Projeter un futur ordinaire (Entretien avec Konstantin Gudkov)

Avec son mélange de typologies d’habitations traditionnelles et d’appartements communautaires, l’immeuble d’Obrabstroï à Moscou livre un témoignage précieux sur l’histoire des coopératives pendant l’ère soviétique.

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L’immeuble d’Obrabstroï

(Revue Tracés)

Phénoménologie et éthique

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L’intitulé sous lequel nous conduisons nos réflexions nous renvoie à des mots qui ont configuré dans toute son épaisseur le monde grec :

  • L’éthos (ἦθος) qu’on a pu comprendre comme ce qui appartient en propre à quelque chose ou quelqu’un, son caractère original, ou ce qu’il a fini par s’approprier à force d’èthos (ἔθος) selon le rapport établi par Aristote entre ces deux termes. L’ἦθος qui signifie la manière d’être d’une personne, le caractère, résulte de l’ἔθος au sens de l’habitude acquise, originellement commune et communautaire.
  • Le phainomenon : non pas ce qui apparaît (l’apparence) mais l’apparaître (lui-même inapparent puisque l’apparaître d’une chose n’apparaît pas). Le Phänomen en allemand est à distinguer de l’Erscheinung (l’apparition). Ce n’est pas le manifeste au sens kantien, mais la condition pour le manifeste, le fondement caché de ce qui se montre d’abord et le plus souvent, ce qui se montre de manière non thématique dans le manifeste et qui a besoin d’une monstration expression pour être aperçu. La phénoménologie est nécessaire car les phénomènes ne sont justement pas donnés. Il faut une réduction, une mise entre parenthèse du manifeste pour montrer le phénomène.

Si la prétention première de la phénoménologie née au tournant du 20ième siècle était d’ériger la philosophie au rang de science, de son côté, l’éthique traduit un souci universellement partagé de soumettre les actions et l’activité des hommes à des règles en vue du bien vivre, conformément aux lois de la raison. Mais loin d’opposer théoria et praxis, notre intitulé se propose de situer la réflexion en deçà de leur scission. Il doit nous retenir de faire valoir l’idée que le contenu particulier d’une éthique reste à chaque fois dépendant d’une vision théorique qui en soutiendrait l’élaboration future à un moment ou à un autre. Le malentendu consisterait à faire de la phénoménologie une Weltanschauung et à susciter une attente tout aussi légitime qu’elle sera fatalement déçue : car pas plus qu’elle ne détermine une vision du monde, la phénoménologie n’a vocation à dire comment il faut vivre. Elle ne prétend pas et n’a jamais prétendu produire un système théorique dans lequel on pourrait à l’occasion puiser des règles pour l’agir.

En disant cela, nous ne cherchons pas à tirer un motif pour déclarer une quelconque inanité du mouvement phénoménologique. C’est au contraire la manière dont l’éthique est pensée qui doit répondre aux exigences strictes de l’attitude phénoménologique. Ce qui voudrait dire que les modalités de l’agir humain n’auront jusqu’ici pas été prélevées sur les phénomènes. Il leur faut une attitude qui soit à leur mesure : quelle attitude adopter face à eux lorsque c’est l’essence de l’agir elle-même qui fait défaut ? Et cette question doit précéder toute autre qui cherche à établir « que faire? », par exemple.

L’attitude phénoménologique ne poursuit pas une objectivation théorique. C’est-à-dire qu’elle consiste en une pratique enracinée existentiellement. En effet, le phénoménologue n’occupe pas la position du spectateur impartial, il est pris dans les phénomènes, il fait corps avec eux. Or, la posture de pensée qu’il adopte ne définit pas une attitude parmi tant d’autres, mais elle doit permettre la mise au jour des conditions de tout comportement, qu’il soit théorique ou pratique. L’attitude phénoménologique vraiment sérieuse suspend la validité d’une telle séparation entre théorie et pratique, en ruinant par avance toute tentative de les fonder l’une sur l’autre. Un effort en ce sens implique justement que leur unité primitive a depuis longtemps été perdue.

