Temps et liberté

De la psychologie à la métaphysique

Le second chapitre de l’Essai sur les données immédiates de la conscience constitue la jonction entre la critique de la notion d’intensité psychologique et la question de la liberté, laquelle est liée, comme l’indique le titre du chapitre, au problème de « l’organisation des états de conscience ». Avant d’engager une explicitation du mode d’être de l’esprit selon la liberté, Bergson a dû en premier lieu écarter le faux problème des grandeurs intensives puis établir la nature de la conscience comme durée. Dans le premier chapitre, divers états psychologiques auxquels s’applique la notion d’intensité ont été considérés isolément : les sentiments profonds, les sentiments esthétiques, l’effort musculaire, l’attention, les émotions violentes, les sensations affectives et représentatives, de son, de poids et de lumière. Avec l’introduction de l’idée de durée, il s’agit plutôt d’éclairer la conscience comme totalité concrète. Il n’est plus question de traiter des « états psychologiques » mais de « la multiplicité des états de conscience » selon les deux niveaux de la surface et de la profondeur : le moi superficiel qui se représente dans l’espace, où chacune de ses parties se distingue des autres selon une extériorité réciproque, et le moi fondamental qui vit dans la pure durée, où ses éléments constitutifs se fondent les uns dans les autres.

La place centrale de la durée tient ainsi la structure d’ensemble d’un ouvrage savamment ficelé pour accomplir le passage de la psychologie à la métaphysique. Dès l’introduction de l’Essai, Bergson nous prévient que le problème de la liberté a été choisi parce qu’il se pose à fois en métaphysique et en psychologie. Or, ces deux disciplines ont tendance à se contredire dans la mesure où leurs intérêts divergent. En renvoyant dos à dos les déterministes et les partisans du libre-arbitre, Bergson veut surmonter l’opposition entre science et philosophie, puisqu’il s’agit de montrer qu’on peut connaître avec précision les faits de conscience sans sacrifier la liberté, et qu’on peut à l’inverse affirmer la liberté de l’esprit sans pour autant renoncer à la connaissance positive. Pour l’associationnisme qui considère les différents moments de la vie psychique comme étant extérieurement liés, toute action serait l’effet d’une nécessité mécanique. Mais, en réduisant la liberté au choix entre des possibles extérieurs au moi qui se les représente, les philosophes du libre-arbitre échouent à penser la création libre du possible dans la dynamique interne de la conscience. Que la conscience dure, il ne s’agit pas là d’une hypothèse dont on aurait à vérifier l’application à un problème métaphysique particulier, mais bien d’un fait – d’une donnée immédiate qu’il est impossible aussi bien au savant qu’au philosophe de ne pas reconnaître.

Si la région psychique constitue le domaine thématique de la recherche, l’enjeu en est donc la reformulation du problème de la liberté selon la durée. Que la solution d’un tel problème dépende d’une juste compréhension du temps, voilà qui peut à première vue sembler étonnant. C’est pourtant cette compréhension qui a manqué à toute la tradition qui mêlait plus ou moins confusément ces deux notions sans jamais thématiser de manière expresse leur rapport. Pendant que nous choisissons, le temps ne poursuit-il pas son cours, nous poussant dans l’urgence, parfois nous retenant, ou alors à l’inverse rendant obsolètes certains de nos choix ou encore nous faisant regretter nos indécisions ? Il suffit de penser au fondement « kairologique » de l’action avec l’importance du moment opportun (kairos) dans la décision pratique chez Aristote. Le temps de la délibération sert à retarder l’agir, freinant ainsi l’automatisme d’une réaction instantanée par rapport aux excitations reçues. Non seulement la conscience est capable d’attendre avant d’agir, elle fait du coup augmenter la part d’imprévisibilité du réel. Une action est d’autant plus libre qu’elle met en échec toute tentative de la déduire de tout ce qui la précède. L’indétermination de l’avenir est essentielle pour affirmer la liberté, et c’est pourquoi ses adversaires ont besoin plus que tout de démontrer la nécessité du cours des choses, supprimant par là une dimension fondamentale du temps : l’avenir. Mais, en considérant d’un point de vue rétrospectif l’action comme déjà accomplie et non du point de vue de son accomplissement, en définissant la liberté comme un tranchement entre des possibles prédonnés, les défenseurs du libre-arbitre eux-mêmes donnent raison aux déterministes. Le mouvement rétrograde du vrai que Bergson décrit dans La Pensée et le Mouvant comme le mirage du présent dans le passé ne concerne pas seulement les événement qui ont déjà eu lieu. Il s’illustre également dans le problème logique des futurs contingents : il est impossible pour ce qui va arriver de ne pas arriver, s’il est vrai que cela va arriver. En vertu de la vérité ou de la fausseté des énoncés portant sur le futur, tout ce qui arrive est prédéterminé. La bataille aura lieu demain parce que la valeur de vérité de cette proposition ne peut changer dans le temps. On nie ainsi la liberté au nom d’une pseudo-éternité de la vérité. Mais, et c’est tout le sens de la position bergsonienne, rien n’est changé à la posture fondamentale de cette thèse si on remplace la nécessité logique par la possibilité : en disant la bataille une fois réalisée aurait pu ne pas se produire, on pense qu’elle devait préexister à sa réalisation à titre de possible. Pour Leibniz, qui distingue vérités de fait contingentes et vérités de raison nécessaires, s’il n’est pas contradictoire qu’Adam n’ait pas péché, cela est du moins nécessité par l’exigence morale de compossibilité qui assure, grâce au calcul infini de Dieu, l’existence du meilleur des mondes possibles, celui qui comprend l’Adam pécheur. Mais celui-ci aurait pu, si néanmoins il avait existé dans un autre monde, ne pas pécher. Si la liberté est maintenue par Leibniz, c’est parce qu’une autre action demeure possible quoiqu’elle soit actuellement incompossible avec la totalité des actions du monde existant. Dans ce développement prédéterminé des possibles, le temps joue le rôle d’un ordre de succession pour tous les changements dont s’aperçoit la substance.

Si Leibniz prépare la définition kantienne du temps comme forme de l’intuition, le philosophe critique va en revanche devoir affirmer le sens cosmologique de la liberté qui le conduit d’abord à penser celle-ci sur le modèle d’un surgissement spontané, d’un événement qui bouleverse le cours ordonné causalement du temps. La liberté introduit une brèche dans le déterminisme qui caractérise la succession objective des phénomènes physiques et menace par là tout le système, dont elle est censée être la clef de voûte. La célèbre solution kantienne est de séparer temps et liberté, de leur imposer le khôrismos, et de se faciliter pour ainsi dire la tâche en concluant que le temps ne joue que dans l’ordre phénoménal alors que la liberté appartiendrait au monde nouménal. De cette liberté nous n’avons aucune intuition qui permette de l’appréhender dans le cadre de l’espace et du temps, ce qui rend impossible de la démontrer ou alors de la nier, mais (et voilà la ruse insupportable et géniale du kantisme) rien n’interdit de la postuler. Au final, la liberté ne s’éprouve-t-elle pas comme le besoin propre d’une raison devenue majeure et qui ne peut supporter l’asservissement et la tyrannie ? Bien qu’atemporelle, elle doit donc se conquérir dans une histoire, quand elle n’est pas ce qui fait l’Histoire : celle précisément dans laquelle, il devient possible pour Hegel d’assister à la venue à soi de l’esprit absolu. Selon la perspective de l’« historidicée », le temps figure un lieu de chute où l’esprit tombe pour endurer la souffrance infinie de son enfantement. C’est un facteur de déchirement, un principe de séparation dont la venue à bout finale se confondrait alors à la fois avec la conquête pleine de la liberté et avec la fin de l’Histoire.

Pour conclure, on peut dire que les Mégariques suppriment temps et liberté, Leibniz les relativise, Kant les sépare et Hegel les confronte. Seul Aristote a peut-être pu penser l’heureuse rencontre du temps et de la liberté, si seulement les efforts de l’agent ne devaient pas compenser la contingence du monde sublunaire, c’est-à-dire une fois encore, compromettre le temporel en prenant pour modèle l’éternité du premier moteur immobile. Quoiqu’il en soit, ces diverses problématiques signalent un lien traditionnel constant entre les deux ordres de questions. Mais tout se passe comme si le nœud de la difficulté était d’admettre et de concilier deux concepts opposés. Pour Bergson, il n’est besoin d’aucune tentative dialectique pour penser le rapport du temps et de la liberté, car la liberté est la ratio cognoscendi de la durée et la durée est la ratio essendi de la liberté. Lorsque la traduction anglaise du titre par Time and Freewill (ou allemande par Zeit und Freiheit) pose ensemble les deux concepts, il s’agit tout comme pour cet autre titre qu’est Être et Temps, de signaler une conjonction structurelle : la liberté doit être ressaisie dans et à travers la durée. Toutes les autres tentatives conduisent soit à des impasses par où la liberté est niée, soit à une mécompréhension de son essence. D’où la nécessité de dépasser l’idée traditionnelle qu’on se fait du temps comme d’un temps qui ne passe pas au profit de l’idée de durée hétérogène et continue, pour, en contrecoup, délivrer le vrai concept de liberté – celui qui la définit comme une action créatrice à la fois de possibilités et de réalité et non pas comme une simple faculté de choix.

La durée libérée

Le retour à la conscience immédiate souligne l’échec de la physique mathématique à rendre compte du temps réel et de toute tentative de démontrer la liberté. On peut tout au plus la montrer, la saisir dans son accomplissement. Parce qu’on ne peut prévoir un acte libre ni l’expliquer rétrospectivement par des raisons après coup, c’est par l’action seulement que je connais ma liberté, que je prends conscience d’un agir retardé et qui tranche par sa nouveauté sur ce qui précède. Tardive et nouvelle, l’action libre se constate lorsque le moi se laisse aller, c’est-à-dire laisse faire le temps. Or, la conscience retrouve sa durée propre pour peu qu’elle se laisse aller, comme dans le rêve ou dans l’écoute d’une mélodie enivrante. « La vraie durée, celle que la conscience perçoit » (DI, p. 113/ 129) est obtenue dans sa « pureté originelle » (DI, p. 85/ 96) lors des vacillements de la conscience où nous sentons la durée comme une qualité (DI, p. 120/ 137). C’est justement cette différence entre l’état psychologique réfléchi et l’état naïf qui permet de voir la vraie liberté :

« Je crois que nous nous sentons libres, mais que nous nous voyons nécessités, par la raison très simple que la conscience réfléchie n’atteint que le ‘‘tout fait’’, et par conséquent le déterminé, tandis que le sentiment immédiat et inexprimable, nous donne ce qui est entrain de se faire […] c’est dans l’action se faisant, et non pas faite, que réside la liberté. » (DI, p. 87/ 98.) 

