Temps et liberté

De la psychologie à la métaphysique

Le second chapitre de l’Essai sur les données immédiates de la conscience constitue la jonction entre la critique de la notion d’intensité psychologique et la question de la liberté, laquelle est liée, comme l’indique le titre du chapitre, au problème de « l’organisation des états de conscience ». Avant d’engager une explicitation du mode d’être de l’esprit selon la liberté, Bergson a dû en premier lieu écarter le faux problème des grandeurs intensives puis établir la nature de la conscience comme durée. Dans le premier chapitre, divers états psychologiques auxquels s’applique la notion d’intensité ont été considérés isolément : les sentiments profonds, les sentiments esthétiques, l’effort musculaire, l’attention, les émotions violentes, les sensations affectives et représentatives, de son, de poids et de lumière. Avec l’introduction de l’idée de durée, il s’agit plutôt d’éclairer la conscience comme totalité concrète. Il n’est plus question de traiter des « états psychologiques » mais de « la multiplicité des états de conscience » selon les deux niveaux de la surface et de la profondeur : le moi superficiel qui se représente dans l’espace, où chacune de ses parties se distingue des autres selon une extériorité réciproque, et le moi fondamental qui vit dans la pure durée, où ses éléments constitutifs se fondent les uns dans les autres.

La place centrale de la durée tient ainsi la structure d’ensemble d’un ouvrage savamment ficelé pour accomplir le passage de la psychologie à la métaphysique. Dès l’introduction de l’Essai, Bergson nous prévient que le problème de la liberté a été choisi parce qu’il se pose à fois en métaphysique et en psychologie. Or, ces deux disciplines ont tendance à se contredire dans la mesure où leurs intérêts divergent. En renvoyant dos à dos les déterministes et les partisans du libre-arbitre, Bergson veut surmonter l’opposition entre science et philosophie, puisqu’il s’agit de montrer qu’on peut connaître avec précision les faits de conscience sans sacrifier la liberté, et qu’on peut à l’inverse affirmer la liberté de l’esprit sans pour autant renoncer à la connaissance positive. Pour l’associationnisme qui considère les différents moments de la vie psychique comme étant extérieurement liés, toute action serait l’effet d’une nécessité mécanique. Mais, en réduisant la liberté au choix entre des possibles extérieurs au moi qui se les représente, les philosophes du libre-arbitre échouent à penser la création libre du possible dans la dynamique interne de la conscience. Que la conscience dure, il ne s’agit pas là d’une hypothèse dont on aurait à vérifier l’application à un problème métaphysique particulier, mais bien d’un fait – d’une donnée immédiate qu’il est impossible aussi bien au savant qu’au philosophe de ne pas reconnaître.

Si la région psychique constitue le domaine thématique de la recherche, l’enjeu en est donc la reformulation du problème de la liberté selon la durée. Que la solution d’un tel problème dépende d’une juste compréhension du temps, voilà qui peut à première vue sembler étonnant. C’est pourtant cette compréhension qui a manqué à toute la tradition qui mêlait plus ou moins confusément ces deux notions sans jamais thématiser de manière expresse leur rapport. Pendant que nous choisissons, le temps ne poursuit-il pas son cours, nous poussant dans l’urgence, parfois nous retenant, ou alors à l’inverse rendant obsolètes certains de nos choix ou encore nous faisant regretter nos indécisions ? Il suffit de penser au fondement « kairologique » de l’action avec l’importance du moment opportun (kairos) dans la décision pratique chez Aristote. Le temps de la délibération sert à retarder l’agir, freinant ainsi l’automatisme d’une réaction instantanée par rapport aux excitations reçues. Non seulement la conscience est capable d’attendre avant d’agir, elle fait du coup augmenter la part d’imprévisibilité du réel. Une action est d’autant plus libre qu’elle met en échec toute tentative de la déduire de tout ce qui la précède. L’indétermination de l’avenir est essentielle pour affirmer la liberté, et c’est pourquoi ses adversaires ont besoin plus que tout de démontrer la nécessité du cours des choses, supprimant par là une dimension fondamentale du temps : l’avenir. Mais, en considérant d’un point de vue rétrospectif l’action comme déjà accomplie et non du point de vue de son accomplissement, en définissant la liberté comme un tranchement entre des possibles prédonnés, les défenseurs du libre-arbitre eux-mêmes donnent raison aux déterministes. Le mouvement rétrograde du vrai que Bergson décrit dans La Pensée et le Mouvant comme le mirage du présent dans le passé ne concerne pas seulement les événement qui ont déjà eu lieu. Il s’illustre également dans le problème logique des futurs contingents : il est impossible pour ce qui va arriver de ne pas arriver, s’il est vrai que cela va arriver. En vertu de la vérité ou de la fausseté des énoncés portant sur le futur, tout ce qui arrive est prédéterminé. La bataille aura lieu demain parce que la valeur de vérité de cette proposition ne peut changer dans le temps. On nie ainsi la liberté au nom d’une pseudo-éternité de la vérité. Mais, et c’est tout le sens de la position bergsonienne, rien n’est changé à la posture fondamentale de cette thèse si on remplace la nécessité logique par la possibilité : en disant la bataille une fois réalisée aurait pu ne pas se produire, on pense qu’elle devait préexister à sa réalisation à titre de possible. Pour Leibniz, qui distingue vérités de fait contingentes et vérités de raison nécessaires, s’il n’est pas contradictoire qu’Adam n’ait pas péché, cela est du moins nécessité par l’exigence morale de compossibilité qui assure, grâce au calcul infini de Dieu, l’existence du meilleur des mondes possibles, celui qui comprend l’Adam pécheur. Mais celui-ci aurait pu, si néanmoins il avait existé dans un autre monde, ne pas pécher. Si la liberté est maintenue par Leibniz, c’est parce qu’une autre action demeure possible quoiqu’elle soit actuellement incompossible avec la totalité des actions du monde existant. Dans ce développement prédéterminé des possibles, le temps joue le rôle d’un ordre de succession pour tous les changements dont s’aperçoit la substance.