La séparation penser/agir prend sa source dans une occultation de l’être et de celle de l’être de l’homme. Il faut dire que la scission entre être et devoir résulte de la scission être/penser-idée (Cf. le cours d’Introduction à la Métaphysique). L’idée, ce germe de la pensée représentative, a produit la certitude de soi de Descartes et le Savoir absolu de Hegel. Jusqu’au nihilisme absolu caractérisé par l’oubli de l’être et l’absence totale de pensée, à l’époque de la technique planétaire. Or, dire de la pensée qu’elle pense, qu’est-ce d’autre sinon reconnaître que penser est l’action essentielle de la pensée ? « La pensée agit en tant qu’elle pense » (« Lettre sur l’Humanisme », Questions III-IV, p. 68) : agir essentiel qui livre dans sa simplicité l’essence de l’agir (Wesens des Handels). Essentiel en ce sens qu’il se comprend non pas comme efficience, comme production d’un effet réel par un agent, apprécié selon son utilité, mais en ce qu’il accomplit la relation la plus essentielle qui soit : celle de l’essence de l’Être à l’essence de l’homme. L’essence de l’agir se comprend comme accomplir (Vollbringen), et accomplir signifie :  déployer une chose dans la plénitude de son essence (die Fülle seines Wesens).

Si la phénoménologie de l’action comprend celle-ci comme accomplissement, c’est-à-dire comme déploiement de l’essence, alors la phénoménologie ne peut pas se contenter de produire une éthique parmi d’autres. Elle vise l’éthique originelle. Or, elle ne parvient à ce projet que si elle se comprend comme la méthode de l’ontologie. Quand elle se met au service de la pensée de l’être. L’être, le digne d’être pensé, est le phénomène. (Cf. Être et Temps, p. 35-36.)

La phénoménologie n’est elle-même que dans la mesure où elle assume sa dimension ontologique, non pas donc en tant que science de la subjectivité transcendantale. Ce à quoi il est requis de faire retour, ce ne sont pas les vécus, les phénomènes d’une conscience constituante. Cf. Heidegger, Questions IV, p. 166 : Husserl a abandonné la dimension ontologique de la phénoménologie. Celle-ci doit devenir la méthode de l’ontologie. C’est à ce titre seulement, à condition de voir en elle la méthode propre de l’ontologie fondamentale, qu’on pourra éclaircir son rapport à l’éthique essentielle.

Heidegger reproche à Husserl de maintenir une perspective naturaliste en voyant dans le mode d’être de la conscience des attitudes. Le mode d’expérience propre au Dasein, «  ne peut être désigné comme une attitude (Einstellung)  » Cf. Prolégomènes à l’Histoire du concept du Temps, p. 169. Se com-porter, c’est endurer le rapport au Tout, le soutenir, se tenir au milieu de l’étant en son tout. L’horizon de sens et l’amplitude de la tonalité affective gèrent le comportement de l’homme au milieu du Tout. L’attitude par contre occulte le comportement (Verhaltung) humain en le donnant à penser par analogie avec la connaissance.

Le Verhalten, se comporter, relève de l’éthos. Benehmen et Verhalten sont des synonymes allemands pour comportement. Cf. le cours de 1929/1930 sur les Problèmes fondamentaux de la métaphysique : si la pulsion (Benommenheit) obnibule l’animal, l’être-étonné, intoné (gestimmt) est dans la tenue (Haltung) d’un rapport Verhältnis (le rapport) à l’étant. D’où : Verhaltenheit, retenue, réserve, hésitation.

L’étonnement est à la base du philosopher : questionner est le comportement fondamental requis pour aborder le sens de l’être. Mais le chemin de la question accomplira le passage de la tonalité du premier commencement vers la tonalité du nouveau commencement : le ton de la retenue.

Le comportement intoné n’est pas une prise de position devant une réalité, mais il fonde un maintien au milieu de l’étant en son tout : il com-porte le rapport du Dasein au monde. Ce n’est donc que parce qu’il se comporte selon l’être que l’homme peut adopter une attitude, se poser théorétiquement vis-à-vis de l’étant.

 Au lieu de partir d’une attitude naturelle comme d’une réalité dont le caractère d’être n’a pas besoin d’être spécifié, au lieu de faire de l’intentionnel un caractère de la conscience pure, la phénoménologie doit se donner les moyens de répondre à la question de l’être de l’intentionnel comme comportement. En effet, la réduction aboutit à une distinction entre l’être-conscient et l’être transcendant (le monde) qui se donne à connaître, distinction dont le caractère radical doit être mis en question, car avec elle, la phénoménologie (en tant que science) a déjà présupposé une signification de l’être qu’elle ne questionne pas. La conséquence de cette démarche est la double omission : celle de la question de l’être et celle du Dasein en tant qu’il est être-au-monde.