Puisque la durée est au principe même de ce qui se fait, elle seule permet de trouver la liberté. Le temps et la liberté doivent être fondés sur le sentiment immédiat que nous en avons, avant toute théorisation par la conscience réfléchie. Celle-ci se révèle inapte à penser le temps comme la maturation de la conscience, et cette maturation comme acheminement vers sa liberté.

« Le moi, infaillible dans ses constatations immédiates, se sent libre et le déclare ; mais dès qu’il cherche à s’expliquer sa liberté, il ne s’aperçoit plus que par une espèce de réfraction à travers l’espace. » (DI, p. 71/ 79).

C’est une véritable entreprise de libération que propose Bergson, dans laquelle il s’agit de surmonter « l’écrasement de la conscience immédiate » (Ibid.) Il y a en effet quelque chose de dramatique dans cette invasion de l’espace dans la durée, puisque les spatialisations nous rendent incapable d’actes libres. Le plus souvent nous vivons à l’extérieur de nous-mêmes, nous ne laissons pas nos résolutions mûrir pour se détacher de nous. Lorsqu’on prétend penser la durée de l’âme sur le modèle de l’intratemporalité des choses extérieures, là où le temps constitue un milieu homogène dans lequel tout semble traîner comme dans un espace indifférent à son essence, on échoue à penser sa causalité propre. On pose pour la causalité psychologique et la causalité physique une même forme de légalité réglant de part et d’autre des rapports uniformes de successions. Or, tandis que l’esprit peut tirer de lui-même plus que ce qu’il n’a, un effet physique ne rajoute rien de plus à la cause. Dans ce dernier cas, le rapport de causalité est  celui d’une identité, tandis que dans le domaine psychologique, le moi et sa vie sont affiliés : l’effet ressemble à sa cause. La distinction entre poéisis et praxis, entre l’action dont l’effet est extérieur à son agent et celle où il lui est intérieur, n’a plus de sens ici :

« Bref, nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve parfois entre l’œuvre et l’artiste » (DI, p.113/129).

La ressemblance n’est pas extérieure aux termes qu’elle relie, elle surgit à même eux. C’est pourquoi l’apparente prévisibilité de mes actions ne tient qu’à ce même air de famille qu’elles comportent avec moi et entre elles. Un acte est libre en tant qu’il est l’expression d’une singularité originale. De fait, s’il est très rare de trouver une existence qui soit authentiquement libre c’est parce que nous ne sommes pas toujours au contact de nous-mêmes et que la plupart de nos décisions ne viennent pas de notre fond : nous nous conformons le plus souvent à ce qu’on veut pour nous. Il faut donc retourner par « un effort vigoureux d’analyse » au-dessous des strates superficielles de notre moi qui s’y accumulent dans la vie en société « pour retrouver ce moi fondamental, tel qu’une conscience inaltérée l’apercevrait (Correspondance, p. 98). »


Cosmopolitique de la laideur

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Article paru dans « Nouvelle revue d’esthétique » 2016/2 n° 18 (Presses Universitaires de France) pages 173 à 182.

Résumé : Tandis que l’ensemble de la tradition philosophique interroge l’idéal de beauté à partir du concept de pureté, Héraclite nous donne à penser un beau impur et contrarié, comme caractéristique d’un monde fait de mélanges désordonnés. Dans leur aspiration à une pure beauté, les penseurs font abstraction de cette dimension cosmologique. Or, ce geste est lourd de conséquences politiques dans la mesure où il contribue à la condamnation de la laideur et de la diversité humaines, et de ce fait à la clôture du monde.

Abstract : While the whole philosophical tradition questions the ideal of beauty from the concept of purity, Heraclitus gives us an impure and upset beauty to think about, which is a characteristic of a world made up of disorderly mixtures. In their quest for pure beauty, thinkers ignore this cosmological dimension. Yet this gesture has heavy political consequences as it contributes to the condemnation of human ugliness and diversity, and thereby to world closure.

 

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Pourquoi le jugement esthétique ne peut pas être pur ?

« Le monde, ce qu’il y a de plus beau, un tas d’immondices jetées au hasard. »(Héraclite, DK 124)

On ne peut pas, en toute rigueur, trouver belle une chose séparée. Kant croyait produire un pur jugement esthétique devant une fleur, faisant abstraction de ce qui nous invite à la cueillir, sa senteur et sa texture. Mais il y a encore dans la fleur tout ce qui nous parle de l’eau qui la nourrit, du soleil qui la fait croître, de l’abeille qui la féconde, du vase où elle sera accueillie, du tombeau qu’elle égaiera, des cheveux où elle sera fixée… Certes, aucune fin spéciale rattachée à la fleur ne vient se mêler au plaisir reçu. Mais il faut dire que la beauté n’est en rien l’expérience d’une singularité individuelle, de cette fleur-ci. C’est à chaque fois celle d’un tout, du nexus singulier dont le retrait est essentiel à l’apparaître de la fleur. Tout ce qui fait l’objet d’une rencontre perceptive ne peut se détacher que sur le fond d’un monde.

L’universalité du jugement esthétique ne peut pas dès lors être seulement intersubjective : elle invoque beaucoup plus qu’un monde de spectateurs humains interconnectés. Elle est moins dans l’exigence (envers les autres) que dans la reconnaissance (avec les autres devant l’étant en son tout). Quand je trouve belle cette fleur, je reconnais immédiatement la totalité qui comprend la beauté, au sens où je lui donne ma gratitude. D’ailleurs, tout mon corps adopte alors une attitude et une posture de remerciement – Kant dit : s’incliner – qui ne s’arrête pas à cette fleur. Je ne m’étonne pas seulement qu’il existe des choses aussi belles dans le monde. C’est le monde, c’est l’existence elle-même qui me ravissent. Ne suis-je pas dans cette expérience ramené au Lebenswelt dans toutes ses dimensions, humaine et naturelle ? Tel est le sens profond du concept de finalité sans fin issu du troisième moment de l’Analytique du beau. Cette finalité transcendantale appartient à la totalité des choses, elle s’identifie au monde lui-même : elle est ce qui permet de poser la nature comme un Tout (vivant), même si elle ne donne pas à voir ses fins dernières. C’est tout comme : lorsque je l’éprouve dans un moment singulier devant une belle fleur, c’est à la fois comme si (als ob) la vie me faisait présent de cette fleur et me faisait grâce d’un sentiment universellement partagé.

Pour penser l’unité du monde, nous devons feindre l’hypothèse d’un ordre finalisé. La réflexion sur la nature peut conduire ainsi à poser à titre de postulat un artisan de la nature. Mais c’est l’esprit qui projette une harmonie dans le monde. Dans cette projection téléologique, nous ne cherchons pas à déterminer un quelconque objet dans un concept (jugement déterminant), mais nous faisons comme si la diversité empirique obéissait à une fin, comme si la création était le produit d’une volonté divine ou d’un mécanisme réglé d’avance. Nous ne connaissons pas matériellement les fins (les fins de Dieu sont cachées) mais nous saisissons formellement la finalité. L’ordre de la nature est donc un postulat rationnel et non pas une donnée de l’expérience. De prime abord, il semble que nous soyons mis devant un amas de choses jetées au hasard. C’est l’entendement et la sensibilité qui mettent de l’ordre dans le chaos phénoménal. Ce qu’il y a de fondamental pour Kant ce n’est pas l’harmonie réelle dans la nature (si elle existe, elle est inconnaissable), c’est l’harmonie entre les facultés du sujet et le règne des objets. Il y a dans l’esthétique une concordance entre le besoin de postuler une harmonie et l’ensemble réglé des phénomènes ; et cette concordance a lieu dans le sujet, entre sa réflexion et sa connaissance, entre sa pensée réfléchissante et sa pensée déterminante. La jouissance esthétique vient de ce que la nature, déjà tenue en laisse par l’entendement, est, à la réflexion, en accord avec le jeu de nos facultés. Pour reformuler le principe suprême de tous les jugements synthétiques qui soumet tout objet aux conditions subjectives de l’unité du divers : l’ordre des objets correspond à notre besoin d’ordre.

La finalité sans fin vaut pour un monde qui a des fins mais dont les fins nous sont inconnues, pour un monde dont on postule un créateur, qui lui connaît ces fins. Mais dans un monde qui est sans raison, sans pourquoi, sans fins – connues et inconnues – la forme de la finalité demeure en tant que principe holistique  qui met en jeu le Tout. Ce jeu (qui n’est pas celui des facultés subjectives) ne se fonde sur rien (d’étant).

Loin de s’ordonner à une fin particulière, le monde dans son unité présente un mélange désordonné de choses. Sa beauté est justement l’effet des mélanges les plus improbables. Il serait temps un jour d’interroger cette obsession du pur – jusqu’à l’idée d’un jugement de goût qui ne doit mêler aucun intérêt rationnel ou sensible. Que la pureté soit une caractéristique de la beauté, voilà ce que Héraclite a voulu nier. La beauté est dans le mélange et la contrariété. Ce qui est pur de tout mélange ne peut être beau. Le sens du superlatif kallistos se précise. La beauté ne peut être qu’une caractéristique du monde, car plus il y a des impuretés, plus il y a de mélanges et plus il y a de la beauté. C’est pourquoi il n’y a que le monde qui puisse en toute rigueur être dit beau.