Si Leibniz prépare la définition kantienne du temps comme forme de l’intuition, le philosophe critique va en revanche devoir affirmer le sens cosmologique de la liberté qui le conduit d’abord à penser celle-ci sur le modèle d’un surgissement spontané, d’un événement qui bouleverse le cours ordonné causalement du temps. La liberté introduit une brèche dans le déterminisme qui caractérise la succession objective des phénomènes physiques et menace par là tout le système, dont elle est censée être la clef de voûte. La célèbre solution kantienne est de séparer temps et liberté, de leur imposer le khôrismos, et de se faciliter pour ainsi dire la tâche en concluant que le temps ne joue que dans l’ordre phénoménal alors que la liberté appartiendrait au monde nouménal. De cette liberté nous n’avons aucune intuition qui permette de l’appréhender dans le cadre de l’espace et du temps, ce qui rend impossible de la démontrer ou alors de la nier, mais (et voilà la ruse insupportable et géniale du kantisme) rien n’interdit de la postuler. Au final, la liberté ne s’éprouve-t-elle pas comme le besoin propre d’une raison devenue majeure et qui ne peut supporter l’asservissement et la tyrannie ? Bien qu’atemporelle, elle doit donc se conquérir dans une histoire, quand elle n’est pas ce qui fait l’Histoire : celle précisément dans laquelle, il devient possible pour Hegel d’assister à la venue à soi de l’esprit absolu. Selon la perspective de l’« historidicée », le temps figure un lieu de chute où l’esprit tombe pour endurer la souffrance infinie de son enfantement. C’est un facteur de déchirement, un principe de séparation dont la venue à bout finale se confondrait alors à la fois avec la conquête pleine de la liberté et avec la fin de l’Histoire.

Pour conclure, on peut dire que les Mégariques suppriment temps et liberté, Leibniz les relativise, Kant les sépare et Hegel les confronte. Seul Aristote a peut-être pu penser l’heureuse rencontre du temps et de la liberté, si seulement les efforts de l’agent ne devaient pas compenser la contingence du monde sublunaire, c’est-à-dire une fois encore, compromettre le temporel en prenant pour modèle l’éternité du premier moteur immobile. Quoiqu’il en soit, ces diverses problématiques signalent un lien traditionnel constant entre les deux ordres de questions. Mais tout se passe comme si le nœud de la difficulté était d’admettre et de concilier deux concepts opposés. Pour Bergson, il n’est besoin d’aucune tentative dialectique pour penser le rapport du temps et de la liberté, car la liberté est la ratio cognoscendi de la durée et la durée est la ratio essendi de la liberté. Lorsque la traduction anglaise du titre par Time and Freewill (ou allemande par Zeit und Freiheit) pose ensemble les deux concepts, il s’agit tout comme pour cet autre titre qu’est Être et Temps, de signaler une conjonction structurelle : la liberté doit être ressaisie dans et à travers la durée. Toutes les autres tentatives conduisent soit à des impasses par où la liberté est niée, soit à une mécompréhension de son essence. D’où la nécessité de dépasser l’idée traditionnelle qu’on se fait du temps comme d’un temps qui ne passe pas au profit de l’idée de durée hétérogène et continue, pour, en contrecoup, délivrer le vrai concept de liberté – celui qui la définit comme une action créatrice à la fois de possibilités et de réalité et non pas comme une simple faculté de choix.

La durée libérée

Le retour à la conscience immédiate souligne l’échec de la physique mathématique à rendre compte du temps réel et de toute tentative de démontrer la liberté. On peut tout au plus la montrer, la saisir dans son accomplissement. Parce qu’on ne peut prévoir un acte libre ni l’expliquer rétrospectivement par des raisons après coup, c’est par l’action seulement que je connais ma liberté, que je prends conscience d’un agir retardé et qui tranche par sa nouveauté sur ce qui précède. Tardive et nouvelle, l’action libre se constate lorsque le moi se laisse aller, c’est-à-dire laisse faire le temps. Or, la conscience retrouve sa durée propre pour peu qu’elle se laisse aller, comme dans le rêve ou dans l’écoute d’une mélodie enivrante. « La vraie durée, celle que la conscience perçoit » (DI, p. 113/ 129) est obtenue dans sa « pureté originelle » (DI, p. 85/ 96) lors des vacillements de la conscience où nous sentons la durée comme une qualité (DI, p. 120/ 137). C’est justement cette différence entre l’état psychologique réfléchi et l’état naïf qui permet de voir la vraie liberté :

« Je crois que nous nous sentons libres, mais que nous nous voyons nécessités, par la raison très simple que la conscience réfléchie n’atteint que le ‘‘tout fait’’, et par conséquent le déterminé, tandis que le sentiment immédiat et inexprimable, nous donne ce qui est entrain de se faire […] c’est dans l’action se faisant, et non pas faite, que réside la liberté. » (DI, p. 87/ 98.) 

Puisque la durée est au principe même de ce qui se fait, elle seule permet de trouver la liberté. Le temps et la liberté doivent être fondés sur le sentiment immédiat que nous en avons, avant toute théorisation par la conscience réfléchie. Celle-ci se révèle inapte à penser le temps comme la maturation de la conscience, et cette maturation comme acheminement vers sa liberté.

« Le moi, infaillible dans ses constatations immédiates, se sent libre et le déclare ; mais dès qu’il cherche à s’expliquer sa liberté, il ne s’aperçoit plus que par une espèce de réfraction à travers l’espace. » (DI, p. 71/ 79).

C’est une véritable entreprise de libération que propose Bergson, dans laquelle il s’agit de surmonter « l’écrasement de la conscience immédiate » (Ibid.) Il y a en effet quelque chose de dramatique dans cette invasion de l’espace dans la durée, puisque les spatialisations nous rendent incapable d’actes libres. Le plus souvent nous vivons à l’extérieur de nous-mêmes, nous ne laissons pas nos résolutions mûrir pour se détacher de nous. Lorsqu’on prétend penser la durée de l’âme sur le modèle de l’intratemporalité des choses extérieures, là où le temps constitue un milieu homogène dans lequel tout semble traîner comme dans un espace indifférent à son essence, on échoue à penser sa causalité propre. On pose pour la causalité psychologique et la causalité physique une même forme de légalité réglant de part et d’autre des rapports uniformes de successions. Or, tandis que l’esprit peut tirer de lui-même plus que ce qu’il n’a, un effet physique ne rajoute rien de plus à la cause. Dans ce dernier cas, le rapport de causalité est  celui d’une identité, tandis que dans le domaine psychologique, le moi et sa vie sont affiliés : l’effet ressemble à sa cause. La distinction entre poéisis et praxis, entre l’action dont l’effet est extérieur à son agent et celle où il lui est intérieur, n’a plus de sens ici :

« Bref, nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve parfois entre l’œuvre et l’artiste » (DI, p.113/129).

