Le caractère cinématographique de la perception (2- Perception et mémoire)

Perception et Mémoire

Le but de Matière et Mémoire est le dépassement des principales oppositions métaphysiques : (1) celle de l’étendue matérielle et de l’inétendu. Créée de toute pièce par l’entendement, cette dualité se rapporte à deux tendances qui se co-appartiennent dans l’extension indivisée de la perception coextensive à la matière ; (2) celle de la qualité et de la quantité : puisque la conscience perceptive ne s’ajoute pas aux choses, les sensations ne sont pas des affections inextensives représentant dans le théâtre de la conscience des changements homogènes dans l’espace ; et puisque la divisibilité de la matière est relative, il n’y a aucun sens à considérer les atomes autrement que comme un schème pratique et provisoire. Enfin l’opposition entre l’homogénéité des mouvements et l’hétérogénéité des qualités, suppose une conception abstraite du mouvement : en le pensant comme l’accident d’un mobile, on en occulte la réalité.

« Une seule hypothèse reste donc possible, c’est que le mouvement concret, capable, comme la conscience, de prolonger son passé dans son présent, capable, en se répétant, d’engendrer les qualités sensibles, soit déjà quelque chose de la conscience, déjà quelque chose de la sensation » (MM, p. 375-376/ 278).

La perception concrète est un mixte de perception pure et de mémoire pure. En tant que mémoire, elle résume une multiplicité énorme de moments dans une sensation actuelle qui se prolonge en mouvements corporels. L’idée de tension permet ainsi d’atténuer la différence entre les qualités sensibles données par la sensation et les changements calculables dans l’espace ; (3) d’où la relativisation de la troisième opposition : la différence de la liberté et de la nécessité. Il s’agit d’une différence de degrés  en ce sens que le rythme de notre durée est plus tendu que l’écoulement des choses où règne la répétition et l’équivalence des moments. Entre l’esprit et la nature il n’y a pas de distance infranchissable : la nature est comparable à une conscience latente, tandis que l’intelligence est formellement esprit mais matériellement naturelle. Les mécanismes dans lesquels nous prenons la nature en filet ne sont que le signe d’une identité, ou sinon d’une insertion de l’esprit dans la matière dont il ne diffère qu’en degrés, mais dont il s’éloigne pour se retrouver lui-même en remontant la pente des habitudes motrices et sauter dans la mémoire pure.

En pensant un mouvement unique de différenciation qui se détend au point de devenir matière et qui se contracte au point de devenir esprit, la  matière étant une durée infiniment détendue, la mémoire son degré le plus contracté, Bergson résout la distinction ontique dans la différence extatique du virtuel et de l’actuel, dans le pli de l’être-passé et de l’étant-présent. D’où les paradoxes apparents d’une Mémoire qui est d’un côté psychologique et d’un autre côté ontologique, une mémoire-habitude inspirant le devenir matière de la conscience et une Mémoire pure aspirant en son fond son « retenir » spirituel.

Le troisième chapitre de Matière et Mémoire constitue à bien des égards une complication extrême de l’image de la durée telle qu’elle a été esquissée dans l’Essai. Les deux thèses fondamentales sont :

– Le passé n’est pas un ancien présent.

– Le présent est passé en même temps que présent.

Que le passé préexiste au présent, cela se comprend sur le plan psychologique, par la différenciation entre la sensation et le souvenir, et par la différence entre le souvenir pur inconscient et le souvenir-image. Un x dont je n’ai aucune représentation devient image pour se confondre avec ma perception : en passant de l’état virtuel à l’actualité le souvenir pur désincarné s’incorpore dans la réalité pour donner ainsi une épaisseur à la sensation présente dont il emprunte la chaleur. Un élément inconscient se matérialise dans un élément psychologique actuel qui se prolonge en sensations et mouvements. Matérialisation et incarnation sont les deux directions d’un mouvement continu qui part du passé virtuel et finit dans le présent actuel. Entre l’actuel et le virtuel, la différence n’est pas de degré. Le souvenir n’est pas l’image affaiblie d’une sensation passée, car la perception ne devient pas souvenir dans un mouvement de régression vers le passé, mais le souvenir devient actuel par un mouvement de progression du passé au présent.