Cartographie de l’esprit – Kant et la géographie

Kant conçoit l’entendement comme une île, et à vrai dire, une île de type océanique, puisqu’elle surgit au milieu du chaos des illusions qui la pressent de toute part et la menacent constamment d’engloutissement. Tout l’art poïétique du cartographe de la raison pure culmine dans la présentation de cette utopie insulaire qui est une description intelligente, c’est-à-dire spatiale, de l’entendement :

« Nous avons maintenant non seulement parcouru le pays de l’entendement pur, en en examinant chaque partie avec soin, mais nous l’avons aussi mesuré, et nous y avons fixé chaque chose à sa place. Mais ce pays est une île, enfermée par la nature dans des limites immuables. C’est le pays de la vérité (nom séduisant) environné d’un vaste et tumultueux océan, siège propre de l’apparence, où mainte nappe de brouillards, maint banc de glace sur le point de fondre, présentent l’image trompeuse de nouveaux pays, et ne cessent d’abuser par de vaines espérances le navigateur parti pour la découverte, et l’empêtrent dans des aventures, auxquelles il ne peut renoncer, mais qu’il ne peut jamais conduire à bonne fin. Avant de nous risquer sur cette mer, pour l’explorer en toute son étendue, et nous assurer s’il y a quelque chose à y espérer, il sera utile auparavant de jeter encore un coup d’œil sur la carte du pays que nous allons quitter, et de nous demander d’abord si nous ne pourrions pas au besoin nous contenter de ce qu’il contient, ou même si par nécessité, nous ne devons pas nous en contenter, s’il n’est point ailleurs de sol sur lequel nous pourrions nous fixer ; et ensuite, à quel titre nous-mêmes nous possédons ce pays, et comment nous pouvons nous tenir en assurance contre toutes les prétentions ennemies. » (nous soulignons) Kant, Critique de la raison pure, trad. (légèrement modifiée) A. J.-L. Delamarre et F. Marty, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1980, p. 970.

La valeur didactique de toute cette imagerie consiste, dira-t-on, à prendre le relais des concepts pour imposer à l’esprit quelque chose comme le dessin d’une signification intellectuelle, le schème d’un sens intelligible. Nous devons cependant y voir un exemple de ce qu’on pourrait appeler le « géographisme » de Kant, qui en fait un penseur de l’espace, et dont on trouve une confirmation éclatante dans la courte dissertation Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1993. On découvre alors qu’il y a une continuité plus que métaphorique entre l’orientation dans l’espace et celle dans la pensée : un principe subjectif est toujours à l’œuvre qui permet de distinguer et de fixer des lieux et des directions. Or, c’est cette continuité qui va assurer la progression même de l’éducation de l’esprit, c’est-à-dire son apprentissage des règles qui lui assureront un passage vers la majorité intelligente. Il faut donc commencer par fixer l’imagination débordante de l’enfance : c’est à la géographie qu’il revient d’assurer la formation de l’imagination, et plus spécialement l’initiation aux cartes :

« Les cartes géographiques ont en elles-mêmes quelque chose qui charme tous les enfants, même les plus petits. Lorsqu’ils sont fatigués de toute autre étude, ils apprennent encore quelque chose lorsqu’on use de cartes. Et c’est là une bonne distraction pour les enfants, en laquelle leur imagination ne peut pas rêver, mais doit pour ainsi dire se fixer à une certaine figure. On pourrait réellement faire commencer les enfants par la géographie. On pourrait y joindre en même temps des figures d’animaux, de plantes ; elles devraient rendre la géographie plus vivante. L’histoire devrait venir seulement plus tard. » cf. Kant, Réflexions sur l’éducation, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 2000, p. 158.

Retenons que la formation consiste en une fixation. L’apprentissage de la géographie permet de fixer l’imagination, en brider les distractions pour qu’elle ne rêve pas. La fixer ainsi, c’est la soumettre à des règles, donc au travail de l’entendement. On ne chasse pas l’imagination de la science : on la tient, on l’immobilise. Autrement dit, le rôle de l’entendement vigilant est d’inhiber le rêve, mais c’est seulement dans l’expérience esthétique, qui renvoie à un autre champ de l’existence humaine, à moins de donner une réponse spécifique à la question générale « qui est l’homme ? », que l’entendement va se laisser aller aux rêveries de l’imagination. Notre unité proprement humaine s’éprouve dans la libre expérience esthétique, qui est un état de rêverie éveillée. Notre humanité se définit à travers un état de dissipation intellectuelle. Non seulement Kant a déjà montré que la raison rêve en projetant des foyers idéaux en dehors de toute expérience possible (focus imaginarius), mais il a surtout voulu permettre l’utilisation de ces foyers fictifs comme règles pour l’action et la connaissance. Si elles ne présentent pas l’étant qu’on peut rencontrer dans l’expérience (elles ne sont pas ostensives), les Idées peuvent néanmoins jouer un rôle régulateur, en restant soumises à la faculté des règles. On va alors pouvoir s’en servir comme de points de repères qu’on aura préalablement fixés au titre de fins indéfinies dans une auto-projection de la Raison à l’infini.

Les idées de totalités, Moi, Dieu et Monde, qui constituent respectivement la psychologie, la théologie et la cosmologie rationnelles (soit les trois métaphysiques spéciales dont l’impossibilité comme disciplines théoriques n’implique pas celle de la métaphysique générale en tant qu’Analytique des facultés de connaître) déploient l’horizon transcendantal indépassable à partir duquel le retour aux phénomènes devient nécessaire . Mais cette nécessité entraîne du même coup la transgression possible de ces limitations théoriques (que puis-je connaître sinon la nature comme ensemble des phénomènes ?) avec les réponses pratiques à apporter aux deux questions psychologiques et théologiques : « que dois-je faire ? » et « que m’est-il permis d’espérer ? ». Seule la grandeur du ciel étoilé (l’absolument grand) peut souffrir de la comparaison avec cette loi morale (l’absolu) qui se découvre à l’intérieur du moi. Autrement dit, à défaut de constituer des objets connaissables, ces règles sont au principe de l’orientation dans la pensée, ce qui signifie également : au principe de l’engagement pratique puisqu’elles attestent du besoin de liberté qui seul est en mesure de définir l’être propre de la personne raisonnable.

Umkippungen (basculer, chavirer, culbuter)

Kant, lettre du 31 décembre 1765, traduite par Rivelaygue (cf. Oeuvres philosophiques, p. 596) :

 » J’ai pendant plusieurs années dirigé mes considérations philosophiques de tous les côtés imaginables, et, après tant de renversements par lesquels, je cherchais, à chaque fois, les sources de l’erreur ou l’intelligence de la façon de procéder, je suis à la fin parvenu à tenir pour assurée la méthode que l’on doit observer si l’on veut échapper à cette illusion du savoir qui fait que l’on croit à chaque instant être parvenu au point décisif, alors que l’on doit autant de fois revenir sur le chemin. »

L’enseignement de Parménide. L’homologie.

Parménide

Parménide naît vers 515 av. J.C. à Elée, au sud de l’Italie actuelle, et meurt vers 450 av JC. Il est disciple de Xénophane de Colophon, Ionien qui a émigré à Elée et qui y a fondé une école, l’école d’Élée. Platon l’appelle « o mégas » (Sophiste). Mais la grandeur d’une pensée n’a jamais suffi à la mettre à l’abri d’une mauvaise interprétation. À quel point notre lecture de Parménide a été occultée par Platon, cela est manifeste par la manière dont son Poème a été divisé en deux parties par les commentateurs, l’une  intitulée « la vérité » qui traite des choses  – ta pros aléthéian – et l’autre « l’opinion » – ta pros doxan – sur la base de l’opposition d’origine platonicienne entre être et paraître. Cela nous empêche de voir que d’autres différences plus fondamentales éclatent dans ce poème : outre la différence de l’être et du néant, celle de l’être et de l’étant.

Un deuxième malentendu qu’un historien de la philosophie  est tenu de remettre en question dans son interprétation du Poème concerne l’opposition traditionnelle avec Héraclite. Après tout, Héraclite est originaire d’Ephèse en Ionie, qui se situe à l’autre extrêmité du monde grec.

On a distingué Parménide de ce dernier comme le penseur de l’être immobile et de l’Un identique au penseur du devenir mobile et du multiple. Héraclite aurait inventé la logique des contraires : « La route qui monte et qui descend est une et la même. »

Pourtant, Parménide lui-même conteste une certaine manière illusoire de distinguer et affirme une entre-appartenance des contraires dans le Même. La doxa quant à elle voit deux choses opposées là où c’est le Même qui pourtant diffère avec soi. Parce qu’ils opposent le jour à la nuit, le masculin au féminin, au lieu de voir l’origine commune des différents, les hommes de l’opinion sont appelés dikranoi, double-têtes : une tête pour affirmer et une tête pour nier. Non seulement ils se contredisent eux-même, ils se rendent ainsi surtout incapables de dire en accord (homologie)  en pensant l’unité de ce qui diffère de soi (vers 5, fgmt VI).

Mais, si les contraires selon l’apparence se rapportent tous à l’être comme au même, l’être diffère en vérité du néant. Les contrariétés apparentes reposent donc toutes sur une contradiction véritable que les double-têtes n’ont pas en vue parce que justement ils croient en l’existence des contraires en affirmant en même temps l’être et le néant. De Parménide, on retient alors qu’il est l’inventeur du principe d’identité : seul l’être est, le néant n’est pas (to mé on ouk estin). Ce principe ontologique détermine le principe logique de (non-)contradiction : on ne peut pas dire une chose et son contraire en même temps – à moins d’avoir deux têtes qui soient en désaccord l’une avec l’autre. La pensée, elle, est tenue de distinguer entre le faux-chemin (celui du néant) et le vrai chemin (celui de l’être) en restant à l’écart de ce qui n’est ni un faux, ni un vrai chemin, le chemin de l’opinion.

Autant le vulgaire croit distinguer des prétendus contraires, autant il confond  dans le même geste être et néant.  L’opinion et la pensée diffèrent en ceci que l’une (la doxa) croit en l’existence des contraires et au mélange d’être et de non-être, alors que l’autre (le noús) ne peut pas distinguer dans ce qui diffère en soi, ni par conséquent concevoir de milieu entre être et non-être.  Le mélange d’être et de non-être est une illusion et aussi une source d’illusions. Le domaine de la doxa, de l’apparence, est le règne où les double-têtes s’entretiennent et donnent leurs avis contradictoires sur tout et son contraire, sans égard pour le logos auquel le noiein est originairement disposé.

Voilà comment s’explique alors la conséquence que l’interprétation canonique a voulu retenir de Parménide : s’il n’y a pas de milieu entre être et non-être, alors le devenir est illusoire, puisque le passage du néant à l’être et celui de l’être au néant sont impossibles. En effet, Parménide nous dit que le non-être ne saurait être ni pensé ni énoncé. Au contraire, la pensée est pensée de l’être comme les nuages sont les nuages du ciel. Il y a mêmeté entre pensée et être. Le projet d’endurer la séparation (krisis) être – non-être instaure l’image critique de la pensée .