La ressemblance n’est pas extérieure aux termes qu’elle relie, elle surgit à même eux. C’est pourquoi l’apparente prévisibilité de mes actions ne tient qu’à ce même air de famille qu’elles comportent avec moi et entre elles. Un acte est libre en tant qu’il est l’expression d’une singularité originale. De fait, s’il est très rare de trouver une existence qui soit authentiquement libre c’est parce que nous ne sommes pas toujours au contact de nous-mêmes et que la plupart de nos décisions ne viennent pas de notre fond : nous nous conformons le plus souvent à ce qu’on veut pour nous. Il faut donc retourner par « un effort vigoureux d’analyse » au-dessous des strates superficielles de notre moi qui s’y accumulent dans la vie en société « pour retrouver ce moi fondamental, tel qu’une conscience inaltérée l’apercevrait (Correspondance, p. 98). »


Le caractère cinématographique de la perception (2- Perception et mémoire)

Perception et Mémoire

Le but de Matière et Mémoire est le dépassement des principales oppositions métaphysiques : (1) celle de l’étendue matérielle et de l’inétendu. Créée de toute pièce par l’entendement, cette dualité se rapporte à deux tendances qui se co-appartiennent dans l’extension indivisée de la perception coextensive à la matière ; (2) celle de la qualité et de la quantité : puisque la conscience perceptive ne s’ajoute pas aux choses, les sensations ne sont pas des affections inextensives représentant dans le théâtre de la conscience des changements homogènes dans l’espace ; et puisque la divisibilité de la matière est relative, il n’y a aucun sens à considérer les atomes autrement que comme un schème pratique et provisoire. Enfin l’opposition entre l’homogénéité des mouvements et l’hétérogénéité des qualités, suppose une conception abstraite du mouvement : en le pensant comme l’accident d’un mobile, on en occulte la réalité.

« Une seule hypothèse reste donc possible, c’est que le mouvement concret, capable, comme la conscience, de prolonger son passé dans son présent, capable, en se répétant, d’engendrer les qualités sensibles, soit déjà quelque chose de la conscience, déjà quelque chose de la sensation » (MM, p. 375-376/ 278).

La perception concrète est un mixte de perception pure et de mémoire pure. En tant que mémoire, elle résume une multiplicité énorme de moments dans une sensation actuelle qui se prolonge en mouvements corporels. L’idée de tension permet ainsi d’atténuer la différence entre les qualités sensibles données par la sensation et les changements calculables dans l’espace ; (3) d’où la relativisation de la troisième opposition : la différence de la liberté et de la nécessité. Il s’agit d’une différence de degrés  en ce sens que le rythme de notre durée est plus tendu que l’écoulement des choses où règne la répétition et l’équivalence des moments. Entre l’esprit et la nature il n’y a pas de distance infranchissable : la nature est comparable à une conscience latente, tandis que l’intelligence est formellement esprit mais matériellement naturelle. Les mécanismes dans lesquels nous prenons la nature en filet ne sont que le signe d’une identité, ou sinon d’une insertion de l’esprit dans la matière dont il ne diffère qu’en degrés, mais dont il s’éloigne pour se retrouver lui-même en remontant la pente des habitudes motrices et sauter dans la mémoire pure.

En pensant un mouvement unique de différenciation qui se détend au point de devenir matière et qui se contracte au point de devenir esprit, la  matière étant une durée infiniment détendue, la mémoire son degré le plus contracté, Bergson résout la distinction ontique dans la différence extatique du virtuel et de l’actuel, dans le pli de l’être-passé et de l’étant-présent. D’où les paradoxes apparents d’une Mémoire qui est d’un côté psychologique et d’un autre côté ontologique, une mémoire-habitude inspirant le devenir matière de la conscience et une Mémoire pure aspirant en son fond son « retenir » spirituel.

Le troisième chapitre de Matière et Mémoire constitue à bien des égards une complication extrême de l’image de la durée telle qu’elle a été esquissée dans l’Essai. Les deux thèses fondamentales sont :

– Le passé n’est pas un ancien présent.

– Le présent est passé en même temps que présent.

Que le passé préexiste au présent, cela se comprend sur le plan psychologique, par la différenciation entre la sensation et le souvenir, et par la différence entre le souvenir pur inconscient et le souvenir-image. Un x dont je n’ai aucune représentation devient image pour se confondre avec ma perception : en passant de l’état virtuel à l’actualité le souvenir pur désincarné s’incorpore dans la réalité pour donner ainsi une épaisseur à la sensation présente dont il emprunte la chaleur. Un élément inconscient se matérialise dans un élément psychologique actuel qui se prolonge en sensations et mouvements. Matérialisation et incarnation sont les deux directions d’un mouvement continu qui part du passé virtuel et finit dans le présent actuel. Entre l’actuel et le virtuel, la différence n’est pas de degré. Le souvenir n’est pas l’image affaiblie d’une sensation passée, car la perception ne devient pas souvenir dans un mouvement de régression vers le passé, mais le souvenir devient actuel par un mouvement de progression du passé au présent.

