyant constamment à la suspension des anciennes : ainsi, lorsqu’il se trouve à l’école, on lui assène qu’il n’est plus dans sa famille, lorsqu’il est incorporé dans la caserne, qu’il n’est plus à l’école, etc. Comme si le pouvoir disciplinaire qui accompagne l’individu tout au long de sa vie de la naissance à la mort, reposait sur la nécessité d’un rappel continu à l’ordre à mesure de la sévérité croissante des règles. C’est ce qu’on peut conclure de la gravité de plus en plus importante des conséquences qui résultent de la désobéissance à la règle prévalant dans chacun des milieux : la fessée pour l’enfant capricieux, le châtiment des baguettes pour le soldat ivre, le chômage pour le salarié ou l’ouvrier distrait, l’asile si la folie obscurcit son esprit aliéné, la prison s’il transgresse les lois, le mitard pour le prisonnier indiscipliné, la maltraitance gratuite ou la négligence envers le vieillard grabataire enfermé dans la maison de retraite, mouroir médicalisé comme l’est devenu désormais le monde lui-même, ou bien dans l’hôpital où sont fabriqués la plupart des cadavres (en tout cas, on en sort plus souvent mort que vivant). Cela paraît une évidence : les règles changent selon les lieux, l’individu est censé sans cesse s’adapter et en apprendre de nouvelles. L’observance de règles toujours nouvelles maintient la conscience de l’individu en éveil en stimulant sans cesse son attention sur les objets à acquérir (les règles) pour qu’il puisse se comporter comme il se doit, tout en la détournant du véritable sujet de la persuasion (le Pouvoir) que la discipline est entrain de servir. Mais le Pouvoir disciplinaire à l’oeuvre dans ce système circulatoire reste le même à chaque étape – en effet, les allers-retours sont toujours possibles entre les milieux clos où évolue l’individu (du travail à la famille, de la famille à l’hôpital, etc.) Un tel durcissement (raidissement) progressif et compartimenté lui permet ainsi de se renforcer et de pénétrer toujours plus profondément les corps et les esprits. On remarquera cependant qu’à mesure que le Pouvoir approfondit ses racines dans l’individu qu’il soumet à son joug, il devient de moins en moins personnel et de moins en moins familier avec lui. Mais ne s’agit-il pas au fond non seulement d’habituer les individus aux règles valables pour chaque milieu mais de les habituer d’abord et surtout au pouvoir impersonnel du Pouvoir par l’apprentissage renouvelé des règles tout en les rendant (du fait de l’habituation) insensibles à l’omniprésence de ce Pouvoir ? Ainsi, l’individualité peut oublier toute contestation et participer sans s’en rendre compte à son propre asservissement jusqu’à dire par exemple avec Rousseau : la liberté c’est « l’obéissance aux lois qu’on s’est prescrites » ! C’est en ce point que se joue peut-être le scandale de la servitude volontaire. Puisque, qu’importe le contenu effectif des règles du point de vue du Pouvoir disciplinaire, du moment que les enfants, les soldats, les travailleurs, les malades, les prisonniers, les fous, les vieux, sont contenus dans l’espace clos de l’hétérotopie où ils sont respectivement et successivement enfermés et assignés aux contraintes artificielles de l’emploi du temps qu’on leur impose ? Qu’il s’exerce au sein de la famille, de l’école, de la caserne, de l’usine, de la prison, de l’asile, de la maison de retraite, le Pouvoir recteur, qui révèle progressivement son anonymat, a pour fonction d’inscrire non pas telle règle en particulier (en tant que telle, chaque règle est contingente) mais l’exigence de normalisation (quelque soit la forme qu’elle emprunte) dans sa nécessité même au coeur de la réalité. Sinon comment expliquer que l’individu ait à chaque fois à casser un système d’habitudes qui lui a été laborieusement gravé au profit d’un nouveau dans lequel les anciennes habitudes ne sont plus admissibles ? Ne faut-il pas en réalité le persuader de la constance disciplinaire quelques soient les conditions et les situations dans lesquelles il est mis ? Il y va sans doute de créer au final chez l’individu un besoin, un désir et sans doute même un amour de la règle, sans laquelle celui-ci se retrouverait complètement paralysé, impuissant et sans di-rection…. Le fascisme jaillit d’abord d’une intériorité ravagée par une puissance disciplinaire toute entière au service de sa propre conservation.