De l’affirmation et de la négation fondamentales selon lesquelles « l’être est » et « le non-être n’est pas » découlent les thèses suivantes :

– L’être n’a pas pu commencer d’être et ne peut pas cesser d’être.

– L’être est dans un présent éternel.

–  S’il était né, l’être le serait à partir du néant. Ce qui est impossible, étant donné que le néant n’est pas. Il ne pouvait non plus naître de l’être puisqu’il aurait déjà été là.

– L’être est indivisible. Puisque rien n’existe en dehors de lui, rien ne peut venir le décomposer. C’est un tout homogène dont l’équilibre qui règne entre les parties dessine une sphère parfaite. S’il comprenait des différences, l’être serait divisible. Donc l’être est absolument un.

Toutes les distinctions qu’ont en vue les mortels sont des illusions car l’être est semblable à lui-même et ne diffère que du néant. Mouvement et changement sont certes des apparences, mais ils appartiennent à l’être absolu, immuable et immobile. C’est Platon qui verra dans le monde sensible auquel le corps nous donne accès un mé ôn, un moindrement étant – par opposition avec ouk ôn, un non-être pur – séparé du monde intelligible auquel l’âme accède dans la réminiscence, tant elle est enfermée dans le corps comme dans son tombeau. Entre le sensible et l’intelligible, Platon a instauré le khôrismos. C’est pour ainsi dire une certaine manière de relativiser la binarité tranchante entre être et non-être dans la pensée de Parménide. Mais du coup, c’est l’affirmation de la différence entre être et étant qui est refoulée. À l’affirmation de la différence ontologique, Platon a substitué de manière programmatique le thème inaugural pour le reste de la Métaphysique occidentale : le dédoublement de sens de l’étant selon qu’il est pris au sens de l’étant maximum (théiôn) ou au sens de l’étant en général (ôn).

Cela explique que chez Aristote, la philosophie première est théologie et/ou ontologie. La distinction entre la métaphysique générale et les trois métaphysiques spéciales se retrouve jusque chez Kant. Avec l’instauration de la critique, ce dernier renoue toutefois avec le projet parménidien. Mais à l’époque Moderne, la métaphysique générale se comprend comme une analytique de l’entendement. D’où le principe de tous les principes de la Critique : les conditions de possibilité de l’expérience et les conditions de possibilité de l’objet de l’expérience sont les mêmes. Heidegger voit là une interpération de la mêmeté parménidienne entre être et pensée. La différence entre Parménide et la modernité vient de ce que c’est la pensée qui finit par donner la mesure de cette identité et non plus l’être.

D’où la nécessité pour Heidegger, dans sa tentative de dépasser la métaphysique, de penser cette mêmeté de la pensée et de l’être sans donner une priorité à l’un quelconque de ces termes mais de penser l’événement qui approprie l’un à l’autre être et pensée. Cet événement c’est celui qui situe l’homme dans le cadre du monde aux côtés de la terre, du ciel et des dieux. Or qu’est-ce qui rassemble (bedingt) les quatre (mortels et immortels, et terre et ciel) sinon les choses (Dingen) ?

À cet égard la pensée de la différence ontologique est infléchie dans le Tournant (die Kehre) de telle sorte qu’elle finit par reposer sur la différence cosmologique de la chose et du monde.

Interrogeons les choses qui nous entourent dans l’espace ambiant. Un bouton de manchette d’une certaine marque, un ordinateur d’une certaine marque, un téléphone portable d’une certaine marque, des livres signés par des auteurs, etc. Faut-il déplorer avec Heidegger que ces choses, à supposer qu’elles puissent demeurer « choses », ne soient plus en mesure de rapprocher les quatre lieux du monde ? Mais l’événement qui occulte dans la désappropriation la plus extrême le rapport de la pensée et de l’être n’est pas différent de celui qui manifeste l’appropriation, l’Enteignis se retournant en Ereignis – dans le péril extrême le salut, selon le mot repris à Hölderlin.

Les contraires s’appartiennent dans le même. Dans cette affirmation, on peut mesurer ce que le dernier mot de la pensée de Heidegger doit aux penseurs présocratiques, et prendre acte de la puissance incontestée de l’homologie.

De l’aveu même d’Héraclite : « Si ce n’est pas moi, mais le Logos que vous entendez, alors il est sage de dire  (avec moi) : Tout (est) Un »

Rire, sentir, penser

« A Surate un Indien voyant ouvrir à la table d’un Anglais une bouteille d’ale et toute cette bière transformée en écume, jaillir de la bouteille, témoignait avec force exclamations de son grand étonnement ; à la question de l’Anglais : « qu’y a-t-il donc là de si étonnant ? » il répondit : « je ne m’étonne pas que cela jaillisse ainsi, mais que vous ayez pu l’y introduire. » »

Les philosophes manquent-ils d’humour ? En nous rapportant cette plaisanterie, Kant ne cherche certes pas à nous faire rire. Et s’il ne s’agit pas plus de savoir si je peux élever mon rire d’autrui en maxime universelle, c’est parce que le problème qu’il se pose dans la Critique de la faculté de juger n’est pas celui de la moralité de la société des rieurs, problème qui sera celui de Bergson. La question ici est : l’art de la plaisanterie et l’art musical font-il partie de la catégorie des beaux-arts ? Quelle place donner à l’auteur comique et au musicien, parmi les peintres, les sculpteurs, etc. ? Pour déterminer le statut de l’humoriste dans la communauté des artistes, Kant va passer par une description phénoménologique de l’éclat de rire dont le résultat ne nous étonnera pas : le rire, tout comme la musique d’ailleurs, n’est que le produit d’un art agréable dont la seule finalité repose sur le bien-être corporel. Le plaisir pris à rire n’aurait rien d’un pur plaisir esthétique. Musique et plaisanterie sont donc exclus des beaux-arts. On se souviendra que ce qui s’appelle « plaisir esthétique pur » implique, plutôt qu’une expérience corporelle, un jeu des facultés de l’esprit qui conduit le corps-spectateur à s’incliner devant un bel objet ou, comme il peut arriver dans le sublime, à s’écraser sous le poids infini de ce qui dépasse tout objet possible. Attitudes gestuelles du corps, l’inclination et l’écrasement n’en demeurent pas moins suggérés par l’entendement et la raison. Dans l’expérience du rire, ce plaisir impur, l’entendement ne s’implique dans aucun libre jeu des facultés : c’est au contraire par son relâchement soudain, par sa détente brutale, qu’il va provoquer une oscillation physique, un jeu des organes corporels qui va jusqu’à faire trembler les entrailles. « Ce n’est pas que nous nous jugions plus intelligents que cet ignorant, ou que notre entendement ait trouvé quelque agrément en cette histoire, mais nous étions dans l’attente et celle-ci s’évanouit soudain. »

Il s’agit pour Kant de déterminer les conditions de possibilités du rire du sujet. Pour en revenir à l’exemple de l’Indien, les raisons que nous sommes supposés avoir pour en rire, ne doivent ni suivre d’un jugement réfléchissant (autrement le plaisir serait pur) ni même tenir à un quelconque caractère comique objectif (autrement il n’y aurait plus de plaisir du tout). Lorsque Descartes retient la « surprise de l’admiration » (Les passions de l’âme, article 178) comme ce qui cause l’éclat de rire devant un objet risible, la surprise est comprise sur le mode de la réaction passionnelle devant l’irruption de quelque chose d’inattendu. Si en revanche la plaisanterie fait rire, ce n’est pas selon Kant, en représentant des objets dont on pourrait se moquer à cause de leur effet surprenant. La plaisanterie n’est pas l’art de présenter des objets saugrenus, mais celui de générer une attente à travers un récit et sa chute. Plutôt que dans le surgissement de quelque chose de déterminé (je vois quelque chose que je n’attendais pas), la surprise consiste ici en l’anéantissement d’une attente indéterminée et savamment entretenue (j’attends quelque chose qui ne survient pas.) En d’autres termes, ce n’est pas à proprement parler un étant surprenant qui nous fait rire : l’indien par exemple, ni un quelconque prédicat que notre mépris civilisé lui affuble : sa différence culturelle, sa bêtise, son ignorance. C’est bien un effet de ce que notre entendement se désengage de la situation, lorsqu’il voit qu’il n’y a rien à attendre de l’illusion comique (« il ne découvre pas ce qu’il attend ») : il est mis en demeure de ne rien statuer et n’a rien à juger, bref : la synthèse avec l’intuition temporelle est rompue soudainement. D’où la célèbre formule : « Le rire est une affection résultant de l’anéantissement soudain d’une attente extrême. » Critique de la faculté de juger, p. 238.