Afin de rappeler un souvenir, je n’ai pas à consulter une marque présente dans laquelle il serait logé, autrement le passé serait quelque chose d’actuel. C’est pourquoi, je ne saisirais jamais un souvenir-image si je ne suivais pas le mouvement de matérialisation du souvenir pur. Il s’agit ainsi de se préparer pour « accueillir[1] » le souvenir, en accomplissant d’abord un saut « dans le passé en général, puis dans une certaine région du passé[2] ». Ce mouvement du général au particulier, la matérialisation, l’incarnation et la régionalisation de la mémoire pure par la perception n’introduisent-ils pas un ensemble d’éléments impurs dans l’esprit ? C’est en effet l’effort pour rendre un souvenir utile qui provoque cette série d’opérations. Le présent rappelle le passé mais le passé en s’actualisant se transforme : il est dénaturé, altéré. Le fait de devoir se placer d’emblée dans le passé[3] ne consiste pas à aller trouver le souvenir en un lieu virtuel et de le ramener comme Orphée cherchant sa bien aimée du fond des Enfers. Il s’agit d’un effort pour rendre actif tel souvenir précis. Autrement le passé tout entier passerait les portes qui le retenaient dans les ténèbres du virtuel et remonterait jusqu’au présent actuel si la conscience ne devait pas laisser passer uniquement le souvenir utile. Deleuze distingue entre l’appel au souvenir comme le saut par lequel je m’installe dans le passé en général et le rappel de l’image lorsque je suis déjà installé à un niveau précis du passé[4]. On pourrait parler d’une invocation suivie d’une évocation comme dans une séance de spiritisme. Pour que l’invocation ne soit pas entendue par des revenants indésirables, il faut resserrer l’appel autour d’une région déterminée du passé à partir de laquelle le souvenir approprié à la situation pourrait apparaître dans le présent. Lorsque Bergson décrit le passé comme inagissant, cela ne revient pas à en affirmer l’inertie. La Mémoire avec la totalité du passé exerce une poussée pour s’insérer dans l’état présent[5]. Son impuissance n’est pas autre chose qu’une marque d’inutilité et de son inextension que son actualisation en image est susceptible de modifier en l’insérant dans le présent extensif de la perception sensorimotrice.

L’actualité n’est pas le caractère de l’être, mais de l’étant. Ce qui est est toujours au présent, mais le est lui-même est passé en tant que lieu où se rassemble, enroulé sur lui-même, l’être de l’étant-présent. Lorsque Bergson dit que l’être est passé, il ne s’agit pas de dire que le virtuel est l’étant véritable. La différence de nature entre passé et présent semble quelque fois se ramener à la différence entre un temps déjà écoulé et l’instant où le temps s’écoule[6] – un présent qui se déroule et un passé entièrement déroulé. Le passé a cessé d’être utile comme s’il l’avait été dans un présent disparu[7]. C’est que Bergson ne prend pas pleinement conscience de son intuition en cherchant à la traduire dans un langage inapproprié, car il refait du passé un ancien présent. Si le passé avait été de l’entièrement déroulé, c’est qu’il avait été un présent. En quoi dès lors se distinguerait-il radicalement du présent autrement que par degré ? Le déjà écoulé et le fait de l’écoulement valent sans doute du point de vue psychologique, mais ce point de vue fait dire à Bergson le contraire de ce qu’il voit. Le passé lui même aurait pu être dit entrain de s’écouler et le présent déjà écoulé – mais ce paradoxe devait paraître trop excentrique pour que Bergson, mû par un désir de rester en accord avec le sens commun, puisse l’affirmer en toute franchise. En quittant l’état de souvenir pur pour se confondre avec une partie du présent, le passé n’est justement pas du déjà déroulé et le présent un déroulement. De même, le passé exerce une poussée constante pour entrer dans le présent mais il est inagissant du fond du virtuel. Ces hésitations dans l’analyse relèvent sans doute d’un effort pour dire ce qui n’a pas encore été pensé. C’est du moins le mérite de Bergson d’avoir tenté de trouver les mots pour exprimer ce que la tradition n’avait jusque là pas réussi à voir.

Nous en venons au second « paradoxe » qui exprime l’ambigüité de la démarche bergsonienne qui risque à chaque fois de toucher du doigt le sens ontologique du temps mais retombe finalement dans une description dérivée et vulgaire : le passé dans sa totalité coexiste avec le présent. Pour montrer comment il n’est pas aboli mais se conserve en soi « à l’état latent[8] », Bergson doit recourir à une image géométrique et à une analogie entre le temps et l’espace. On peut se demander si la Mémoire ne spatialise pas la durée d’une façon telle qu’espace et temps s’accordent enfin. Peut-être que ces images assouplissent-elles déjà le concept d’espace. Les trois figures géométriques que Bergson propose tour à tour au troisième chapitre de Matière et Mémoire, celle du segment AD qui part du souvenir pur et finit dans la perception pure en passant par le souvenir image, et que l’associationniste coupe au milieu[9] ; celle des deux lignes perpendiculaires AB (ligne objective des choses aperçues et inaperçues dans l’espace), et CI (ligne subjective sur laquelle s’échelonnent les souvenirs)[10] ; et enfin la célèbre image du cône renversé SAB dont le sommet S qui s’insère sur un plan P représente le présent, c’est-à-dire la conscience de mon corps au centre de l’univers matériel, et la base AB le passé immobile, presque spatialisé, dans lequel les souvenirs s’accumulent par additions successives[11].

Cette immobilité du passé et la mobilité du présent ne se laisse pourtant pas ramener à une opposition du statique et du dynamique, car c’est l’ensemble du cône qui est dynamique. L’image des deux lignes signifie quant elle la coexistence de toutes les images du monde matériel non actuellement aperçues d’une part et en même temps la contemporanéité de cette ligne avec tous les états psychologiques qui coexistent avec le présent de la conscience d’autre part. La description que Bergson donnait de la matérialisation du souvenir pur et de l’incarnation du souvenir-image avec la première figure est corrigée ici : le souvenir a seulement l’air d’un revenant[12] mais en réalité il adhère d’emblée au présent perceptif qui se dédouble en passé et en avenir.

« Le même instinct, en vertu duquel nous ouvrons indéfiniment devant nous l’espace, fait que nous refermons derrière nous le temps à mesure qu’il s’écoule[13]. »

Il s’agit de fustiger l’illusion selon laquelle l’espace est un principe de conservation pour ce qui prend place en lui et le temps un principe de destruction pour ce qui succède en lui – de là l’apparence que le souvenir est un revenant et que sa remémoration procède d’une « résurrection capricieuse[14] », alors que l’oubli est en fait le rejet de l’inutile par l’actuel et l’agissant. L’espace se rapporte au contraire à l’imminence des actions futures du corps propre. Si le passé caractérise la clôture du temps, son immobilité fondamentale, l’avenir constitue un schème spatial d’ouverture et de mouvement : les parties de l’univers matériel qui ne sont pas perçues sont remplies de menaces et de promesses – Heidegger s’en souvient sans doute lorsqu’il décrit la venue du danger comme le mouvement d’approche depuis la contrée. La distinction entre la majeure partie du monde matériel qui est hors du champ perceptif et l’inconscient psychologique est « toute relative à l’utilité pratique et aux besoins matériels de la vie[15] » mais ce n’est pas « une distinction métaphysique[16] ».