Mais c’est entre deux lettres de l’alphabet que tout se jouera. Ce qui devait être une affaire lexicale se révèle être un chant musical. On peut rire devant ce joli lapsus qui confond chant des oiseaux et champ de fleurs (ne sois pas cruel – ce n’est personne qui parle mais le langage ! me susurre mon démon) et qui rappelle que la langue originelle (celle d’avant le français, le grec, le sanscrit) était cri, chant, autrement dit : poème avant la prose. Tout se passe comme si la prose, en se détériorant – aucun de mes élèves ne maîtrise le langage ou plutôt ne se laisse enivrer par lui – redevenait poésie ou retombait en poème – comme on dit d’une personne sénile qu’elle est « retombée en enfance » – tant les expressions sont uniques, neuves et originales, à la mesure de la singularité de chaque locuteur qui réinvente sa langue propre ou plutôt même qui introduit dans le français une langue qui n’est pas seulement une langue étrangère comme les poètes de métier savaient si bien le faire, mais une étrangeté par rapport à la langue elle-même et à tout ce qu’on connaît comme langue : non pas une « langue » d’avant la langue (le bégaiement primitif par lequel les mots sortent les uns à partir des autres dans leur éclosion native) mais une « langue » d’après la langue, si on estime qu’elle en signe la disparition définitive et la décomposition outrancière. Nous assistons alors à la prolifération de langages privés tels que Wittgenstein ne pouvait encore en imaginer la possibilité. Une eschato-poésie plutôt qu’une archi-poésie. Car c’est bien de la fin du Monde qu’il est question ici et de l’impossibilité de la dire et de l’entendre. À ce propos, le film Don’t look up, déni cosmique (fraîchement sorti) dans lequel un groupe de scientifiques peine à convaincre le monde de la collision prochaine d’une météorite géante, décrit parfaitement la situation que nous vivons, à ceci près que la fin du monde a déjà eu lieu sans bruit, sans vacarme, sans feu, dans le silence imperceptible, à même le mutisme de la langue.

Sur le plateau de télévision, les scientifiques venus annoncer la fin du monde sont confrontés au déni cosmique. Image extraite du film Don’ look up sorti le 5 décembre 2021, réalisé par A. McKay

Et c’est en cela que ce professeur se trompe lourdement dans la platitude de sa réponse qui reproduit ce qu’elle dénonce, le conduisant à se contredire lui-même : tout cela n’est pas affaire de règles, s’il est vrai que l’affirmation des règles se rigidifie à proportion de la perte de leur sens et de leur « familialité ». C’est souvent quand l’origine de la règle est oubliée et que la situation qu’elle régit n’est plus d’actualité qu’on y met le plus d’empressement à continuer à vouloir l’appliquer, mais sans plus savoir ni pourquoi ni pour quoi. Inquiétante étrangeté de cette insistance de la règle à la fois lointaine et intérieure. Quand plus rien ne fait sens au dehors (le travail aliénant à l’usine, au bureau, à l’école, la promenade infernale dans la cour de la prison, les animations morbides de la maison de retraite), il reste ainsi quand même quelque chose à quoi s’accrocher : les règles. Mais on n’est jamais assuré, en cherchant à s’y tenir et à les imposer aux autres, qu’on ne glissera pas soi-même dans le trou qu’on avait creusé pour enterrer son prochain en voulant le corriger sans reste – car c’est bien de cela qu’il en retourne dans la correction : briser en l’autre l’élan vital qui le pousserait sinon à transgresser les habitudes communes – donnant ainsi aux témoins émus, l’occasion d’un rire aux éclats victorieux, la joie de se moquer du correcteur mécanisé et anesthésié par le Pouvoir qui régit la vie et perdomine tout.

Démocrite et Héraclite

Que toutes les choses s’écoulent et passent, même la capacité millénaire de cet animal qui, croyant longtemps posséder le logos qui en réalité le possédait, se retrouve finalement abandonné par lui, même le monde dont l’extinction est déjà advenue sans laisser de traces, est après tout un motif trop tragique pour verser simplement quelques larmes. Les raisons de cet abandon du langage sont désormais claires : le discours a cessé d’être un enjeu central du Pouvoir disciplinaire dont les procédés persuasifs sont passés, au grand bonheur de la publicité qui, contrairement à ce que son nom suggère, ne « réclame » pas moins que la fin du monde unique et commun pour les éveillés*, du côté des images et de leur puissance subliminale.

