L’époque de l’espace

Dans le texte « Des espaces autres », Michel Foucault écrit : « L’époque actuelle serait peut-être plutôt l’époque de l’espace[1]. » Que pourrait bien être une époque de l’espace sans l’époqualité en sa dimension temporelle ? S’agit-il d’une fixation et d’une immobilité qui ferait de notre époque un point de stagnation ? Loin de là. La question des espaces aura entraîné au cours de la seconde moitié du vingtième siècle une mobilité créatrice faisant de l’espace un lieu de mutations avec des enjeux scientifiques, littéraires, artistiques, politiques. L’espace ne peut plus être appréhendé comme une simple forme de l’intuition ou encore comme le contenant géant des choses. Dans ses plis, il détermine les circulations de la pensée, reconduisant celle-ci dans l’indécision des distinctions nettes et tranchées. L’espace devient un concept opératoire et méthodique chez les penseurs de la différence.

En poursuivant l’entreprise heideggérienne de déconstruction de la métaphysique, Jacques Derrida inscrit la spatialité au coeur du concept temporel de la différance (au sens du différer) :

« La différance, c’est le jeu systématique des différences, des traces de différences, de l’espacement par lequel les éléments se rapportent les uns aux autres. Cet espacement est la production, à la fois active et passive (le a de la différence indique cette indécision par rapport à l’activité et à la passivité, ce qui ne se laisse pas encore commander et distribuer par cette opposition), des intervalles sans lesquels les termes « pleins » ne signifieraient pas, ne fonctionneraient pas. C’est aussi le devenir-espace de la chaîne parlée – qu’on a dite temporelle et linéaire ; devenir-espace qui seul rend possibles l’écriture et toute correspondance entre la parole et l’écriture, tout passage de l’une à l’autre. (…) L’activité ou la productivité connotées par le a de la différance renvoient au mouvement génératif dans le jeu des différences. Celles-ci ne sont pas tombées du ciel et elles ne sont pas inscrites une fois pour toutes dans un système clos, dans une structure statique qu’une opération synchronique et taxinomique pourrait épuiser. Les différences sont les effets des transformations et de ce point de vue le thème de la différance est incompatible avec le motif statique, synchronique, taxinomique, anhistorique, etc., du concept de structure. Mais il va de soi que ce motif n’est pas le seul à définir la structure et que la production des différences, la différance, n’est pas a-structurale : elle produit des transformations systématiques et réglées pouvant, jusqu’à un certain point, donner lieu à une science structurale. Le concept de différance développe même les exigences principielles les plus légitimes du « structuralisme ». […] Rien – aucun étant présent et in-différent – ne précède donc la différance et l’espacement. Il n’y a pas de sujet qui soit agent, auteur et maître de la différance et auquel celle-ci surviendrait éventuellement et empiriquement. La subjectivité – comme l’objectivité – est un effet de différance, un effet inscrit dans un système de différance. C’est pourquoi le a de la différance rappelle aussi que l’espacement est temporisation, détour, délai par lequel l’intuition, la perception, la consommation, en un mot le rapport au présent, la référence à une réalité présente, à un étant, sont toujours différés. Différés en raison même du principe de différence qui veut qu’un élément ne fonctionne et ne signifie, ne prenne ou ne donne « sens » qu’en renvoyant à un autre élément passé ou à venir, dans une économie des traces. »[2].

Dans Khôra, Derrida cherche à lire les grandes oppositions métaphysiques comme  pré-inscrites dans un espace vide qui n’est pas le vide, mais ouverture, béance, abîme ou chasme en lequel le clivage entre sensible/intelligible est venu dès l’antiquité prendre lieu[3]. Pour Heidegger cette béance signifie la décision initiale qui aura donné son coup d’envoi à la métaphysique :

« C’est Platon qui donne l’interprétation déterminante pour la pensée occidentale. Il dit qu’entre l’étant et l’être il y a le khôrismos : khôra signifie l’endroit (Ort). Platon veut dire que l’étant et l’être sont en des endroits différents. L’étant et l’être sont différemment mis à l’endroit (sind verschieden geortet). Si donc Platon considère le khôrismos, la différence d’endroit de l’être et de l’étant, il pose alors la question du tout autre endroit (nach dem ganz anderen Ort) de l’Être, par comparaison avec celui de l’étant[4]. »

Dans son Introduction à la Métaphysique, Heidegger se réfère à la khôra platonicienne pour montrer que dans l’interprétation platonicienne de l’être comme idea « se prépare[5] » une mutation de khôra et topos en extension. Comment khôra se transforme-t-elle en extensio ? Ce qui nommait une différence ontologique vient finalement à nommer une multiplicité quantitative ouvrant l’Idea à l’espace de la représentation de la subjectivité moderne. Derrida l’accusera de céder à une projection rétrospective anachronique[6] et ce geste lui paraît significatif pour l’ensemble du questionnement heideggérien de l’histoire de la philosophie. Ce serait la structure même de la khôra qui aurait prédéterminé ses interprétations, faisant d’elle « l’anachronie de l’être[7] ».