 D’où la nécessité de conduire une analytique l’existence du Dasein, de cet étant pour qui l’être a un sens. Ce détour se justifie dans la mesure où le sens de l’être est pré-compris dans le projet libre de l’existence. Il n’est pour lui ni l’objet d’une spéculation théorique ni le résultat d’un effort intellectuel, mais précède toute signification déjà formée.

Le Verstehen met en cause toute distinction entre la volonté comme faculté d’appétition et l’entendement comme faculté de représentation. Comprendre c’est « se projeter en visant une possibilité », « à travers le projet, se tenir à chaque fois dans la possibilité. » (Problèmes Fondamentaux de la Phénoménologie, p. 333.) Cette dimension projective du comprendre n’a pas affaire à la notion formelle du possible, ou encore avec la contingence. Ek-sister c’est se tenir dans l’horizon ouvert des possibilités. Celles-ci ne précèdent pas la réalité ontique, pour se réaliser ensuite.

Réalité et possibilité doivent bien plutôt être pensées comme deux modes d’être complètement différents dont l’un dépend de la manière originale d’être temporel du Dasein (la temporalité extatique originaire de la préoccupation qui délimite l’horizon présential des choses), et l’autre d’une temporalité propre qui ouvre le Dasein à soi-même et lui permet de se comprendre proprement soi-même comme eksistant : être-hors-de-soi et pouvoir-être.

Lorsque le pro-jet transporte le Dasein en direction de soi comme pouvoir être soi-même, la compréhension se temporalise proprement depuis l’avenir. Se comprendre comme être-possible est l’élan résolu dans l’avenir. La compréhension propre est le mode selon lequel je me saisis à partir de ma libre advenue à moi-même depuis l’avenir.

Mais le Dasein peut aussi ne pas se comprendre proprement, lorsque la direction du transport est fixée sur le réel présent au lieu du pur pouvoir-être. La compréhension impropre de soi est calquée sur la circonspection des choses : au lieu de se projeter, de s’attendre à soi comme propre pouvoir-être, le niveau courant de compréhension de l’existant se règle sur les choses avec lesquelles il a affaire. Il est mis en face des réalités présentes plutôt que jeté dans ses possibilités et s’appréhende lui-même comme un étant-subsistant. Il ne se comprend plus comme celui qui met son monde à découvert, ni à partir du projet librement résolu de son existence. Son comportement est celui d’une constante présentification, d’immersion parmi les choses. Il en fait les frais au niveau de son être – il se fuit lui-même. Le phénomène originaire de l’existance est l’impropriété.

– L’originaire est la dimension de la constitution originale de l’existence. L’accès à l’origine implique de dégager l’entièreté structurelle des moments constitutifs de l’être-au-monde au quotidien – les existentiaux tels qu’ils déterminent temporalement l’ouverture compréhensive à l’être. Il est occulté par le dérivé, le vulgaire.

– Le propre est la dimension de la totalité existentiale, saisie par le Dasein de son extrême pouvoir-être-soi-même, lorsqu’il devance l’imminence de sa mort dans l’instant de la résolution. Il s’oppose à l’impropre.

L’analytique de la finitude de l’être-au-monde montre comment la temporalité originaire se dévoile proprement dans l’être-pour-la-mort.

En existant, l’homme se temporalise, c’est-à-dire qu’il est transporté vers les trois directions extatiques (trois manières d’être hors-de-soi) : l’avenir, le passé et le présent. Ce transport s’accomplit de manière propre, lorsque le soi est visé en tant que pouvoir-être-soi-même à partir de la possible advenue à soi, ou de manière impropre, lorsque la cible ne comprend pas la possibilité du soi.

Le mouvement d’advenue à soi vient de l’avenir vers le présent en passant par le passé. Le présent consiste dans le prae au sens du séjour auprès des choses subsistantes ou disponibles. Mais ce mode impropre du présent, au sens où sa cible n’est pas l’ipséité, est surmonté dans le coup d’œil de l’instant qui porte le Dasein au-devant de son pouvoir-être soi-même.

Les trois guises du temps constituent chacune divers modes de temporalisations de l’existant et sont dans un rapport d’entre-appartenance mutuelle. Leur unité repose sur l’entièreté structurelle de l’être du Dasein. Cette unité originaire des trois cibles en lesquelles le hors-de-soi s’atteint soi-même ou bien au contraire se rate soi-même est nommée la « temporalité extatico-horizontale ».