Sous un tel point de vue, le comique ne représente qu’une illusion inoffensive pour l’entendement mais revêt en contrecoup un caractère hygiénique pour le corps : il est source de détente, accorde bien-être et renforce la santé. Kant et Descartes s’accordent ensemble pour définir le rire par l’affectivité : c’est un affect de joie ou de plaisir. Cette joie ou ce plaisir ont ceci de particulier que c’est une joie éprouvée devant le mal ou un plaisir pris en l’erreur : si le rire railleur est analysé comme une impression de surprise composée d’une joie médiocre, c’est-à-dire une joie prise à un petit mal, le rire provoqué par la plaisanterie apparaît lui, comme le résultat d’une erreur insignifiante – joie immorale et plaisir errant : « Cela nous fait plaisir, parce que nous nous amusons un temps de notre propre méprise en une chose qui nous est par ailleurs indifférente . » Or, l’indifférence, dira Bergson, est précisément l’élément du rire, mais c’est elle du coup qui nous interdit de le considérer comme une affection :

« Signalons maintenant, comme un symptôme non moins digne de remarque, l’insensibilité qui accompagne d’ordinaire le rire. Il semble que le comique ne puisse produire son ébranlement qu’à la condition de tomber sur une surface d’âme bien calme, bien unie. L’indifférence est son milieu naturel. Le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion. Je ne veux pas dire que nous ne puissions rire d’une personne qui nous inspire de la pitié, par exemple, ou même de l’affection : seulement alors, pour quelques instants, il faudra oublier cette affection, faire taire cette pitié. »

Car une âme sensible, en tant que telle, ne rit pas ; elle est plutôt inclinée à compatir et à pleurer pour les autres plutôt qu’à rire d’eux :

« Dans une société de pures intelligences on ne pleurerait probablement plus, mais on rirait peut-être encore ; tandis que des âmes invariablement sensibles, accordées à l’unisson de la vie, où tout événement se prolongerait en résonance sentimentale, ne connaîtraient ni ne comprendraient le rire. »

Toutefois il faut souligner qu’un mal, une difformité, une douleur, une chute ne deviennent risibles aux yeux de nos philosophes qu’à la condition qu’ils ne soient pas trop importants et qu’ils entraînent des conséquences relativement négligeables sur la victime comique d’une part et pour le rieur de l’autre. Rire et rire d’autrui, cela doit rester quelque chose de léger : c’est le fait d’avoir cru que la perruque du marchand pouvait devenir grise sous l’effet du chagrin qui a fait rire Kant ; c’est une difformité légère et non une grave maladie qui a fait rire Descartes. Mais le rire sadique ne connaît pas de limites . Qu’est-ce qui empêche notre capacité à rire de repousser indéfiniment les limites de notre sympathie jusqu’à mettre entre parenthèses l’ensemble de notre vie affective ? « Le comique exige donc enfin, pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur . » Il faut remarquer que cette insensibilité accompagne le rire, plutôt qu’elle ne le cause. Cette mise entre parenthèses du sentir symptomatique du rire, justifie son exclusion du domaine purement esthétique : « le rire ne relève donc pas de l’esthétique pure ». L’impureté esthétique du rire n’est pas comprise comme résultant de la participation du corps, mais à partir de la thèse originale du rire comme le produit d’une anesthésie codifiée socialement : le rire sert de châtiment que la société exerce sur un individu, châtiment social qui ne s’empêche pas d’emprunter des voies peu morales. On y découvre un fond d’amertume dont le rire est l’effet de surface, renfermant tous les degrés possibles de la malice et de la méchanceté . En se demandant pourquoi le nègre nous fait rire, Bergson cite l’anecdote d’un cocher qui y voit un visage mal lavé : un noir ressemblerait à un blanc déguisé, sali . En tant que tel, le rire appartient à la tendance « clôturante » de la société, qui veut neutraliser les différences. Puissance antipathique et anesthésique, le rire est l’effet d’une inquiétude sociale devant quelque chose qui reste inoffensif : il y préside un sentiment d’agression virtuelle mais non matérielle qui fait que la réponse de la société se veut ajustée au dommage subi : « Elle est en présence de quelque chose qui l’inquiète, mais à titre de symptôme seulement, – à peine une menace, tout au plus un geste. C’est donc par un simple geste qu’elle y répondra . » Le symptôme est traité aussitôt dans une perspective de normalisation et même pourrait-on dire, de naturalisation. Car dans le comique, la nature se fait art : la noirceur d’un visage paraît « plaquée artificiellement » sur lui. C’est ce qui fait que le rire « a quelque chose d’esthétique cependant » et qui explique comment le comique va pouvoir se glisser dans l’écart de la vie et de l’art pour produire sa « force d’expansion. » Outre de servir au but pratique de la société d’adapter un individu singulier (et de l’adapter aux exigences générales de l’adaptation : la souplesse) la naissance du comique correspond « au moment précis » où la société et la personne « commencent à se traiter comme des œuvres d’art. » Riant d’elle-même, la vie se met en scène et jouit de sa propre représentation. Faire rire pour corriger les défauts, tout l’art de Molière consiste en une articulation de cette double perspective morale et esthétique, c’est-à-dire qu’il se place dans l’écart de la vie et de l’art.

S’il est vrai que la musique adoucit les mœurs, c’est en poussant à l’extrême la sensibilisation de l’auditeur ; et si le comique châtie les mœurs, c’est en l’anesthésiant. « Le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion . » L’analogie kantienne entre comique et musique n’est plus valable chez Bergson, lequel ne les sépare pas tous deux d’une forme d’éthique, c’est-à-dire d’une pratique de vie. Seulement, on peut dire que la musique viserait plutôt une morale ouverte et spirituelle alors que le comique correspondrait aux aspirations matérialistes d’une société close.

Le rapport entre morale ouverte et esthétique apparaît justement dans ces descriptions de l’émotion musicale où pleurer s’interprète comme l’expérience d’un devoir singulier, celui de ressentir l’émotion suggérée par une musique : « C’est ce qui arrive dans l’émotion musicale, par exemple. Il nous semble, pendant que nous écoutons, que nous ne pourrions pas vouloir autre chose que ce que la musique nous suggère . » Mais si elle impose quelque chose, elle « n’imposera que du consenti ». La musique me crée une obligation de pleurer avec elle, parce que « quand la musique pleure, c’est l’humanité, c’est la nature entière qui pleure avec elle . »

Aussi, Bergson aurait écrit son « esthétique » dans son livre sur la morale et la religion. La question de savoir pourquoi ce ne serait pas au Rire de tenir lieu de l’esthétique bergsonienne, trouve sa réponse dans le fait que « le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion . » Le rire n’est pas un affect, c’est la pure expression de l’absence de toute émotion puisqu’il a lieu à l’occasion d’une anesthésie du cœur, qui explique que seul un être intelligent peut rire : « dans une société d’intelligences pures on ne pleurerait probablement plus, on continuerait à rire . » Or, que serait une telle société, sinon close – comme le montre l’anecdote colonialiste rapportée par Kant qui souligne l’appartenance de la fantaisie comique « à l’originalité de l’esprit. Il va même jusqu’à apprécier la figure de l’humoriste, comme en une analogie avec sa propre position criticiste, avec la digue qu’il oppose au dogmatisme, à l’empirisme et à l’enthousiamse du génie (la Schwärmerei : l’essaim d’abeilles autour de la tête du génie). L’œuvre de l’humoriste, nous est-il indiqué en passant, demande certaines qualités qui font gravement défaut aux œuvres casse-tête (kopfbrechend), casse-cou (halsbrechend) et crève-cœur (herzbrechend), contredisant ainsi la tortuosité mystique, l’audace géniale et l’affliction sentimentale des « romanciers moralistes ». Et si ces œuvres ne sont pas comiques en droit, elles peuvent très facilement le devenir en fait, à l’insu de leurs auteurs qui restent ainsi guettés par le ridicule – un ridicule dont le comique se préserve d’emblée. Mais il faut remarquer aussi que l’inverse peut être vrai : on ne rit pas toujours devant quelque chose qui serait comique en droit. Un clown qui cherche à faire rire en déployant de grands moyens sans même provoquer un sourcillement.

C’est précisément dans cet écart entre le comique de fait et le comique de droit que se pose pour Bergson le problème de la méthode à employer pour questionner le rire : « Une des raisons qui ont dû susciter bien des théories erronées ou insuffisantes du rire, c’est que beaucoup de choses sont comiques en droit sans l’être en fait . » L’attention au fait comique signale au contraire son irréductibilité à toute formule générale qui voudrait rendre raison du rire : « On expliquera le rire par la surprise, par le contraste, etc., définitions qui s’appliqueraient aussi bien à une foule de cas où nous n’avons aucune envie de rire . » Il ne suffit donc pas d’établir les conditions de possibilités de l’événement du rire car toutes les conditions peuvent être réunies pour que le rire advienne et pourtant il ne viendra pas. A l’inverse toutes les conditions peuvent être absentes et c’est alors qu’il peut exploser le plus fort. Si aucune condition ne peut a priori déclencher ou arrêter le rire, c’est parce qu’à l’occasion, soit on rit, soit on ne rit pas. Il n’y a jamais plus de raisons pour rire que pour ne pas rire, parce qu’il y a seulement des occasions pour cela. Dans l’occasion, les conditions ne se présentent jamais comme étant plus larges que le conditionné. En elles, sont réunies les conditions de possibilité d’une expérience réelle dans son imprévisibilité matérielle et non pas celles de toute expérience possible dans sa généralité formelle. La question que le fait comique nous suggère de poser n’est donc pas : quelles sont les conditions du rire du rieur ? Mais : à quelle occasion le rire éclate-t-il ? L’occasion c’est ce qui vient ou ne vient pas, et qui, lorsqu’elle vient, demande à être saisie sur le champ : c’est non sans raison qu’elle est mythologiquement représentée comme cette divinité chauve qu’il faut attraper par les cheveux lorsqu’elle passe.

A la faveur d’un lieu et d’un temps pour quelque chose, l’occasion de rire survient consécutivement à l’accident dont la forme la plus prosaïque est figurée par la chute. Occasionem vient de occasum, occidere, composé de ob et de cadere qui donne choir, ce qui échoit… Le cas échéant : ce qui est advenu ou aura advenu. Oc est le préfixe qui vient par assimilation de ob : l’en-face. Il indique aussi le renversement. Littéralement, le grec parlerait ici de katastrophé. Occasion et occident sont étymologiquement identiques : Moins que le pays du couchant tranquille, Occidere dit le lieu de la catastrophe la plus grande, la plus désastreuse qui soit : la chute d’un astre. Mais l’occident en est venu aussi à jouer le rôle de « l’ »Histoire comme succession d’événements et de bouleversements. C’est à l’occasion que se décide la conjoncture des temps et lieux pour chaque chose. Mais dans cette « vallée de larmes » où pour Hegel l’esprit tombe pour endurer les douleurs et les pleurs de son propre enfantement, où trouver l’occasion pour rire ? La tragédie semble si ininterrompue que cette occasion semble à chaque fois contredite par les conditions réelles.