Opérant la séparation des concepts, l’espace apparaît comme inséparable du destin de la pensée.

« Et si l’espace est dans le langage d’aujourd’hui la plus obsédante des métaphores, ce n’est pas qu’il offre désormais le seul recours, mais c’est dans l’espace que le langage d’entrée de jeu se déploie, glisse sur lui-même, détermine ses choix, dessines ses figures et ses translations. C’est en lui qu’il se transporte, que son être même se métaphorise[8]. »

Heidegger nous rappelle que les Anciens n’avaient pas de mot pour dire « espace » mais aussi qu’ils n’en avaient pas non plus pour dire « langage ». Tópos et lógos appellent cependant chacun un type de question spécifique : la question « où ? » (pou) et la question « ti esti ? » qu’une pensée topologique rapporte l’une à l’autre alors qu’elles avaient été hiérarchisées par Aristote, le « pou ? » comme étant la question de l’accident subordonnée à la question de l’essence, « ti esti ? ». La topologie vise ainsi la multidimensionnalité de l’être dans le jeu des différances et ne saurait dès lors nous confiner à un espace sans dedans. « L’ » espace pur apparaît comme une fiction opératoire, un idéal qui accompagne la pensée instrumentale dans son application pragmatique et technique. Mais quand bien même des espaces échapperaient à l’homogénéisation, n’est-ce pas l’espace dévasté et homogène qui a triomphé mondialement et historiquement ? La clôture du monde, le vide cosmique, l’abolition des distances, l’accélération de l’information, la victoire de la cybernétique comme technique du raccordement, l’équivalence des langues – chacune d’elles étant devenue traduisible en une autre, réductible à un code sous l’angle de la multiplicité actuelle – ces conséquences ne proviennent-elles pas historiquement de la prééminence de la re-présentation d’un espace ordonné selon la juxtaposition et la contiguïté ?

L’homme du monde technique aura déjà perdu avec l’oubli de la Dimension, depuis sa place jusqu’au sens des lieux, de l’espace essentiel, de l’emplacement et de la localité. Pourtant, tout espoir est encore permis car chaque jeu produit les conditions sous lesquelles un et un quand deviennent possibles. S’il n’y a pas de dehors du jeu, c’est parce que le jeu lui-même produit son dehors et son dedans. De sorte qu’avec une pensée du jeu nous avons atteint une limite, celle-là même qui constitue l’horizon indépassable du penser : le monde. Et bien que le monde semble avoir perdu toute trace de l’être, celui-ci continue en tant que jeu d’avoir lieu et de donner lieu à l’époque du planétaire.

« Dans l’être planétaire, la terre est redevenue plate. Or cet écrasement des dimensions précédemment remplies par les puissances, cet aplatissement qui réduit les choses et les êtres à l’unidimensionnel, bref ce nihilisme a le plus bizarre effet, qui est de rendre les forces élémentaires à elles-mêmes dans le jeu brut de toutes leurs dimensions, de libérer ce nihil impensé dans une contre-puissance qui est celle d’un jeu multidimensionnel[9]. »


[1] Foucault, Dits et écrits IV, p. 360.

[2] Derrida, « Sémiologie et grammatologie », in Positions, éd. de Minuit, Paris, 1967, p. 38-39.

[3] Derrida, Khôra, Galilée, Paris, 1993, p. 45.

[4] Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, p. 261.

[5] Heidegger, Introduction à la Métaphysique, p. 76-77.

[6] Khôra, op. cit., p. 24.

[7] Ibid., p. 25.

[8] M. Foucault, « Le Langage de l’espace », in Critique, n°203, avril 1964.

[9] Deleuze, « Faille et feux locaux » in L’île déserte, op. cit., p. 224.