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Cf. le cours sur les Fondements métaphysiques de la logique –   GA 26, Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz, Klostermann, Frankfurt am Main, 1978, p. 257-258) Cette figure représente le schème extatique par lequel le Dasein est arraché vers l’advenir à soi étendu jusqu’à l’être-été, le point d’interrogation représentant l’horizon extatique. Rappelons le contexte : il s’agit pour Heidegger de montrer que le passé se temporalise uniquement à partir de l’avenir contre l’image bergsonienne du rouleau laquelle indique ce lien tout en mésinterprétant le passé en y voyant un grossissement croissant sur le modèle de l’être vivant dont la mort correspond au déroulement complet.

Chaque extase modifie la structure entière de l’horizon selon sa priorité sur les deux autres et selon le coefficient de propriété ou d’impropriété qui l’affecte. Il faut dès lors distinguer entre deux sens de l’horizon : à côté de l’horizon au sens de la limite qui circonscrit toute compréhension, qu’elle soit propre ou impropre, il y a l’horizon au sens de l’ouverture originaire qui définit la structure unitaire des trois façons d’être hors-de-soi. L’ouverture, qui n’exclut pas pour autant la co-originarité d’une fermeture, fonde la limite, parce que toute compréhension de l’être s’enracine dans l’existence, c’est-à-dire appartient à la structure existentiale du Dasein.

On voit dès lors comment la compréhension de l’être est l’ethos fondamental de l’homme. Cet éthos c’est l’éthos originaire. Ek-sister comme une décision en faveur de l’ouverture ou de la fermeture par rapport à l’Être.

Qu’est-ce qu’un bon Européen ?

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« Je le dis clairement : un bon Européen n’est pas celui qui recherche l’unité à tout prix. Un bon Européen, est celui qui respecte les traités et les lois nationales et s’assure ainsi que la stabilité de l’Eurozone ne soit pas endommagée »

Merkel a-t-elle à l’esprit une définition claire de ce qu’est être un « bon Européen » ? Les tractations, les compromis temporaires, la gestion lucrative et à court terme des crises financières auxquels les peuples doivent se soumettre en silence, n’excluent-ils pas de fait ces derniers de toute appartenance à la catégorie des « bons Européens » ? Les bons Européens seraient les seuls technocrates, non élus, qui violent la souveraineté nationale des peuples tout en cherchant à préserver et à satisfaire les intérêts d’une caste internationale et aux ramifications planétaires. Reste à savoir dans quelle mesure le projet d’une entité supranationale à l’origine de l’Union s’arrange des nationalismes dont l’Europe actuelle souffre, du fait d’une instrumentalisation politicienne incessante des sentiments populaires de la part de ces mêmes instances qui combattent et soumettent les nations.

On pense immédiatement à Nietzsche à qui l’on doit cette expression, que Husserl reprendra dans sa Conférence de Vienne : « Car, même si je suis censé être un mauvais Allemand, je suis en tout cas un très bon Européen » écrivait-il à sa mère le 1er août 1886. Nietzsche appelait de ses vœux l’avènement d’une nouvelle Europe qui étoufferait les nationalismes et renverserait les nations (cf. le § 475 de Humain, trop humain : « L’homme européen et la destruction des nations »). Cette nouvelle Europe propagerait un amour des peuples en même temps qu’un détachement libérateur à l’égard de son propre peuple et de la fascination pour le propre. Les bons Européens seront de la race des artistes, des affirmateurs qui auront rejeté le désir de s’enraciner dans les traditions de leur nation. En cela, ils ressembleront aux Anciens Grecs qui ont selon Nietzsche, réussi non pas à créer un ethnos particulier, mais à s’approprier les cultures de tous les autres peuples – avec tout ce qu’ils doivent à l’Orient. Ils ont ramassé les javelots que les autres avaient jetés pour les lancer encore plus loin, dans des directions insoupçonnées.

L’universalisme européen comme manifestation spirituelle – qui veut faire de l’Europe autre chose qu’une péninsule du continent asiatique selon le mot de Paul Valéry – a cependant deux faces dont on distinguerait assez mal les différences. Dans cette perspective, le rapport à l’étranger constitue la pierre de touche de toute définition sérieuse de l’Européen tel qu’il s’est manifesté et imposé à la planète. L’exclusion de l’Asiatique, le mépris et la cruauté à l’égard de l’Africain et des peuplades des Amériques ont pris les formes les plus terribles au cours de l’histoire. L’européanocentrisme qui se drape derrière le discours universaliste et qui célèbre la flamme de l’esprit éclairant le monde a conduit Husserl à priver « les Esquimaux ou les Indiens des ménageries foraines et les Tziganes qui vagabondent perpétuellement en Europe » (La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, 1976, p. 352) de toute humanité, lui le Juif que les Nazis ont privé d’accès à la bibliothèque de l’Université de Fribourg-en-Brisgau et finalement radié du corps professoral. La figure spirituelle de l’Europe achèverait selon lui la réalisation de l’humanité accomplie : cette humanité ferait du coup défaut aux autres peuplades de la terre à l’exception des États-Unis d’Amérique et des habitants des dominions anglais.