Afin de rappeler un souvenir, je n’ai pas à consulter une marque présente dans laquelle il serait logé, autrement le passé serait quelque chose d’actuel. C’est pourquoi, je ne saisirais jamais un souvenir-image si je ne suivais pas le mouvement de matérialisation du souvenir pur. Il s’agit ainsi de se préparer pour « accueillir[1] » le souvenir, en accomplissant d’abord un saut « dans le passé en général, puis dans une certaine région du passé[2] ». Ce mouvement du général au particulier, la matérialisation, l’incarnation et la régionalisation de la mémoire pure par la perception n’introduisent-ils pas un ensemble d’éléments impurs dans l’esprit ? C’est en effet l’effort pour rendre un souvenir utile qui provoque cette série d’opérations. Le présent rappelle le passé mais le passé en s’actualisant se transforme : il est dénaturé, altéré. Le fait de devoir se placer d’emblée dans le passé[3] ne consiste pas à aller trouver le souvenir en un lieu virtuel et de le ramener comme Orphée cherchant sa bien aimée du fond des Enfers. Il s’agit d’un effort pour rendre actif tel souvenir précis. Autrement le passé tout entier passerait les portes qui le retenaient dans les ténèbres du virtuel et remonterait jusqu’au présent actuel si la conscience ne devait pas laisser passer uniquement le souvenir utile. Deleuze distingue entre l’appel au souvenir comme le saut par lequel je m’installe dans le passé en général et le rappel de l’image lorsque je suis déjà installé à un niveau précis du passé[4]. On pourrait parler d’une invocation suivie d’une évocation comme dans une séance de spiritisme. Pour que l’invocation ne soit pas entendue par des revenants indésirables, il faut resserrer l’appel autour d’une région déterminée du passé à partir de laquelle le souvenir approprié à la situation pourrait apparaître dans le présent. Lorsque Bergson décrit le passé comme inagissant, cela ne revient pas à en affirmer l’inertie. La Mémoire avec la totalité du passé exerce une poussée pour s’insérer dans l’état présent[5]. Son impuissance n’est pas autre chose qu’une marque d’inutilité et de son inextension que son actualisation en image est susceptible de modifier en l’insérant dans le présent extensif de la perception sensorimotrice.

L’actualité n’est pas le caractère de l’être, mais de l’étant. Ce qui est est toujours au présent, mais le est lui-même est passé en tant que lieu où se rassemble, enroulé sur lui-même, l’être de l’étant-présent. Lorsque Bergson dit que l’être est passé, il ne s’agit pas de dire que le virtuel est l’étant véritable. La différence de nature entre passé et présent semble quelque fois se ramener à la différence entre un temps déjà écoulé et l’instant où le temps s’écoule[6] – un présent qui se déroule et un passé entièrement déroulé. Le passé a cessé d’être utile comme s’il l’avait été dans un présent disparu[7]. C’est que Bergson ne prend pas pleinement conscience de son intuition en cherchant à la traduire dans un langage inapproprié, car il refait du passé un ancien présent. Si le passé avait été de l’entièrement déroulé, c’est qu’il avait été un présent. En quoi dès lors se distinguerait-il radicalement du présent autrement que par degré ? Le déjà écoulé et le fait de l’écoulement valent sans doute du point de vue psychologique, mais ce point de vue fait dire à Bergson le contraire de ce qu’il voit. Le passé lui même aurait pu être dit entrain de s’écouler et le présent déjà écoulé – mais ce paradoxe devait paraître trop excentrique pour que Bergson, mû par un désir de rester en accord avec le sens commun, puisse l’affirmer en toute franchise. En quittant l’état de souvenir pur pour se confondre avec une partie du présent, le passé n’est justement pas du déjà déroulé et le présent un déroulement. De même, le passé exerce une poussée constante pour entrer dans le présent mais il est inagissant du fond du virtuel. Ces hésitations dans l’analyse relèvent sans doute d’un effort pour dire ce qui n’a pas encore été pensé. C’est du moins le mérite de Bergson d’avoir tenté de trouver les mots pour exprimer ce que la tradition n’avait jusque là pas réussi à voir.