À la différence de la seconde figure qui affirme l’existence dans le monde subjectif et dans le monde objectif de ce qui est en dehors de la conscience, l’image du cône signale la survivance intégrale des souvenirs dans la mémoire, c’est-à-dire qu’elle montre comment le passé dans sa totalité (dont l’ensemble se répète à tous les niveaux jusqu’à sa base) coexiste avec mon présent sensorimoteur (la pointe) qui s’insère dans le monde matériel (le plan). Il ne s’agit pas de ramener la distinction du passé et du présent à une différence du plus ou du moins selon qu’on s’éloigne du plan et que les souvenirs s’étagent en régions indépendantes de plus en plus larges à mesure qu’elles s’éloignent du présent figurant la pointe du progrès du passé vers le futur. En fait, le cône représente différents niveaux de contraction du passé : du passé rêvé au passé contracté en habitudes, il y a toute la distance de la Mémoire à la matière, de l’état virtuel passant par différents plans de conscience à la matérialisation d’une perception actuelle, du souvenir pur à l’état présent agissant, de la contemplation du passé au présent sensori-moteur. Lorsque Bergson dit que la Mémoire est le degré le plus contracté de l’esprit et que la matière est une durée infiniment détendue, il n’y a pas de contradiction avec cette idée selon laquelle le degré le plus contracté du passé s’insère dans le présent sensori-moteur. À la pointe du cône, la contraction de l’esprit est relative à la mémoire habitude, tandis que la base correspond de l’autre côté à une dilatation de la Mémoire pure dans le passé spirituel. Le plan dans lequel s’insère le degré le plus contracté de l’esprit se rapporte au rythme extrêmement relâché de la durée. Étendue dans l’espace, la matière est un présent qui recommence sans cesse ; détendue dans le temps, la Mémoire pure est un passé définitif qui a cessé de se faire pour appartenir à l’être. Pourtant, sans ce fond virtuel, rien ne pourrait se faire, l’actualité du présent est toute entière adossée à la Mémoire. C’est par l’appel au souvenir pur que l’action se déploie dans le monde. Réciproquement, l’état sensorimoteur de la conscience actuelle, « oriente la mémoire, dont il n’est au fond que l’extrémité actuelle et active[17] ».

De même que le souvenir pur diffère en nature du souvenir image, la Mémoire pure qui se meut dans le passé définitif et se caractérise par la databilité, au sens où chaque événement a sa place dans le temps, se distingue de la mémoire-habitude qui est le principe de notre adaptation au présent parce qu’elle joue le passé sans besoin de l’évoquer, autrement dit d’en rappeler l’image. Elle se meut dans un présent qui recommence sans cesse. La distinction entre le pur souvenir et l’image-souvenir ne correspond pas à la distinction apparue au deuxième chapitre de Matière et Mémoire, celle entre souvenir spontané et souvenir acquis. Le souvenir spontané est l’image. Puisque l’évocation transforme le pur passé en image actuelle et que la mémoire habitude fixe les images dans l’organisme sensorimoteur, il y a bien une troisième mémoire que Bergson ne dégage pas explicitement mais que la logique même de sa description met en avant : la Mémoire ontologique. Elle fonde les deux mémoires qui en procèdent dans l’actuel, pour rapporter le passé au présent, qu’il soit imaginé ou joué, représenté ou agi. Représentation et action nomment deux manières pour la conscience de se rapporter à l’étant, et en tant que telles, elles présupposent l’arrachement de la subjectivité à elle-même.


[1] MM, p. 277/ 148 : « nous nous disposons simplement ainsi à le recevoir en adoptant l’attitude appropriée. »

[2] MM, p. 276/ 148.

[3] MM, p. 278/ 150.

[4] Deleuze, Le bergsonisme, op. cit., p. 59.

[5] MM, p. 307/ 187.

[6] MM, p. 280/ 152 et p. 292/ 167.

[7] MM, p. 291/ 166.

[8] MM, p. 283/ 156.

[9] MM, p. 276/ 147.

[10] MM, p. 285/ 159.

[11] MM, p. 293/ 169.

[12] MM, p. 286/ 161.

[13] MM, 286/ 160-161.

[14] MM, p. 287/ 162.

[15] MM, p. 286/ 160.

[16] Ibid.

[17] MM, p. 307/ 187.

Le caractère cinématographique de la perception (1- Perception et intelligence)

Perception et Intelligence

Le problème de la détermination de la perception chez Bergson participe doublement et de part en part du problème du cinéma. Selon Deleuze, on trouverait chez lui deux conceptions contradictoires du cinéma : description d’un monde cinématographique dans Matière et Mémoire. Critique du mécanisme cinématographique dans L’Évolution créatrice. Il faut distinguer le monde en soi cinématographique des images-mouvement et des images-souvenirs de la reproduction cinématographique (Deleuze dirait stroboscopique) du mouvement par l’intelligence.

C’est que dans EC, le cinéma apparaît à l’occasion de la critique des mécanismes intelligents de la perception, inadéquats pour saisir la vie comme élan, alors que MM évoque le cinéma à travers la caractérisation du monde perceptif des images, qui sont elles-mêmes moins que des choses mais plus que des représentations. Le problème de la perception accompagne  ici celui de la mémoire et du monde en tant qu’univers matériel. Dans EC, il sera lié à la genèse de l’intelligence et au monde en tant que monde de la vie. C’est à cette seconde problématique que nous nous intéresserons dans cet article pour prendre mesure à rebours (dans un prochain post) du recul dont Bergson aura fait preuve par rapport à sa première théorie.

1. La perception du mouvement et du changement

La perception commune de la mobilité se règle sur l’intelligence qui détermine le mouvement par ses coordonnées spatiales et le changement par les différents états que traverserait un support ontique : la chose qui change, le mobile. La compréhension traditionnelle du mouvement à partir de séries de positions actuelles trouve son expression la plus pure dans les paradoxes de Zénon d’Élée, élève de Parménide. Ces paradoxes ne sont possibles que dans la mesure où il y a confusion entre mouvement et trajet et où il y a division arbitraire du mouvement : on le découpe « sans tenir compte de ses articulations »[1].