Comme Nietzsche, Husserl en appelait aux Grecs chez lesquels l’étonnement et l’admiration devant l’étant, à l’origine de l’esprit théorétique, qui avance par amour de la vérité, était devenu une habitude, et il déplorait la méversion contemporaine de la rationalité née en Grèce et qui est désormais mise au service d’un pur objectivisme qui a conduit les sujets à se considérer eux-mêmes comme des objets. Ce rationalisme positiviste contre lequel il nous appelle à lutter a fini par produire une lassitude, signe du désespoir et d’un manque de foi envers l’esprit : « Le plus grand danger de l’Europe est la lassitude. Combattons en tant que “bons européens” contre ce danger des dangers, avec cette vaillance qui ne s’effraye pas non plus l’infinité du combat… ». (La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 392).

Que ce soit pour Nietzsche ou pour Husserl, le « bon européen » a été incarné par les Grecs et la mission du philosophe face à une humanité malade est de réactiver cette tradition recouverte par l’égalitarisme chrétien pour le premier et par le rationalisme positiviste pour le second.

Il est courant de penser la Grèce ancienne comme un commencement pour la rationalité européenne. Mais il faut l’avouer, ce mythe de la naissance de l’Occident en Grèce ancienne repose sur une appropriation aussi violente que le vol de la fresque du Parthénon et des antiquités enfermées dans les musées européens. La croyance indéracinable dans un hellénisme originaire de l’Europe fait partie du grand pillage archéologique qui se poursuit encore aujourd’hui. Du même coup, la Grèce moderne ne serait qu’un avatar oriental et balkanique, corrompu par la domination ottomane, qui ne parviendra jamais à la hauteur de l’héritage que l’Europe civilisée aurait su préserver.

Mais décréter qu’un événement originaire ait eu lieu une fois suppose un télos, une finalité sans laquelle le commencement ne saurait lui-même se poser comme commencement. L’initial n’est pas le simple déclenchement d’un mouvement : c’est par définition ce qui tend de soi-même vers autre chose. La structure de la traditionnalité qui se construit par couches et sédiments successifs devient l’obstacle qu’il s’agit de déconstruire pour revivifier l’origine oubliée et enfouie. Mais une tradition n’a de force et de vivacité qu’en fonction de la manière selon laquelle une époque se projette dans l’avenir. Or, le phénomène de lassitude et le nihilisme occidental ont rendu l’avenir indésirable. Ce qu’on désire avant tout c’est la stabilité et la préservation de l’équilibre. Même les catastrophes, les attentats et les désastres deviennent fonctionnels pour perpétuer le statu quo.

Quand Merkel parle d’un « bon européen », elle veut donc parler d’un européen qui accomplit ses fonctions de base de façon optimale. De même qu’on parle d’une bonne machine ou d’une bonne paire de chaussures. Bon n’a ici aucun sens moral.

Il faut pourtant reconnaître que ce qu’on appelle l’Europe est devenu la figure monumentale qu’a laissé le projet de colonisation du monde au cours du XIXième siècle et dont nous héritons aujourd’hui encore sous la forme d’un retournement de cette puissance contre elle même – avec l’asservissement des citoyens des nations européennes accusés de tous les maux. Ce projet tend dès le départ à étendre les frontières de l’Europe, et à européaniser la planète afin d’en accaparer toutes les ressources, afin de traiter le reste du monde comme une ressource exploitable. Dans cette provocation insistante de l’ensemble de la terre sur le mode du dévoilement technique, l’homme fini par être mis en défaut dans son essence même. L’aliénation dont Marx dénonçait les effets dans le système capitaliste doit servir de base pour la description de la condition humaine actuelle, à l’époque néolibérale.