* « Le monde des éveillés est un et commun tandis que les endormis se détournent dans un monde à chaque fois particulier » (Héraclite, Fragment 89.) « Particulier », idiotès en grec, a ici le sens de ce qui est opposé au monde public que les citoyens, par définition cosmopolites (on n’est citoyen que dans le partage d’un monde) et communistes (les seuls remparts qui vaillent force de loi sont ceux du commun) ont en partage quand ils ne se sont pas retirés dans leur oikos où le plus fort, l’homme viril, impose sa loi à sa femme, ses enfants et ses esclaves en tant que sa volonté est la source de l’oiko-nomos. L’homo oeconomicus n’a de cesse de vouloir étendre les frontières de son domaine et d’imposer sa volonté partout au prix d’un détricotage systématique du politique au profit de l’économique. Ce personnage sinistre de l’idéologie néolibérale, en tant qu’il est l’accomplissement ultime du règne patriarcal, a, par sa mainmise sur la nature, fait de notre oikoumèné, la terre, un espace de dévastation. On peut dès lors comprendre les méthodes de ciblage personnalisé du Marketing, amplifiées par l’usage des nouvelles technologies, comme participant directement à cet éclatement du monde en creusant l’ « idiotie » des individus privés (de monde!) hypnotisés par l’algorithme. En permettant d’évaluer la pertinence du « message » pour produire, incliner et répondre aux « désirs » individués de chacun, le panneau publicitaire du futur, tel qu’imaginé en 2002 par S. Spielberg dans le film Minority Report (2002), sera à chaque fois particulier. Doté de la reconnaissance faciale, il saura s’adapter en temps réel en s’adressant à l’attention de chaque consommateur qui le regarde. En attendant, il a déjà envahi les écrans des objets connectés (ordinateurs, tablettes, téléphones) dont l’effet immédiat a été la déconnexion et la « désynchronisation » (B. Stiegler) des consciences individuelles.

La publicité sur mesure, image d’une scène extraite du film Minority report où S. Spielberg imaginait en 2002 déjà la société d’un futur proche (en 2054)

De la cigale

Que dit la cigale ? Qui est en mesure de l’entendre ? Et dans quelle langue l’écouter ? Il convient de lui poser la bonne question, celle à laquelle elle ne pourra se dérober.

Le soleil, vit-il ?

En grec démotique, la cigale se dit « tzitziki ». Le nom, onomatopéique, trouve son origine dans le chant qu’elle produit. Il s’agit à proprement parler moins d’un chant que d’une cymbalisation provoquée par les puissantes vibrations de l’abdomen du mâle au ventre vide. Les cigales peuvent vivre longtemps sous la terre à l’état larvaire (jusqu’à dix sept ans pour certaines) avant d’enivrer nos étés. Provoquant par sa chaleur la déformation des cymbales, le soleil participe directement au concert érotique destiné à attirer les femelles et à marquer le territoire. Dans le poème Ta tzitzikia d’Odysseas Elitis, le poète s’adresse directement aux cigales leur demandant si le soleil-roi vit. Celles-ci n’ont alors qu’à répondre par le même mot indéfiniment répété : zei, « il vit »

Zei zei zei zei zei zei zei zei zei

Mortelle ou immortelle ?

L’oreille des Anciens percevait dans ce qu’ils pensaient être la stridulation de la cigale le son te-tix te-tix, te-tix, te-tix… d’où le nom qu’ils ont attribué à l’insecte : τέττιξ. Hésiode a cru que ce son provenait du frottement de leurs ailes. Il revient cependant à Aristote d’avoir distingué le chant des cigales du mécanisme sonore des criquets et des grillons, qui n’ont qu’à battre leurs ailes pour exhaler leur cricri, cricri, cricri…, en l’attribuant à leur abdomen (ἰξύς).

Ce sont les cigales que les premiers musiciens ont imitées et non les oiseaux. Leur cymbalisation aurait inspiré l’amitié des muses. Selon Platon, les cigales étaient d’abord les hommes d’une race qui existait avant la naissance des filles de Zeus et Mnémosyne : Terpsichore, Ératô, Calliope, Clio, Euterpe, Melpomène, Polymnie, Thalie et Uranie. Le plaisir de chanter qui leur avait alors été donné en partage aurait fait oublier à ces premiers hommes de boire et de manger au point qu’ils « ne s’aperçurent pas qu’ils mouraient ». Si depuis les cigales chantent jusqu’à mourir, c’est pour pouvoir témoigner auprès des Muses des honneurs qui sont rendus à ces dernières parmi les mortels.