Nous en venons au second « paradoxe » qui exprime l’ambigüité de la démarche bergsonienne qui risque à chaque fois de toucher du doigt le sens ontologique du temps mais retombe finalement dans une description dérivée et vulgaire : le passé dans sa totalité coexiste avec le présent. Pour montrer comment il n’est pas aboli mais se conserve en soi « à l’état latent[8] », Bergson doit recourir à une image géométrique et à une analogie entre le temps et l’espace. On peut se demander si la Mémoire ne spatialise pas la durée d’une façon telle qu’espace et temps s’accordent enfin. Peut-être que ces images assouplissent-elles déjà le concept d’espace. Les trois figures géométriques que Bergson propose tour à tour au troisième chapitre de Matière et Mémoire, celle du segment AD qui part du souvenir pur et finit dans la perception pure en passant par le souvenir image, et que l’associationniste coupe au milieu[9] ; celle des deux lignes perpendiculaires AB (ligne objective des choses aperçues et inaperçues dans l’espace), et CI (ligne subjective sur laquelle s’échelonnent les souvenirs)[10] ; et enfin la célèbre image du cône renversé SAB dont le sommet S qui s’insère sur un plan P représente le présent, c’est-à-dire la conscience de mon corps au centre de l’univers matériel, et la base AB le passé immobile, presque spatialisé, dans lequel les souvenirs s’accumulent par additions successives[11].

Cette immobilité du passé et la mobilité du présent ne se laisse pourtant pas ramener à une opposition du statique et du dynamique, car c’est l’ensemble du cône qui est dynamique. L’image des deux lignes signifie quant elle la coexistence de toutes les images du monde matériel non actuellement aperçues d’une part et en même temps la contemporanéité de cette ligne avec tous les états psychologiques qui coexistent avec le présent de la conscience d’autre part. La description que Bergson donnait de la matérialisation du souvenir pur et de l’incarnation du souvenir-image avec la première figure est corrigée ici : le souvenir a seulement l’air d’un revenant[12] mais en réalité il adhère d’emblée au présent perceptif qui se dédouble en passé et en avenir.

« Le même instinct, en vertu duquel nous ouvrons indéfiniment devant nous l’espace, fait que nous refermons derrière nous le temps à mesure qu’il s’écoule[13]. »

Il s’agit de fustiger l’illusion selon laquelle l’espace est un principe de conservation pour ce qui prend place en lui et le temps un principe de destruction pour ce qui succède en lui – de là l’apparence que le souvenir est un revenant et que sa remémoration procède d’une « résurrection capricieuse[14] », alors que l’oubli est en fait le rejet de l’inutile par l’actuel et l’agissant. L’espace se rapporte au contraire à l’imminence des actions futures du corps propre. Si le passé caractérise la clôture du temps, son immobilité fondamentale, l’avenir constitue un schème spatial d’ouverture et de mouvement : les parties de l’univers matériel qui ne sont pas perçues sont remplies de menaces et de promesses – Heidegger s’en souvient sans doute lorsqu’il décrit la venue du danger comme le mouvement d’approche depuis la contrée. La distinction entre la majeure partie du monde matériel qui est hors du champ perceptif et l’inconscient psychologique est « toute relative à l’utilité pratique et aux besoins matériels de la vie[15] » mais ce n’est pas « une distinction métaphysique[16] ».