Cette conception spatialisante est au fondement de la tradition occidentale qui a commencé par couper l’être du devenir avec la séparation (khôrismos) entre monde sensible et monde intelligible. Zénon est ainsi aux yeux de Bergson celui qui donne le coup d’envoi de la métaphysique. Mais cette conception éléate provient elle-même d’une tendance naturelle de l’intelligence à se désintéresser de la mobilité pour fixer le mouvement perçu sur un support immobile. Du point de vue de la représentation incisive qui découpe le réel en objets indépendants et en concepts distincts, seules comptent les intervalles qu’on peut glisser sous le trajet du mobile, les positions successives qui permettent de ne retenir du mouvement que la continuité spatiale entre son initiation et son terme : l’absolu est remplacé par du relatif, le point de vue intérieur par lequel l’observateur pouvait sympathiser avec le mobile par un point de vue externe qui trahit une forte dose de ressentiment à l’égard de la réalité sensible et du changement.

Ce qui vaut de notre perception du mouvement local vaut aussi de celle du changement qui est décomposé en états successifs entre lesquels des états plus courts sont insérés pour immobiliser au maximum la mobilité fuyante et rassurer l’intelligence. Dans les deux cas, la représentation d’une série de positions et celle d’une suite d’états impliquent l’idée que le temps lui-même est fait de parties juxtaposées et se réduit à une consécution de maintenant présents, autrement dit de simultanéités superposables dans l’espace et divisibles à volonté. La succession véritable suppose une création, le surgissement du nouveau, alors que la succession dans le temps spatial consiste dans le réarrangement du préexistant. D’où la différence entre le phénomène d’évolution et celui du déroulement[2] : croissance continue des organismes dont les phases se confondent et ne se détachent pas les unes des autres, et un simulacre d’évolution qui se déroule selon l’avant et l’après, et dont les parties distinctes sont montées ensemble une fois qu’on a pris une série de vues sur l’évolué pour créer l’illusion de la continuité et du mouvement.

Cette forme de succession cinématographique est indépendante de la nature des éléments qui se succèdent et peut par suite être considérée comme une espèce de la simultanéité, puisque tout ce qui survient était déjà entièrement co-présent dans la bobine : ce qui succède est ainsi perçu comme une quantité négative dans la mesure où le déroulement n’ajoute rien à ce qui était déjà présent mais ne fait que soustraire les éléments d’un tout fermé et originellement enroulé sur lui-même. C’est pourquoi, quelque soit la vitesse de déroulement d’une bobine, son contenu ne s’en trouvera pas modifié : les mêmes images pourront être projetées et se succéder à un rythme plus ou moins rapide. Pour une conscience autrement contractée que la nôtre, ce serait exactement le même film et par suite notre perception ne ferait que traduire un déficit qu’un kosmothéoros qui aurait le pouvoir suprême de connaître tous les états passés et futurs du monde en même temps, pourrait combler sans peine. La succession de ce point de vue se donne comme une « coexistence manquée[3] » et la durée comme une « privation d’éternité[4] ».

2. Les trois types de devenirs et leurs suspensions

Au changement en général, il faut opposer la spécificité du changement. Bergson distingue trois types de perceptions du mouvement[5] :

1. Celle du mouvement qualitatif (par exemple, le passage du jaune au vert, etc.) ;

2. Celle du mouvement évolutif (qui concerne la croissance d’un vivant, le mouvement de la fleur au fruit, de l’enfance à la vieillesse, etc.)  ;

3. Celle du mouvement extensif (la course de la flèche, boire, manger, se battre, etc.) qui comprend le mouvement simple d’un mobile inerte et le mouvement complexe d’un être vivant.

Notre perception de ces trois espèces de changements qualitatif (altération), évolutif (accroissement/dépérissement) et extensif (translation) obéit à un mécanisme cinématographique au sens où elle consiste à les ranger ensembles et à les réduire en un mouvement unique et impersonnel, sans égard pour leurs particularités respectives, à la façon d’un film dans lequel tous les mouvements sont devenus d’une même nature :

 « Sur la continuité d’un certain devenir j’ai pris une série de vues que j’ai reliées entre elles par le ‘’devenir’’ en général[6]. »

 Bergson souligne la nécessité naturelle et comme renforcée par l’habitude, qui n’est rien d’autre, rappelons-le que la présence de la nature en nous, puisqu’elle facilite notre activité d’insertion dans la matière aux dépens de notre faculté de créer et d’inventer (laquelle implique la reprise « contre-nature » de l’élan vital) de cette méthode introduite en philosophie par Platon et qui sert de base fondamentale à l’exercice du langage et au fonctionnement de la perception. « Nous naissons tous platoniciens[7]. » Platon n’a fait qu’importer en philosophie ce qu’il trouvait naturellement dans la perception et dans le langage :

 « Les Grecs avaient confiance dans la nature, confiance dans l’esprit laissé à son inclination naturelle, confiance dans le langage surtout, en tant qu’il extériorise la pensée naturellement[8]. »

 L’application du mécanisme cinématographique sur le changement qui conduit à privilégier les vues stables sur les différentes mobilités permet d’obtenir :

1. les qualités définissables de la matière dont on extrait celles qui frappent notre sensibilité, et à partir desquelles on peut découper des corps ;

2. les formes idéales des corps dont on tire une essence invariable après avoir retenu les étapes remarquables de leur développement;

3. et enfin le dessin immobile qui sous-tend les actions en voie d’accomplissement de ces corps. Du mouvement simple, on définit les positions locales ; du mouvement complexe, on retient sa fin : « le résultat obtenu ou l’intention qui préside[9] ».

Pour constituer les états du mouvement extensifs, nous avons déjà délimité des corps, mais pour délimiter des corps dans l’étendue nous avons déjà extrait des qualités frappantes de la continuité matérielle. Comme si le passage d’un type de représentation à l’autre correspondait à une intellectualisation croissante de la perception qui va jusqu’à donner l’idée générale de devenir. Qualités, formes et actes désignent ce dans quoi se résout chaque forme de changement avant d’être rapportée à la forme du changement en général – devenir impersonnel.

–       L’instabilité de la matière est résolue dans la fixation des qualités,

–       la continuité fluide du réel dans la discontinuité des formes,

–       le mouvement qui se fait dans la représentation d’un acte tout fait.