Espaces et jeux I – Les espaces de jeux

Les jeux de la penséeLe ludique apparaît  à la faveur de deux occupations langagières non dénuées de gravité : la pensée et la poésie permettent de sauter  hors d’un domaine [1] pour regagner cette libre vastitude où la présence des choses ne peut être ramenée au domaine de la causalité, aux raisons fondatrices. « La rose fleurit parce qu’elle fleurit » nous dit la sentence du poète qui se joue de la parole demandant des comptes et calculant selon la ratio dans l’espace de l’homogénéité quantitative et de la multiplicité actuelle.

Nous obligeant à suivre la déroute du signifié dans la biffure du signifiant, le jeu vient briser le lourd travail du concept comme processus négatif : en ce sens, il est émancipateur, ouverture. D’où le sentiment de liberté  d’une pensée, qui joue entre les plis du langage le jeu de la trace et de sa disparition. L’espace de jeu est un libre espace.

Le jeu ne vient pas de l’extérieur pour s’arrêter à la surface des mots. C’est dans l’être ludique de la langue elle-même que le jeu trouve les conditions de son déploiement, loin de tout arbitraire  humain: il s’agit de prêter l’oreille à ce que l’habituel, en nous enivrant, tend à occulter et d’y remédier par un nouveau jeu, par une ivresse contraire : « Cette ivresse fait partie du jeu sublime et dangereux auquel l’être du langage nous expose. Est-ce jongler avec les mots que d’être attentif au jeu du langage et, ce faisant, d’entendre le dire propre du langage à travers son parler [2] ? »

C’est avec les accentuations qu’elle fait subir aux paroles fondamentales que la pensée opère les sauts lui permettant de regagner l’espace de jeu impensé de la métaphysique : celui de la dispensation et du retrait de l’être, de l’entrée en présence et du mouvement de retrait, du pli et de la différance. Le lieu de la disjonction de l’actuel et du virtuel, de l’être et de l’étant est appelé par Heidegger « l’Espace des espaces ». Le grand Saut, celui par lequel « la pensée mesure toute la portée et la grandeur de ce jeu où se joue notre condition d’hommes [3] », devrait nous délivrer complètement de l’essence traditionnelle de la pensée et nous projeter au cœur de ce que la métaphysique a été jusque-là incapable de penser.

« Si nous écoutons le principe de raison accentué de la seconde manière et si nous méditons ce qu’il dit, notre méditation est alors un saut et à vrai dire, un saut qui mène loin et qui fait entrer la pensée dans le Jeu de Ce où l’être jouit comme être de son repos [4]. »

La nouvelle accentuation donnée à la principale proposition métaphysique, c’est-à-dire à la proposition qui fonctionne comme Grundsatzt et qui assure son terrain à l’ensemble de l’idéologie occidentale en tant que Métaphysique de la présence et de l’identité : « Rien n’est sans une raison qui le fonde suffisamment », devient : « Être et raison (fond) : le Même. »  Le principe de raison suffisante (bien lu) nomme la mêmeté de la pensée et de l’être en ramenant l’être au sans-raison, puisque rien ne fonde le fondement de la totalité des étants : « il est désormais impossible de ramener l’être à un terrain, au sens où l’étant est un pareil terrain, et de l’expliquer par lui [5]. » Le jeu entend le lieu de la disparition de tout “parce que”, car étant lui-même le sans “pourquoi”, il n’admet aucune raison mais continue à se dispenser tout en aimant le retrait : « Le saut traverse tout l’espace qui s’étend entre l’être et l’étant [6]. » Or c’est dans ce pli de la différence  être/étant que l’homme est en mesure d’établir un séjour créateur et historial.

Le jeu « politique » – « La polis est le site de la pro-venance, le là dans lequel, à partir duquel, et pour lequel la pro-venance pro-vient. À ce site de l’histoire appartiennent les dieux, les temples, les prêtres, les fêtes, les jeux, les poètes, les penseurs, le roi, le conseil des anciens, l’assemblée du peuple, l’armée et la marine [7]. » Le jeu est le propre de la polis à laquelle appartiennent aussi ceux qui dirigent les hommes, leurs mots, leurs fêtes ainsi que leurs guerres. Or poètes, penseurs, prêtres, rois et soldats, et joueurs sont : « éminents dans le site de l’histoire, ils deviennent en même temps apolis, des hommes sans ville ni site, solitaires, in-quiétants, sans issue au milieu de l’étant en son ensemble, ils deviennent en même temps des hommes sans institutions ni frontières, sans architecture ni ordre, parce que, comme créateurs, ils doivent toujours d’abord fonder tout cela [8]. »

Tel un héros mystique sensible à l’appel de l’Ouvert, l’étranger (atopos) revient de l’abîme en quête d’une terre où fonder (gründen) signifie : trouver le sol et l’espace pour la fête, le jeu, les actions, les œuvres et les guerres. Gründen n’est plus la raison au sens du fondement logique de la ratio humaine. Le mot est reconduit par Heidegger à son origine comme « humus de la terre », « terrain-bas. » Au lieu de fonder sur des raisons, le poète, le penseur, le prêtre, le roi, le soldat doivent fonder sur la terre – ce qui du coup signifie : sous le ciel.