Cependant, dans sa quarante-troisième ode, « Sur la cigale », le poète anacréontique n’hésite pas quant à lui à comparer les cigales à la race des immortels :

Les fourmis contre la cigale

Chacun garde en souvenir de ses années d’écolier la dureté et l’ironie cruelle de la fourmi fontainienne insensible à la musique et qui laisse mourir la cigale bienheureuse en lui refusant son assistance. La figure de l’insecte laborieux et industrieux, incliné à l’épargne a été très tôt opposée à celle de la cigale qui n’a souci que de chanter, et qui est incapable de prévoyance par rapport à la férocité de l’hiver qui vient. Elle est déjà présente dans les Proverbes de Salomon (Xième siècle av. JC) : « Allez à la fourmi, ô paresseux ; considérez sa conduite et apprenez à devenir sage ».

Ne faut-il pas voir dans l’attitude des fourmis le symptôme de la vengeance contre le temps qui passe et le châtiment infligé à l’innocence du devenir ? Après tout, Nietzsche nous a appris que le travail est la meilleure des polices.

Mais loin de faire l’apologie du travail, la parole (μῦθος) d’Ésope rend évidents (δηλοῖ) la douleur (λῦπη) et le hasard incertain (κίνδυνος) qui guettent l’hiver d’une vie exposée aux négligences et à l’insouciance de la jeunesse.

Écrite au VIième siècle av. JC, la fable d’Ésope a connu de nombreuses exécutions et déformations : Phèdre, Gabrias ou Babrius (Ier siècle) , Cyrille de Jérusalem, Aphtonios, Aviénus (IVième) Gilles Corrozet, Gabriele Faërne (XVIème), Eustache Le Noble, Isaac de Benserade, Jean de La Fontaine, Charles de Lenfant, Jean-Jacques Boisard, Ivan Andreïevitch Krylov (XVIIième), Pieter Burman (XVIIIième) puis Jean Anouilh et Françoise Sagan (XXième). Mentionnons également le poète persan Mocharrefoddin Saadi (XIIIième) qui remplace cependant la cigale par le rossignol.

Le cinéma en a produit pas moins d’une dizaine d’adaptations (l’image ci-dessous est tirée du film de Wladislaw Starewicz réalisé en 1912 d’après l’interprétation de la fable par Krylov).

Les compositeurs suivants s’en sont également emparés : Offenbach, Saint-Saëns, Godard, Gounod, Lecoq et Dauphin au XIXième siècle ; Caplet, Shostakovitch, Delage, de Manziarly, Poulenc, Jongen, Hindemith, Farkas et Benguerel au XXième siècle.

De l’évidence entomologiste et de l’affabulation poétique

Dans Mœurs des insectes, l’entomologiste Jean-Henri Fabre (1823-1925) vise à revenir aux évidences après avoir fait table rase de tout ce qu’on nous a appris sur la cigale dans l’enfance. « L’enfant est le conservateur par excellence », celui qui garde en mémoire les erreurs et les non-sens des fables, ainsi que ceux des images qui les accompagnent, dont son imagination a été nourrie. La première méprise est relative au temps où se situe l’histoire : « quand la bise fut venue ». Que l’hiver venu, les cigales fassent défaut, cela crève les yeux.  La deuxième affabulation concerne la subsistance évoquée dans le poème : mouches, vermisseaux et grains dont se nourrissent les fourmis ne font pas partie du régime alimentaire de la cigale. Fabre met ainsi en cause La Fontaine et l’illustrateur Grandville (1803-1847) qui, tout Parisiens qu’ils étaient, ont confondu l’insecte musiquant qu’ils n’ont jamais pu de leur vie voir ni entendre, avec la sauterelle. Mais il fait remonter l’erreur aux Grecs eux-mêmes, Ésope au premier chef, qui auraient remplacé l’animal d’une « quelque légende venue de l’Inde » par celui de la célèbre fable européenne, plus familier à leur contrée. Au prix d’adaptations à l’air du temps et d’accommodations à l’espace culturel et naturel de l’Europe méridionale, la cigale aura fini par servir de contre-modèle en termes d’économie et de prévoyance dans la pédagogie.

Or, que nous apprend « l’œil scrutateur de l’observation » une fois ouvert ? Que c’est exactement l’inverse qui a lieu : la cigale apparaît comme « l’artisan industrieux, partageant volontiers avec qui souffre » tandis que la Fourmi « pressée par la disette, implore la chanteuse » ou plutôt l’exploite, la pille, la dévalise, la ravit et finit par en faire son repas.

Poésie et cuisine

En mangeant ce livre, loin d’être envahi, le lecteur est conduit à déterrer de son propre fond, personnel, des fragments et des résonances de la vie. Autant de voies d’entrée pour ce qui s’y goûte. Entre notre esprit et celui de la poétesse, les mots ne sont plus des obstacles à la sensation. Nous sympathisons sans sortir de nous-mêmes – en puisant en profondeur dans l’espace intime de sa mémoire.