Or, il n’y a pas que la perception et l’intelligence qui expliquent ce processus de négation du changement. Le langage offre la qualité toute prête à être attribuée (adjectif), la forme toute faite pour recevoir un nom (substantif), et l’action intentionnée par avance ou déjà terminée (verbe) : les trois catégories de la grammaire (adjectifs, noms et verbes) renforcent ainsi les deux opérations psychologiques que notre intelligence et notre perception accomplissent pour avoir du réel mouvant une vue stable et déterminée.

On voit comment la grammaire de la représentation au fondement de la métaphysique occidentale, repose sur le caractère naturellement cinématographique de notre perception relativement au changement.

Il apparaît que la qualité est obtenue par une suspension du devenir matériel, la forme par celle du devenir vital, et l’acte par celle du devenir extensif comme autant d’abstractions temporelles[10]. La qualité n’est qu’un moment du devenir ; la forme n’est qu’un moment de l’évolution ; quant à l’acte, il est représenté par le moment de sa fin. Point de vue de l’identité, de la généralité et de la communauté. Or, dans le domaine du vivant, il n’y a pas d’identités, mais il y a des ressemblances qui permettent de classer genres et espèces selon la similitude des formes perçues[11] ; dans celui des qualités, il y a une multiplicité de nuances simples et singulières qui précèdent les englobements ou les compositions[12]. Dans le domaine de l’acte, il y a le se faisant avant le tout-fait.

Les paradoxes de Zénon proviennent d’une interprétation du mouvement extensif où la lancée de la flèche et le bond d’Achille sont identifiés avec la représentation de la ligne parcourue. Pour le devenir qualitatif, les trillions d’oscillations rythmant la matière d’une pluralité de changements élémentaires sont condensés et figés par la sensation en une qualité unique, qui nous en donne l’aspect stabilisé (cf. chapitre IV de Matière et Mémoire, notre mémoire intervient pour contracter les qualités sensibles de la matière données à la perception[13]) Puis, nous passons par trois représentations successives : corps, formes, essence. D’abord, notre perception isole des corps dans la continuité mouvante du devenir matériel, À partir de là nous retenons différentes formes marquant des étapes de croissance (au mépris des transitions qui font passer l’individu de l’enfance à l’âge mûr) qu’on détermine comme des arrêts réels dans le mouvement de l’évolution : l’embryon devient enfant, l’enfant devient homme, l’homme devient vieillard.  Nous ne percevons jamais le mouvement vivant qui porte une forme dans l’autre[14].

Au lieu de percevoir le vivant dans sa singulière métamorphose, au lieu de voir, n’en déplaise à Aristote[15], que c’est le devenir lui-même qui est le véritable sujet du changement des formes, nous érigeons une forme moyenne en caractéristique fondamentale que nous appelons « essence », à laquelle vont ensuite survenir des accidents du dehors. L’essence est censée résumer l’ensemble du processus évolutif dans un genre stable et substantiel et qui donne son nom à l’espèce considérée.

3. La perception des ressemblances à la base de la production des idées générales – La pensée et le mouvant

Pour comprendre comment nous généralisons, il faut justement revenir sur la manière dont procède la production intellectuelle des idées à partir des formes et des qualités perçues dans les choses. Dans la deuxième introduction au recueil de La Pensée et le Mouvant, Bergson fonde notre besoin instinctif de fabriquer des genres[16] non pas à partir des états et des choses, mais à partir de « la propriété, commune à ces états ou à ces choses, d’obtenir de notre corps la même réaction, de lui faire esquisser la même attitude et commencer les mêmes mouvements[17]. » C’est donc le caractère sensori-moteur de notre perception en tant que nous sommes une espèce animale qui explique l’origine des idées générales. Et d’abord notre perception des ressemblances. Trois espèces de la ressemblance nous permettent d’identifier des choses par des idées générales, sont distinguées par Bergson – on remarquera que les deux premiers groupes correspondent à la classification des mouvements selon la qualité et l’évolution, seulement l’ordre de présentation est inversé :

1. Les ressemblances proprement dites se trouvent dans l’ordre vital[18]. Quoiqu’elles soient d’essence biologique, elles relèvent de l’art : l’évolutionniste qui classe sous une même famille des espèces qu’à l’œil nu nous n’aurions jamais pensé rapprocher les unes des autres possède la main et l’œil de l’artiste.

2. Les identités géométriques déterminables dans la matière inerte peuvent avoir lieu entre diverses qualités, entre des éléments de combinaisons, ou entre des forces. C’est la répétition de l’identique qui permet ici de définir les genres et d’appliquer des mesures. Les identités font l’objet d’une sélection dans une échelle de grandeur conforme aux nécessités de l’action, par où a lieu la « condensation dans un instant de notre durée, de milliers de millions, de trillions d’événements s’accomplissant dans la durée énormément moins tendue des choses[19]. » D’où la différence de tension entre le déterminisme physique et la liberté humaine. Ma perception et mon action sont faites pour un ordre de grandeur correspondant aux objets, sans quoi il y aurait dissolution de toute action et dilatation de la perception, une « histoire interminable[20] » se substituant à la présence en chair et en os de la table. Dans la perception, une immensité mouvante devient quelque chose de simple, une figure géométrique solide.

3. Si les deux premières espèces de la ressemblance possèdent une objectivité, la dernière comprend les idées générales fabriquées. Ce sont les outils de l’intelligence, relatifs aux intérêts de la société et de l’individu, et qui répondent à des exigences dialectiques (la conversation) et pratiques (l’action). À partir de là, la puissance de fabriquer des idées générales devient illimitée :

 « Toute notre civilisation repose ainsi sur un certain nombre d’idées générales dont nous connaissons adéquatement le contenu, puisque nous l’avons fait, et dont la valeur est éminente, puisque nous ne pourrions pas vivre sans elles. La croyance à la réalité absolue des Idées en général, peut-être même à leur divinité, vient en partie de là[21]. »

 L’erreur ne vient pas de ce que le physicien et le biologiste recueillent dans le langage, sous les points de vue de l’intellect et de la perception, les catégories leur permettant d’obtenir une représentation approximative de leur objet, mais lorsque ces points de vue relatifs sont confondus par le métaphysicien avec les choses elles-mêmes. C’est ce qui est arrivé à Platon et à Aristote qui ont ouvert une brèche dans laquelle s’est engouffré la métaphysique occidentale dans son ensemble.