Le jeu théïologique Or les dieux, l’habitation, l’œuvre et l’action n’ont rien d’un jeu futile à quoi s’opposerait le sérieux des affaires humaines : la frontière entre un espace du sacré où convergent l’action (praxis) et les ouvrages (erga), et un espace de jeu fantaisiste dont la légèreté serait réservée aux jardins d’enfants n’a rien d’originel. On remarquera que dès le début de l’histoire, dans son éveil mythologique, un lien privilégié unit le jeu avec le sacré – etdans cette mesure même dans les religions monothéistes Dieu n’aura travaillé que six jours. Si le sacré est lié au jeu, c’est aussi parce que les dieux immortels, ne connaissant pas la douleur du travail, s’amusent de l’existence des mortels comme de jouets. Le jeu des dieux est le principe explicatif qui gît au cœur des guerres humaines. Mais la totalité des étants, les dieux inclus, est elle-même prise dans le jeu unique et initial du monde.  Tous les joueurs et les combattants sont dépassés par l’instance secrète qui aime à se cacher : le logos à propos duquel Héraclite parle indifféremment de jeu ou de polemos.

Le jeu cosmologiqueAvec Héraclite, guerre et jeu se situent au-dessus de l’humain et du divin : « le combat pensé par Héraclite est ce par quoi tout d’abord l’étant se sépare en s’affrontant, ce par quoi d’abord position, état et rang sont occupés dans l’ad-ester (anwesen). Dans une telle dis-cession s’ouvrent des failles, des distances, des espaces et des jointures. Dans le s’expliquer-l’un-avec-l’autre naît le monde [9]. » Le monde naît donc entre une multi-plicité d’espaces, dans le khôrismos initial où il y a lieu donné, lieu aux dieux, lieu aux hommes, lieux aux choses, pour la présence ou pour l’absence. La donation comme mouvement libre de tout donateur et de tout récepteur est jeu du monde, tenant ensemble les hommes, les dieux, la terre et le ciel : « Ce jeu qui fait paraître, le jeu de miroir de la simplicité de la terre et du ciel, des divins et des mortels, nous le nommons « le monde » (…) L’être de la Quadrature est le jeu du monde [10]. » Or, la manifestation de ce jeu tient à la préservation des choses comme lieux gisant dans la contrée.

Le jeu des lieux (avec l’œuvre d’art comme centre) donne lieu au combat du monde et de la terre, combat par lequel terre et monde apparaissent en ce qu’ils ont de propre. Si cette différence entre terre et monde ne recouvre pas la distinction de l’histoire et de la nature, c’est parce que le monde est le jeu des quatre, et c’est à l’intérieur de ce jeu que survient un combat de l’un contre les trois autres, autrement dit : la terre entre dans un combat contre le ciel, les mortels et les immortels. Elle s’oppose aux trois autres mais du coup à elle-même en tant que partie du cadre. Supportant la faille, elle laisse advenir le combat qui s’ex-pose comme sculpture, architecture ou chant poétique. L’energeia apparaît comme l’inauguration de la faille où a lieu l’apparition et la disparition d’un monde.

Mais si « le Monde mondifie », si « l’espace espace » alors on serait tenté de recourir à la tautologie pour entendre “le jeu du monde” – en ce cas, on dira : « le jeu joue » ; ou mieux encore, dans l’écoute du grec : paizein, jouer, est l’acte par excellence du pais, l’enfant.


[1] Comme par exemple, dans le cas où l’arbre était laissé en son lieu, nous devons accomplir un saut hors des sciences et de l’espace construit par celles-ci autour de l’arbre.

[2] Qu’appelle-t-on penser ?,op. cit., p. 134.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Le principe de raison, trad. A. Préau, Gallimard, Paris, 1962, p. 239-240.

[6] Ibid., p. 179.

[7] Introduction à la métaphysique, p. 159.

[8] Ibid.

[9] Introduction à la métaphysique, p. 72. (Nous soulignons.)

[10] Essais et conférences,p. 214-215.