En effet, décrire une sensation constitue un défi qui paraît impossible à relever. Comment expliquer le goût d’un plat à quelqu’un qui n’en a jamais goûté ? Comment donner à entendre la saveur d’un aliment avec des mots ? Cela revient à parler des couleurs à un aveugle. Le seul référent c’est le souvenir. Après tout, une sensation n’existe jamais à l’état brut. Ainsi, la saveur de la madeleine trempée dans le thé. Bergson de son côté avait bien les yeux pour voir que ce sont des souvenirs que nous respirons dans une rose.

« Je respire l’odeur d’une rose, et aussitôt des souvenirs confus d’enfance me reviennent à la mémoire. A vrai dire, ces souvenirs n’ont point été évoqués par le parfum de la rose : je les respire dans l’odeur même ; elle est tout cela pour moi. » (DI, p. 124)

Il arrive cependant parfois que le mot vienne obscurcir la sensation, dans le cas où on croit apprécier un plat alors qu’on ne fait que consacrer un jugement socialement partagé. Nous goûtons sa renommée plutôt que sa saveur.

« Ainsi, quand je mange d’un mets réputé exquis, le nom qu’il porte, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me plaît, alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire. » (DI, p. 100).

Les images poétiques sont dès lors le plus à même de décrire ce qui se passe quand nous portons quelque chose à la bouche. En ouvrant le livre de Ryoko Sekiguchi pour la première fois, je suis ainsi tombé sur l’explosion que produit selon elle en bouche la tabbouleh (ce mot se dit au féminin en arabe et j’ai appris que les éditeurs avaient corrigé l’auteure en le masculinisant comme il est d’usage pour parler de son homonyme français, le taboulé au couscous).

Immédiatement, j’ai été ramené à ma première expérience de moi-même et du monde – au lieu de mon premier souvenir (gustatif, visuel et émotionnel). Je n’en vois pas de plus ancien. C’est disons, le jour où je me suis éveillé. Cela se passait à Baabdat, au Mont-Liban. Alternativement porté et poussé par celle qui ne sera jamais appelée par moi « maman » (tout le monde a une maman et la mienne ne mérite que le nom propre) j’arrivai chez ma grand-mère. Mon oncle, sa moustache, sa femme et mes deux cousines étaient là. Mais à cet instant, ils étaient tous encore des étrangers souriants et gentils. Ils venaient de terminer le saladier de tabbouleh qu’ils me tendirent avec bienveillance pour me permettre de recueillir le jus laissé par les herbes, l’eau de tomate et le citron. Pendant que je buvais cette infusion, fier d’être regardé, j’ai compris que j’existais et que j’appartenais avec toutes ces personnes à un même ensemble familial. Je n’étais plus enfermé en moi-même. Quelle joie de voir la joie sur les visages ! La lumière clignotait sur le verre, avec simplement un plaisir d’être, et d’être avec d’autres dans une explosion de vie.

En condamnant les cuisiniers et les poètes, Platon aura finalement bien vu qu’un même péril est à l’oeuvre sur les tables et au théâtre. Se laisser flatter les sens et la sensibilité éloignerait de la philosophie et de la pensée ? Réparons donc cette injustice, accueillons-les ces exilés de la cité idéale en leur faisant place chez nous.

Cosmopolitique de la laideur

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Article paru dans « Nouvelle revue d’esthétique » 2016/2 n° 18 (Presses Universitaires de France) pages 173 à 182.

Résumé : Tandis que l’ensemble de la tradition philosophique interroge l’idéal de beauté à partir du concept de pureté, Héraclite nous donne à penser un beau impur et contrarié, comme caractéristique d’un monde fait de mélanges désordonnés. Dans leur aspiration à une pure beauté, les penseurs font abstraction de cette dimension cosmologique. Or, ce geste est lourd de conséquences politiques dans la mesure où il contribue à la condamnation de la laideur et de la diversité humaines, et de ce fait à la clôture du monde.

Abstract : While the whole philosophical tradition questions the ideal of beauty from the concept of purity, Heraclitus gives us an impure and upset beauty to think about, which is a characteristic of a world made up of disorderly mixtures. In their quest for pure beauty, thinkers ignore this cosmological dimension. Yet this gesture has heavy political consequences as it contributes to the condemnation of human ugliness and diversity, and thereby to world closure.

 

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