[1] PM, p. 1379/ 160.

[2] PM, p. 1261-1262/ pp. 11-13.

[3] PM, p. 1260/ 10.

[4] Ibid.

[5] Aristote, Physique V, 2, 225 a 9 : c’est la contrariété des termes génération et destruction qui ne rentre pas dans le cadre d’une opposition entre mouvement et repos. (Cette classification correspond à celle donnée par Aristote en Physique V, 2, 225 a 1 et 2. Après avoir établi l’idée de changement en général, Aristote énumère quatre espèces dont il ne retient que trois possibilités, selon la qualité, la quantité, et le lieu, en excluant de la liste la génération/destruction. Les seuls changements possibles sont ainsi : l’altération, l’accroissement et le dépérissement et la translation. Cf. Aristote, Physique V, 3, 225 b 11-13.

[6] EC, p. 754/ 306.

[7] EC, p. 536/ 49.

[8] EC, p. 760/ 313. Ainsi, Aristote voit une preuve de sa définition du changement selon le passage d’un état antérieur à un état postérieur dans le mot même de métabole. Aristote, Physique V, 2, 225 a 1 : « le nom lui-même rend visible le fait qu’une chose a lieu après une autre » (nous traduisons). Il y a donc une certaine nécessité que les Grecs n’auront fait que porter à l’évidence de la théorie : « Les grandes lignes de la doctrine qui s’est développée de Platon à Plotin, en passant par Aristote (et même, dans une certaine mesure, par les stoïciens), n’ont rien d’accidentel, rien de contingent, rien qu’il faille tenir pour une fantaisie de philosophe. Elles dessinent la vision qu’une intelligence systématique se donnera de l’universel devenir quand elle le regardera à travers des vues prises de loin en loin sur son écoulement. De sorte qu’aujourd’hui encore nous philosopherons à la manière des Grecs, nous retrouverons, sans avoir besoin de les connaître, telles et telles de leurs conclusions générales, dans l’exacte mesure où nous nous fierons à l’instinct cinématographique de notre pensée. » (EC, p. 761-762/ 315). Cet instinct qui fonde « la métaphysique naturelle » de l’esprit humain repose sur la croyance en une « Science intégrale, posée tout d’un coup, et que l’intelligence consciente, discursive, est condamnée à reconstruire avec peine, pièce à pièce. » (EC, p. 767/ 321-322).

[9] EC, p. 751/ 302.

[10] EC, p. 761/ 313. Ainsi s’explique le triple sens de l’eidos, l’Idée, dont la traduction par « moment» relève selon J-F. Marquet d’une « audace quasi-heideggérienne » J-F Marquet, « Durée bergsonienne et temporalité », op. cit., p. 91.

[11] Dès le premier chapitre (EC, p. 513-514/ 23-24) pour appuyer les thèses transformistes qui étudient les variations des espèces au cours du temps, Bergson évoque la classification naturelle des organismes vivants sur la base des ressemblances.

[12] Cf. le passage qui traite du mouvement rétrograde du vrai dans La pensée et le mouvant, « Introduction (première partie) », p. 1267/ 18 : c’est parce que nous connaissons le rouge et le jaune que nous disons de l’orangé qu’il est un composé qui les contient et les englobe tous deux. Notre logique de rétrospection «  n’admet pas qu’un état simple puisse, en restant ce qu’il est, devenir un état composé, uniquement parce que l’évolution aura créé des points de vue nouveaux d’où l’envisager et, par là même, des éléments multiples en lesquels l’analyser idéalement (…). Dans une forme ou dans une qualité nouvelles elle ne voit qu’un réarrangement de l’ancien, rien d’absolument nouveau. Tout multiplicité se résout pour elle en un nombre défini d’unités. »

[13] Bergson écrit : « Ne pouvons-nous pas concevoir, par exemple, que l’irréductibilité de deux couleurs aperçues tienne surtout à l’étroite durée où se contractent les trillions de vibrations qu’elles exécutent en un de nos instants ? » (MM, p. 338/ 227-228) ; « si notre croyance à un substrat plus ou moins homogène des qualités sensibles est fondée, ce ne peut être que par un acte qui nous ferait saisir ou deviner, dans la qualité même, quelque chose qui dépasse notre sensation, comme si cette sensation était grosse de détails soupçonnés et inaperçus. Son objectivité, c’est-à-dire ce qu’elle a de plus qu’elle ne donne, consistera précisément alors, comme nous le faisions pressentir, dans l’immense multiplicité de mouvements qu’elle exécute, en quelque sorte, à l’intérieur de sa chrysalide. Elle s’étale, immobile, en surface ; mais elle vit et vibre en profondeur. » (MM, p. 339/ 229). Puisque l’immobilité n’est que superficielle, la profondeur du mouvement, les qualités sensibles appartiennent à l’étendue concrète comme la continuité de ses ébranlements constitutifs. Les qualités sont plus réelles que les corps et n’ont pas besoin pour devenir d’un substrat corporel stable qui en soutiendrait le mouvement puisqu’elles sont elles-mêmes du mouvement.

[14] « Bref, ce qu’il y a de proprement vital dans le vieillissement est la continuation insensible, infiniment divisée, du changement de forme. » (EC, p. 510/ 19).

[15] Aristote, Physique V, 3, 225 b 5 : « toûto dè adunaton ou gar tôn upokeimenôn ti è métabolé » : « Il est impossible pour le changement d’être sujet. »

[16] L’animal aussi est capable de généraliser : « Pourtant, chez l’animal même, nous trouvons des représentations auxquelles ne manquent que la réflexion et quelque désintéressement pour être pleinement des idées générales : sinon, comment une vache qu’on emmène, s’arrêterait-elle devant un pré, n’importe lequel, simplement parce qu’il rentre dans la catégorie que nous appelons herbe ou pré ? […] Concevoir ou percevoir ainsi la généralité est d’ailleurs aussi le fait de l’homme en tant qu’il est animal, qu’il a des instincts et des besoins. », PM, p. 1296/ 55.

[17] PM, p. 1296/ 56.

[18] PM, p. 1299/ 60.

[19] PM, p. 1300/ 61.

[20] PM, p. 1301/ 62.

[21] PM, p. 1302/ 63-64.