Dans le roman très nietzschéen de Kazantzakis, Zorba le Grec, un téléphérique est réalisé pour acheminer jusqu’au port les troncs de pins de la forêt. Mais l’inauguration de ce dispositif technique se conclut par une catastrophe générale : tous les piliers tombent à la chaîne. Rien ne prédispose alors le héros et le narrateur à éclater de rire et à danser gaiement sur la plage crétoise. On sait combien l’échec de la technique humaine, son impuissance face à la nécessité, a nourri l’esprit de la tragédie antique. Cette fois-ci c’est bien le comique qui trouve de façon inexplicable et totalement imprévisible, l’occasion d’exploser. Bergson pourrait dire ici que le rire et la danse ont fini par sanctionner la rigidité de la mécanique et voir dans ces réactions vivantes et affirmatives une réponse intelligente à la catastrophe survenue : comme si, résolue à son inadaptation foncière à toute machine, c’est-à-dire aux moyens techniques pour rationaliser le monde, l’intelligence possédait avec le rire une conscience et un aveu de ses propres limites. Bien que le comique « s’adresse à l’intelligence pure » il n’en constitue dès lors pas moins le signe d’une réaction vivante contre les excès de l’intelligence. Si ce que le rire met en cause dans son éclatement, ce n’est ni la laideur ni l’erreur, mais la raideur , si ce qui est drôle, c’est l’absence de grâce qui menace la vie dans ses mouvement, c’est bien que celle-ci se venge de sa propre (auto)réduction en mécanisme – et pour cela, elle monte tout un mécanisme. Le rire apparaît dès lors comme une réaction mécanique contre le mécanisme.

La considération du comique à travers le double point de vue de sa fabrication et de ce qu’on pourrait appeler son « évolution créatrice », renvoyant à la méthode même du bergsonisme. Il n’y a aucune contradiction à dire que le rire n’a lieu que pour un étant intelligent, et qu’il constitue en même temps une réaction de la vie à l’égard des raideurs qui viennent des excès de cette même intelligence. La méthode même de détermination du comique tient compte de ce paradoxe structurel : il faut à la fois traiter la fantaisie comique comme un être vivant qui se métamorphose, croît, s’épanouit , et mettre au jour les procédés techniques de sa fabrication. En effet, on peut lire dans la préface : « Mais notre méthode, qui consiste à déterminer les procédés de fabrication du comique, tranche sur celle qui est généralement suivie, et qui vise à enfermer les effets comiques dans une formule très large et très simple. »

Qu’est-ce qui pourrait donner au philosophe l’occasion pour rire ? Et pour rire, ne doit-il pas d’abord commencer par rire de soi ? C’est la leçon qu’on peut tirer d’un joke philosophique rapportée par Platon à propos de Thalès qui échoue au fond du puits, provoquant le rire d’une servante de passage. Après avoir rappelé à ses étudiants cette fameuse anecdote, Heidegger poursuit :

« La philosophie est cette pensée avec laquelle on ne peut essentiellement rien entreprendre et à propos de laquelle les servantes ne peuvent s’empêcher de rire. Cette définition de la philosophie n’est pas une simple plaisanterie : elle est à méditer. Nous ferons bien de nous souvenir à l’occasion qu’au cours de notre cheminement il peut nous arriver de tomber dans un puits sans pouvoir de longtemps en atteindre le fond. »

La question qui s’enquiert de l’étant : « qu’est-ce qu’une chose ? » fait rire le sens commun. Tout d’abord, il faut reconnaître que celui-ci n’a pas tout à fait tort de rire et prendre son rire avec humour. Si le philosophe est celui qui fait rire le non-philosophe, il peut aussi rire au souvenir de la servante espiègle : « Et ne faut-il pas qu’une brave servante ait l’occasion de rire ? » Ensuite, celui qui tombe dans le puits n’est pas sûr d’en toucher le fond – même si Thalès pourra toujours y trouver de l’eau, autrement dit, un étant fondamental pris comme principe du tout. Pour Heidegger, si  le fond reste hors de portée, c’est parce que la raison fondatrice est elle-même sans fondement. On reconnaît ici ce que vise Heidegger : les visées fondationnelles, « fondamentalistes », de la métaphysique. « Que ce nom nous indique seulement cette démarche où l’on court grand risque de tomber dans le puits. » Le sans-fond dans lequel échoue la philosophie, provoquant les rires du bon sens commun, se rapporte au jeu abyssal de l’être. L’émotion fondamentale du philosopher y est accordée, tandis que le rire de l’autre de la philosophie, du non-philosophe, marque une insensibilité essentielle à l’égard des questionnements que ce jeu suscite. Le sens commun est insensible à l’abîme du  »il y a », car il ne connaît que l’utile et ignore la dépense généreuse et gratuite.

« Il faut d’abord qu’une personne ait une connaissance de l’urgence de l’inutile, avant de pouvoir parler avec elle de l’utile. Certes, la terre est grande et vaste ; et pourtant, pour que l’être humain tienne debout, il ne lui faut pas plus de place que ce qui est nécessaire pour pouvoir poser son pied. Mais si juste à côté du pied s’ouvrait une crevasse plongeant jusqu’au monde souterrain des enfers, la place qu’il occupe pour tenir debout lui serait-elle encore d’une quelconque utilité ? »

Cette parabole peut constituer une réponse du philosophe au sens commun : je tombe dans un puits, toi dans une crevasse et tu ne cesses d’y chuter sans même être en mesure de le remarquer. Le penseur aurait une connaissance de cet abîme profond en y étant tonalement accordé. Quelle est cette tonalité affective qui rend possible d’acquérir une stature, de se lever et de se tenir debout malgré la dérobade du sol ? Et en termes bergsoniens : selon quelle émotion reconduire la marche en avant ? Au milieu de la dévastation du monde ces questions se fait pressantes. Sans doute en accueillent-elles déjà la fin.

« Le ton fondamental de la pensée propre à l’autre commencement trouve son rythme dans des tonalités qui ne se laissent qu’approximativement nommer avec les noms d’effroi, de retenue et de pudeur. »

Ces tonalités que retient Heidegger suggèrent une attitude de retardement, d’attente. Eclater de rire, voilà qui semble impossible dans cette attitude « essentiellement autre que toute manière de s’attendre à, qui est au fond incapacité d’attendre » : car ce n’est pas quelque chose qui est attendu. « En tant que nous sommes ceux qui attendent, nous sommes le là ouvert qui laisse venir le venir en s’engageant en lui . » S’il devait alors y avoir rire, ce ne serait plus là à cause de l’anéantissement d’une attente, à l’occasion d’une chute qui briserait l’attente de quelque chose, mais dans l’attente du néantir, de ce néant dont le Da-sein est dit être le lieu-tenant. Car rien ne peut venir rompre cette attente extrême, pas même la dévastation du monde qui est justement attendue : l’attente de ce qui sauve est attente du péril extrême.

Peut-être qu’alors dans l’attente d’un nouveau commencement, pourrait-on apprendre à rire d’un rire formé à l’école de l’enfance de l’être ? Un rire dont l’atmosphère ne serait pas l’indifférence, mais la joie et la sérénité.

Il est difficile de savoir si cette sérénité ou cette joie sont supportables ou si même elles sont possibles pour nous autres hommes qui se disent d’aujourd’hui. Mais si jamais un rire serein venait à éclater, ce serait non sans évoquer ceux qu’Epicure a qualifiés de bienheureux et dont le rire est dit « inextinguible » par Homère. Car c’est en définitive cela, le divin, dont le retrait appelle, aussi bien pour Bergson que pour Heidegger, la décision à venir pour l’ouverture ou la clôture du monde, sur la base d’un renouveau spirituel de l’humanité.

De Parménide à Heidegger

Depuis l’aube de l’histoire grecque, les paroles de Parménide continuent d’affluer jusqu’à nous :

Χρὴ τὸ λέγειν τε νοεῖν τ΄ ἐὸν ἔμμεναι· (Chrei to legein te noiein t’eon emmenai)

Heidegger traduit par :

Il est d’usage (lui-même traduisant en français l’allemand es braucht), ainsi le dire également la pensée, l’étant : être

Habituellement, on traduit par « il est nécessaire ». Chré vient du verbe chraô, chrésthai où l’on trouve le mot cheir (main). Chraô signifie « je manie ». Il y a l’idée d’user de… User de quelque chose, c’est dit Heidegger, laisser la chose être ce qu’elle est. L’usage sauvegarde l’être de la chose. Or, l’essence de la chose est d’être prise en main. Autrement dit, la choséité se détermine à travers le main-tien. Les références à la main sont capitales. Au vers 22 du Poème, la déesse de la Vérité prend la main du philosophe. Aristote dira : seul l’étant qui est revendiqué par la pensée peut avoir des mains. Ce qui suppose que les animaux possèdent des pattes ou des pinces. On trouverait à la rigueur des mains chez les primates, mais jamais la main. Il y a quelque chose de remarquable qui est justement dit dans l’usage du singulier pour la main (tout comme pour l’oeil). Pas seulement parce que nous usons plus d’une main que de l’autre (gauchers ou droitiers) – les primates (chimpanzés et gorilles) étant pour leur part ambidextres. Seule la main prend et donne tandis que les pattes saisissent. C’est pourquoi Heidegger écrit que penser est un travail de la main. Ce qui signifie en même temps : la main pense et la pensée manie.

Venons en à la forme du verbe chrei que Heidegger traduit par « es braucht » et que Gérard Granel rend en français par « il est d’usage ». « Il est d’usage » est une phrase dite impersonnelle,  c’est-à-dire sans sujet, comme « il pleut ». Il est d’usage : qu’est-ce que le « il » ? En allemand, « es regnet » : es n’est ni féminin ni masculin – ça pleut. « Il y a » se dit es gibt en allemand : ça donne. De quoi est-il usage? De legein et de noien.

Legein est la forme verbale de logos et se traduit par dire. On se représente traditionnellement le parler comme l’activité des organes de phonation. Mais legein en grec ne signifie pas prioritairement ni originairement le fait de « parler ». Le terme legein  est rapproché par Heidegger du legere (lire) en latin et du legen (poser) en allemand – la lecture est un lier, un cueillir – colligere – c’est-à-dire le fait de rassembler les lettres. Les Grecs comprenaient le dire à partir de déposer, exposer, poser la pensée sur… Le logos est lié à léchos, c’est-à-dire la couche, le lit, et ce mot grec tout comme le latin lectus, provient de l’indo-européen, legh. Avec le legein, quelque chose est couché dans l’apparaître, il est posé devant… devant quoi ? Legein : poser, laisser être posé. Le legein est un mode de l’usage en ce qu’il s’agit par le logos de laisser quelque chose en son être, autrement dit, de laisser être l’étant. Il lui permet la seule chose que celui-ci est à même de  faire, à savoir :  être. Ce n’est qu’ensuite qu’il devient nécessaire de dire de l’étant qu’il est. Dire cela c’est être en accord avec le logos au sens de ce qui a laissé être quelque chose debout au lieu de le laisser sombrer dans le néant (impossibilité) ou de tomber dans le vide du bavardage (doxa).