À la différence de la seconde figure qui affirme l’existence dans le monde subjectif et dans le monde objectif de ce qui est en dehors de la conscience, l’image du cône signale la survivance intégrale des souvenirs dans la mémoire, c’est-à-dire qu’elle montre comment le passé dans sa totalité (dont l’ensemble se répète à tous les niveaux jusqu’à sa base) coexiste avec mon présent sensorimoteur (la pointe) qui s’insère dans le monde matériel (le plan). Il ne s’agit pas de ramener la distinction du passé et du présent à une différence du plus ou du moins selon qu’on s’éloigne du plan et que les souvenirs s’étagent en régions indépendantes de plus en plus larges à mesure qu’elles s’éloignent du présent figurant la pointe du progrès du passé vers le futur. En fait, le cône représente différents niveaux de contraction du passé : du passé rêvé au passé contracté en habitudes, il y a toute la distance de la Mémoire à la matière, de l’état virtuel passant par différents plans de conscience à la matérialisation d’une perception actuelle, du souvenir pur à l’état présent agissant, de la contemplation du passé au présent sensori-moteur. Lorsque Bergson dit que la Mémoire est le degré le plus contracté de l’esprit et que la matière est une durée infiniment détendue, il n’y a pas de contradiction avec cette idée selon laquelle le degré le plus contracté du passé s’insère dans le présent sensori-moteur. À la pointe du cône, la contraction de l’esprit est relative à la mémoire habitude, tandis que la base correspond de l’autre côté à une dilatation de la Mémoire pure dans le passé spirituel. Le plan dans lequel s’insère le degré le plus contracté de l’esprit se rapporte au rythme extrêmement relâché de la durée. Étendue dans l’espace, la matière est un présent qui recommence sans cesse ; détendue dans le temps, la Mémoire pure est un passé définitif qui a cessé de se faire pour appartenir à l’être. Pourtant, sans ce fond virtuel, rien ne pourrait se faire, l’actualité du présent est toute entière adossée à la Mémoire. C’est par l’appel au souvenir pur que l’action se déploie dans le monde. Réciproquement, l’état sensorimoteur de la conscience actuelle, « oriente la mémoire, dont il n’est au fond que l’extrémité actuelle et active[17] ».

De même que le souvenir pur diffère en nature du souvenir image, la Mémoire pure qui se meut dans le passé définitif et se caractérise par la databilité, au sens où chaque événement a sa place dans le temps, se distingue de la mémoire-habitude qui est le principe de notre adaptation au présent parce qu’elle joue le passé sans besoin de l’évoquer, autrement dit d’en rappeler l’image. Elle se meut dans un présent qui recommence sans cesse. La distinction entre le pur souvenir et l’image-souvenir ne correspond pas à la distinction apparue au deuxième chapitre de Matière et Mémoire, celle entre souvenir spontané et souvenir acquis. Le souvenir spontané est l’image. Puisque l’évocation transforme le pur passé en image actuelle et que la mémoire habitude fixe les images dans l’organisme sensorimoteur, il y a bien une troisième mémoire que Bergson ne dégage pas explicitement mais que la logique même de sa description met en avant : la Mémoire ontologique. Elle fonde les deux mémoires qui en procèdent dans l’actuel, pour rapporter le passé au présent, qu’il soit imaginé ou joué, représenté ou agi. Représentation et action nomment deux manières pour la conscience de se rapporter à l’étant, et en tant que telles, elles présupposent l’arrachement de la subjectivité à elle-même.


[1] MM, p. 277/ 148 : « nous nous disposons simplement ainsi à le recevoir en adoptant l’attitude appropriée. »

[2] MM, p. 276/ 148.

[3] MM, p. 278/ 150.

[4] Deleuze, Le bergsonisme, op. cit., p. 59.

[5] MM, p. 307/ 187.

[6] MM, p. 280/ 152 et p. 292/ 167.

[7] MM, p. 291/ 166.

[8] MM, p. 283/ 156.

[9] MM, p. 276/ 147.

[10] MM, p. 285/ 159.

[11] MM, p. 293/ 169.

[12] MM, p. 286/ 161.

[13] MM, 286/ 160-161.

[14] MM, p. 287/ 162.

[15] MM, p. 286/ 160.

[16] Ibid.

[17] MM, p. 307/ 187.