Noein est la forme verbale du nom noùs et veut dire : saisir, prendre quelque chose en garde. Dans la phrase du Poème, le legein précède le noein : le laisser être posé-devant doit déjà apporter quelque chose pour que cette chose puisse ensuite être prise en garde. Cependant, il faut bien voir que le legein se déploie en noein : le legein est disposé au noein. Le te… te parle d’une réciprocité.Il s’agit des deux dans leur appartenance mutuelle. L’articulation de legein et de noein se déploie elle-même comme alétheuein au sens du dévoiler et du garder dévoilé. Ils répondent ainsi ensemble à l’in-voilé.

Dans la suite de la tradition occidentale, penser devient juger au sens de la prédication (logique) et en même temps noein prend le sens de saisir, d’intuitionner par la raison. Ce couple a décidé de ce que signifie penser. Il ne s’agit pas dans noein et legein d’un travail conceptuel pour capter la réalité dans un système. Legein et noiein se rapportent à eon. Etant, on – ce qui concerne legein et noein. Il est d’usage que la pensée se rapporte à eon : emmenai. La pensée n’est ni une activité psychologique ni un processus logique, elle reçoit sa marque de l’einai.

… τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι

« Car le même est en vérité penser et être »

Parménide ne dit pas que l’être est pensée ou que la pensée est être. Il ne s’agit ni d’un idéalisme ramenant la réalité extérieure (la res extensa) à la pensée (res cogitans), ni d’un matérialisme au sens où la pensée serait quelque chose de matériel.

To auto (le même) est le sujet de la proposition. Il ne s’agit pas de l’indifférence du pareil au même. Penser et être sont différents. C’est par cette différence qu’ils s’appartiennent l’un à l’autre. Le noein reste ordonné à l’étant présent qui enferme le noein en son sein.  De l’étant, Parménide nous apprend qu’il est. « L’étant est » : cette parole appelle la pensée sur le chemin de la (du)plicité de l’être et de l’étant, du pli ontologique. À la question qu’est-ce que l’être, on répondra à partir d’Aristote que l’être est ce qu’il y a de plus haut (théîon, summum ens) et qu’il est en même temps le concept le plus général sans toutefois et à proprement parler être un genre (ousia, substantia).

L’histoire de la tradition métaphysique occidentale est une variation sur ce même thème. Le même est penser et être devient une égalité uniforme esse=percipi chez Berkeley. Le « je pense donc je suis » fonde chez Descartes l’être sur la pensée. Avec Kant, l’étant devient objet de l’expérience et l’être est défini comme l’objectivité de l’objet. Le principe suprême des jugements synthétiques a priori reformule la parole parménidienne dans la perspective transcendantale qui identifie les conditions de possibilité de toute expérience possible avec celles de tout objet possible. Il s’énonce : « les conditions de la possibilité même de l’expérience sont du même coup les conditions de la possibilité des objets de l’expérience. » (CRP A 158 | B 147) : le du même coup est une interprétation du to auto parménidien. Dans la préface à la phénoménologie de l’esprit, Hegel dit également : « l’Être est Penser. »

 

Espace d’enfant

Philopédie et philosophie – La figure de l’enfant n’est jamais absente de la philosophie. Il est dommageable que le discours sur l’enfance relève de l’autorité exclusive des psychologues : on feint de se soucier de la parole de l’enfance alors qu’elle est réduite au silence. Deleuze : « dans la psychanalyse d’enfants, on voit encore mieux que dans toute autre psychanalyse comment les énoncés sont écrasés, étouffés. L’enfant ne peut s’en sortir : il est « battu » d’avance [11] ».

Et si les philosophes ont leur mot à dire, c’est d’abord et en premier lieu parce que la philosophie s’est toujours affirmée comme philopédie : l’amour de l’éducation ne se distingue pas de l’amour de la sagesse. L’enfance apparaîtrait à la fois comme le moment de l’indivision sexuelle (la neutralité ontologique) et comme cette constante déterritorialisation du logos adulte. Le mot même de « pédophilie » qui servait à caractériser la relation pédagogique du maître au disciple, nomme aujourd’hui un cauchemar social à l’ordre du jour.

Mais parce que l’enfance représente une force presque irrationnelle à dompter, elle apparaît dans le défilé des figures du fou, de l’animal, du primitif, ceux que la civilisation occidentale a posé comme l’extrême-limite de l’altérité. Bien avant que le philosophe cartésien n’ait été confronté à l’hypothèse périlleuse de la folie, il lui a d’abord fallu arracher sa conscience des fausses opinions qui lui provenaient de l’enfance [12]. C’est ainsi que le siècle des Lumières se posera avec Kant comme la sortie hors de la minorité dans laquelle l’homme était resté depuis le début de son histoire : les siècles passés l’auront maintenu dans l’enfance. Ce qui n’est autre que l’effet d’un pouvoir qui dépasse largement le cercle de la famille et renvoie à l’état social et à la civilisation.

L’aspiration à l’enfance apparaîtra alors avec Rousseau à travers le rêve du paradis perdu de l’innocence [13] : le contrat social ne peut dès lors qu’être accompagné par un traité sur l’éducation dont le premier geste est de rétablir les droits naturels de la mère : « C’est à toi que je m’adresse, tendre et prévoyante mère, qui sus t’écarter de la grande route, et garantir l’arbrisseau naissant du choc des opinions humaines ! Cultive, arrose la jeune plante avant qu’elle meure : ses fruits feront un jour tes délices. Forme de bonne heure une enceinte autour de l’âme de ton enfant ; un autre en peut marquer le circuit, mais toi seule y dois poser la barrière [14]. » Cette métaphore naturaliste n’a rien d’incongru si on considère que la relation mère-fils n’est qu’un cas particulier de l’évolution créatrice naturelle.

C’est justement l’expérience même de l’élan vital que Bergson trouve dans la maternité : « parfois cependant se matérialise à nos yeux, dans une fugitive apparition, le souffle invisible qui les porte [les vivants]. Nous avons cette illumination soudaine devant certaines formes de l’amour maternel, si frappant, si touchant aussi chez la plupart des animaux, observable jusque dans la sollicitude de la plante pour sa graine. Cet amour, où quelques-uns ont vu le grand mystère de la vie, nous en livrerait peut-être le secret. Il nous montre chaque génération penchée sur celle qui la suivra. Il nous laisse entrevoir que l’être vivant est surtout un lieu de passage, et que l’essentiel de la vie tient dans le mouvement qui la transmet[15]. »

L’enfant doit sa croissance à la physis qui porte les étants à leur terme, dans leurs limites. Or les lieux extrêmes de ces limites définissent l’espace même du monde : « Que croître signifie : s’ouvrir à l’immensité du ciel, mais aussi pousser des racines dans l’obscurité de la terre ; que tout ce qui est vrai et authentique n’arrive à maturité que si l’homme est disponible à l’appel du ciel le plus haut, mais demeure en même temps sous la protection de la terre qui porte et produit [16]. » La croissance figure un mouvement doublement spatial et temporel, ouverture à l’aire libre du temps, participation au Zeitspielraum (l’espace-de-jeu-libre-du-temps) : « à la fois l’étendue et la durée. »

On comprend dès lors qu’un homme ne se déleste jamais de son enfance et advient à lui-même depuis son existence matinale. Les années qui passent ne le rapprochent donc pas seulement de sa fin, elles le reconduisent vers son commencement : « plus souvent avec les années le chêne au bord du chemin ramène nos pensées vers les jeux de l’enfance et les premiers choix [17]. » Ce qui reste déterminant pour ce début de la vie, c’est l’atmosphère inaliénable du jeu et l’épaisseur virtuelle du possible. C’est ce dont il s’agit dans le regard de la mère porté sur son enfant : « Que de choses surgissent devant les yeux émerveillés d’une mère qui regarde son petit enfant (…) la réalité est grosse de possibilités [18]… »

Dans la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel trouve dans l’enfant  l’effectivité de la relation homme-femme : « Cette relation a donc son effectivité non en elle-même, mais dans l’enfant, – un autre, dont le devenir est cette relation même, et dans lequel elle-même vient à disparaître, et ce changement de générations qui s’écoulent trouve sa permanence dans le peuple [19]. » Le Geschlecht qui nomme la faille sexuelle s’étend insensiblement au-dessus des individus pour dessiner le genos, le lieu de naissance d’une communauté partageant le même sang [20] se distinguant par là d’un autre peuple, ou de l’entièreté de la race humaine, elle-même comprise comme Geschlecht. Mais à la base du Geschlecht, avant la différence sexuelle, il y a l’enfant [21].

 

Portrait de famille – Dire de l’enfant qu’il est avant la différence sexuelle. Certes, causalement, il est l’effet d’une union, mais herméneutiquement, il est à l’origine de ses parents – soit comme l’inauguration de la faille sexuelle.

La différence des sexes a surtout longtemps illustré la différence ontique – soit que celle-ci ait toujours emprunté le visage des sexes. Ainsi la femme pour Aristote représente la nature matérielle, indéterminée, connaissable par analogie, l’homme représente la spécificité formelle du principe (le sperme comme émanation pure et les menstrues comme semence mutilée) [22]. Les figures massives du père comme activité spontanée (entendement) et de la mère comme passivité réceptive (sensibilité) incarnent les dualismes traditionnels de la métaphysique. Mais lorsque chez Kant apparaît l’enfant, c’est pour fonder aussi bien la mère (l’intuition) que le père (l’entendement) : l’imagination transcendantale, avec les doubles caractères de l’intuition et de l’entendement, est la racine commune de leur union. Et son déploiement propre est présenté par Kant précisément comme un jeu : le libre jeu des facultés a lieu lorsque l’imagination n’est plus enchaînée aux déterminités de l’entendement (le père) ; et lorsqu’elle se moque de la raison – c’est-à-dire au fond, d’elle-même – elle provoque l’intuition d’un maximum phénoménal. L’épreuve du beau est celle d’une qualité proportionnée, d’une qualité quantitative. Celle du sublime est à l’inverse l’expérience d’une quantité qualitative – la beauté étant pour Kant une qualité féminine tandis que le sublime serait plutôt du côté du masculin (mais la femme est belle à condition de ne pas être désirée, autrement dit la mère aux yeux de son enfant.) Dans l’expérience esthétique, la vigilance adulte s’est laissée prendre au jeu. Ce sont ces modes de spatialisation et de temporalisation encore libres des jeux de l’enfance qui sont la proie des territorialisations violentes du psychanalyste et de l’éducateur.

C’est précisément un texte narratif, plein de photographies, où Heidegger suit d’une façon quasi-cinématographique [23] les mouvements d’enfance du compositeur Conradin Kreutzer dont il commémore la mémoire, qui permet d’établir un portrait de famille. Le père est évoqué dans le récit du Feldweg, comme celui qui doit emprunter des Holzwege pour ramener le bois lui servant à la confection d’horloge et de cloches « qui, l’une comme les autres, ont leur relation propre au temps et à la temporalité[24]. » Et la mère de son côté incarne le don de l’espace pour les jeux dans les limites tangibles de sa chair :

« Dans ces jeux, les grandes traversées arrivaient encore facilement à leur terme et retrouvaient la rive. La part de rêve qu’elles contenaient demeurait prise dans le vernis brillant, encore à peine discernable, qui recouvrait toutes choses (…) L’espace qui leur était ouvert n’allait pas plus loin que les yeux et la main d’une mère. Ces traversées pour rire ne savaient rien alors des expéditions au cours desquelles tous les rivages restent en arrière. Cependant la dureté et la senteur du bois de chêne commençaient à parler, d’une voix moins sourde, de la lenteur et de la constance avec lesquelles l’arbre croît [25]. »

La mère est celle qui porte et produit, protège la croissance, la provenance initiale, alors que le père figure le logos que l’enfant doit écouter, le très-haut auquel il doit obéir : la destination et la provenance de la lancée, Gaïa et Chronos. La différance spatio-temporale joue entre le père et la mère. On retrouve également chez Bergson un tel recoupement de la différence sexuelle avec la différance spatio-temporale. Et la femme apparaît comme un être dépourvu de sensibilité profonde :

« On ne s’en rend pas compte quand on traite de « féminine », avec une nuance de dédain, une psychologie qui fait une place si large et si belle à la sensibilité. Ceux qui parlent ainsi ont pour premier tort de s’en tenir aux banalités qui ont cours sur la femme, alors qu’il serait si facile d’observer (…) Bornons-nous à dire que la femme est aussi intelligente que l’homme, mais qu’elle est moins capable d’émotion, et que si quelque puissance de l’âme se présente chez elle avec un moindre développement, ce n’est pas l’intelligence, c’est la sensibilité. Il s’agit bien sûr de la sensibilité profonde et non pas de l’agitation en surface [26]. » Ainsi l’émotion créatrice, c’est-à-dire l’intuition est dé-féminisée par Bergson qui réserve la femme à être intelligente – c’est-à-dire à cette faculté d’homogénéiser, « de tout voir dans l’espace ; de tout expliquer par la matière [27]. »

Il est certain que Heidegger reste aussi fidèle aux modèles classiques de la famille. Mais la séparation des rôles entre le père et la mère n’est pas aussi tranchée. Car l’espace de jeu s’y découvre à la fois comme espace-du-temps et comme temps-de-l’espace. Représentant du temps mais aussi du ciel, le père possède donc un sens topologique (plutôt que « spatial » au sens où les horloges spatialiseraient le temps). La mère qui figure l’enracinement dans la terre porte la croissance à son terme.

Nous sommes en mesure dès lors de comprendre l’être à partir de la différance, dans l’ouverture de la Dimension (le cadre du Monde), lieu où l’homme s’établit comme habitant mortel dans la balance des extrémités topiques et temporales : les mots d’être et de séjour font signe vers cette co-appartenance originaire du temps et de l’espace, puisque le séjour comprend aussi bien le lieu que la durée. Ce sont bien ces deux teneurs essentielles de l’affaire de la pensée, l’espace et le temps, qui sont décrites dans l’unité multiple de leurs jonctions à travers la description du jeu de l’enfant. En effet, les différences provenant du pli ne donnent pas une différence symétrique entre espace d’un côté et temps de l’autre. Leur conjonction ne se laisse pas non plus réduire à cet « et », car elle a lieu entre « temps-de-l’espace » et « espace-du-temps ». C’est en ce sens que la dispensation de l’être doit être pensée « au sens non équivoque de l’être en tant qu’il ménage l’Aire du temps (Zeit-Spiel-Raum) pour ce qui à tout moment apparaît comme tel ou tel, c’est-à-dire ce qui est : en tant que, ce faisant, l’être se dit, se déclare, brille et éclaire [28]. »

L’Ereignis, la Lichtung, la différence ontologique, le pli, la khôra impensée de toute la métaphysique. Heidegger pense la dispensation et le retrait de l’être selon Héraclite à partir de l’équivalence logos, kosmos, pyr. Tous trois nomment l’aion, traduit par « durée cosmique. » En devenant temps, le monde ne sombre jamais, c’est le to mé dunon pote : ce qui ne sombre jamais et qui se dévoile dans l’espace libre tout en demeurant à l’abri dans le retrait. Le pli de la différance et de toute disjonction est l’espace de jeu cosmique de toute durée et de tout espace particulier :

« pour la pensée des premiers temps, to mé dunon pote nomme le domaine de tous les domaines. Il n’est pas toutefois le genre suprême auquel se subordonneraient différentes sortes de domaines. Il est ce en quoi, au sens d’une résidence, repose tout “en quel endroit?” possible d’un “avoir-sa-place” [29]. »

L’espace libre du domaine n’est pas une extension de l’espace étendu, ni un espace qui  contiendrait au sens d’un concept générique toute sorte d’espaces. Il n’est pas pour autant un espace symbolique, mais le « concret pur et simple » dit Heidegger, en ajoutant aussitôt que de telles distinctions entre concret/abstrait n’ont pas lieu d’être chez les Grecs.

« La pensée, un jour peut-être, pourrait ne plus broncher devant elle-même, mais se demander enfin si la libre clairière de l’Ouvert ne serait précisément le site où l’ampleur de l’espace et les horizons du temps ainsi que tout ce qui, en eux, se présente et s’absente, sont contenus et recueillis [30]. »

[11] Deleuze, Deux régimes de fous, éd. de minuit, Paris, 2003, p. 80.

[12] Les Méditations Métaphysiques commencent ainsi : « Il y a déjà quelques temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’ai reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés ne saurait être que fort douteux et incertain, et dès lors j’ai bien jugé qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois dans ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avaient reçues auparavant en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque choe de ferme et de constant dans les sciences. »

[13] Monde que l’ami de Jean-Jacques, Bernadin de Saint-Pierre a dépeint sous l’hospice de la cruauté et du sadisme envers l’innocence paradisiaque dans Paul et Virginie.

[14] Rousseau ajoute aussitôt en note : « la première éducation et celle qui importe le plus, et cette première éducation appartient incontestablement aux femmes. » C’est parce que nous dit-il, la mère vise le bonheur de son enfant Dès lors, le philosophe délègue son propre espoir à la mère, étant guidé par la même finalité qu’elle, soit qu’il se pose comme éducateur (Rousseau), législateur, juge (Kant) ou comme médecin de la civilisation (Nietzsche). A cette fin inaliénable doivent correspondre des moyens éclairés par le penseur. Cf. Emile (publié en 1762), éd. Garnier Flammarion, 1966 pp. 35-36.

[15] p. 603-604.

[16] Id.,p. 12. (Nous soulignons)

[17] Questions III-IV, p. 11.

[18] Bergson, Les deux Sources de la Morale et de la Religion, op.cit., p.1012.

[19] Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, trad. J. Hyppolite, Aubier, 1941, t. 2, A, II, b.

[20] C’est ainsi que Khôra selon Derrida figure chez Platon un discours politique qui implique une règlementation de la paidopoiia – il faut élever les enfants des bons, que les parents ne reconnaissent pas leurs enfants, que l’éducation ne différencie pas les hommes des femmes, il faut transporter les autres dans un autre pays, bref attribuer à chacun sa place devient le signe d’un pouvoir disciplinaire qui n’est pas une utopie comme en témoigne le travail de Foucault sur les hétérotopies.

[21] Tout le passage qui suit peut être lu comme une réponse à Derrida lorsque, invoquant le silence de Heidegger sur la sexualité, il cherche à bloquer d’avance toute production d’énoncés qui ne suive pas la pente d’une artillerie conceptuelle, imitant dans sa relation à Heidegger et aux futurs commentateurs le rapport du psychanalyste à l’enfant: « Est-il imprudent de se fier au silence apparent de Heidegger [à propos de la sexualité] ? Le propos sera-t-il dérangé dans sa belle assurance philologique par tel passage connu ou inédit quand ratissant l’intégrale de Heidegger une machine à lire saura débusquer la chose et le gibier du jour ? Encore faudra-t-il penser à programmer la machine, penser, y penser et savoir le faire. Or, quel sera l’index ? A quels mots se confier ? A des noms seulement ? Et à quelle syntaxe visible ou invisible ? Bref à quels signes saurez-vous reconnaître qu’il dit ou qu’il tait ce que vous appelez tranquillement la différence sexuelle ? Que pensez-vous sous ces mots ou à travers eux ? » Heidegger et la question, op. cit., p. 148. Non seulement le discours sur la pulsion sexuelle est rendu superflu par la pensée du Jeu et de l’enfant, mais sans chercher à faire preuve d’une machine de lecture, on peut montrer comment le même effort qui a conduit Heidegger à abandonner la différence ontique se retrouve relevé dans une pensée de la famille comme espace-de-jeu-du-temps (image de l’homme-et-de-la-femme) de l’être (image de l’enfant).

[22] Aristote, De la génération des animaux.

[23] On notera l’intérêt de Heidegger pour le cinéma et surtout pour les films japonais.

[24] Heidegger, Questions III, IV, op. cit., « Le chemin de campagne », p. 12.

[25] Ibid.

[26] Bergson, Les Deux Sources…, op. cit., p. 1012. Nous lisons en note qu’il existe des exceptions. Les exemples donnés sont ceux de la ferveur religieuse et… de la mère ! Comme il est triste qu’un si grand philosophe puisse donner ainsi raison au psychanalyste !

[27] Ibid.,p. 1242.

[28] Heidegger, Le principe de raison, op. cit., p. 173.

[29] Heidegger, Essais et conférencesop. cit., p. 330.

[30] Ibid., p. 296.