L’ère du libéralisme nouveau dans l’Europe se caractérise par une délocalisation des moyens de production dans des contrées lointaines et par le remplacement des industries par des sociétés de service qui ne produisent rien. Bien sûr, il reste des industries de pointe qui continuent de fonctionner ici et là, mais l’essentiel est que toute velléité de contestation, de révolte et de révolution prolétarienne est désormais endiguée. Le salarié a remplacé l’ouvrier. L’employé de bureau est soumis à un mode d’emploi qui détermine jusque la place des crayons et des gommes dans son espace de travail. Bernard Stiegler établit parfaitement de quelle manière la prolétarisation n’affecte plus en Occident l’ouvrier en tant qu’il produit un objet qu’il est incapable de consommer mais le consommateur en tant qu’il consomme des objets qu’il ne peut plus produire. Les pays du Tiers-Monde produisent quant à eux ces objets consommés sur le sol des pays riches. Dans les produits de grandes enseignes, il arrive qu’un esclave lointain arrive à glisser un appel à l’aide, pour témoigner de ses conditions de travail. Qu’au Bangladesh, ce soit tout un immeuble qui s’effondre sur des ouvriers enfermés, que des enfants travaillant plus de quinze heures par jour et payés une misère manient leurs doigts derrière les produits d’usage courant tel que les ordinateurs ou les téléphones portables intelligents, cela n’y change rien : les enseignes marchandes, les foires aux bons prix ne s’en portent que mieux. Les exemples criminels sont nombreux et leur liste peut s’allonger indéfiniment. Quel choix nous laissent-ils sinon manifester l’attitude hypocrite de la belle-âme qui se révolte contre des abus du système tout en l’appelant de ses vœux ? Il en est aujourd’hui comme il en a toujours été : certains doivent déchoir de leur humanité afin que d’autres puissent accomplir la leur. On dira que l’esclavage dans l’Ancienne Grèce permettait au moins à quelques privilégiés de jouir des bénéfices de la scholé, c’est-à-dire du loisir de la pensée et des décisions citoyennes. Le salarié des sols européens n’en est pas moins lui-même esclave. Une des formes les plus prégnantes de l’asservissement de l’Européen est l’endettement.

Or, tout le système financier du néolibéralisme se fonde sur un processus toujours croissant de surendettement généralisé. À travers une dynamique de destruction et d’autodestruction, les institutions bancaires qui perpétuent ce système sont continuellement sauvées de la faillite, tandis que les États se prostituent aux différents lobbies (qui en ont le contrôle exclusif), et que les individus et familles sont mis dans un état de survie : la bonne vie n’est désormais qu’un lointain souvenir accessible pour eux qu’au prix d’une illusion. Cette illusion consiste à croire qu’on garde encore une main sur son existence, sur la direction de ses projets et sur la libre responsabilité de ses choix en fonction de son salaire et de son accès éventuel aux crédits à la consommation.

Le plus inquiétant, le plus désespérant, est que ce processus survit à tout déséquilibre, aux attaques extérieures comme aux ébranlements internes. Rien n’est susceptible de le secouer. Mais il n’y a là aucune intervention divine ou hasard mathématique : la volonté qui préside au marché se nourrit et s’intensifie de ses crises. Celles-ci ne frappent que les peuples dans leur existence moindre et profitent aux machinations financières. L’assujettissement des citoyens se fait au profit d’une machine à contrôler le temps, qui capte l’attention, canalise les désirs et crée des besoins. L’état recherché est bien entendu celui du gain toujours croissant, une stagnation signifiant à ce niveau une perte. Le moyen d’y parvenir est de s’assurer de la dépendance perpétuelle de la masse d’individus à quelque chose. Loin de signifier la destruction du système, les crises économiques participent ainsi au contraire au renflouement de ses fondations. La résignation et la tristesse prennent peu à peu la place de l’enthousiasme, l’élan est brisé. L’adhésion des classes populaires au projet révolutionnaire est sous contrôle.

La prolétarisation du travailleur et du consommateur n’épargne donc plus rien ni personne. Elle institue un déracinement de l’humanité de l’homme comme Heidegger l’a bien montré, non pas au sens où l’homme serait désormais dans une indifférence à l’égard du national, mais en un sens plus essentiel, cette absence de racines caractérise l’homme d’aujourd’hui en ce qu’il est constamment arraché à sa propre essence : l’aliénation qui le rend étranger à lui-même, à ce qu’il est, qui le sépare de ce qu’il peut, qui obstrue la voie vers le soi, et qui l’empêche en même temps de rentrer en relation avec les autres.

Loin de le livrer à une divagation informe, une série de dislocations déterminent l’être de l’aliéné en structurant ses représentations et ses actions. L’aliénation, qui a déjà eu lieu, n’est pas la destruction définitive de l’essence de l’homme. C’est qu’elle en a besoin plus que tout. Et le fait qu’elle la refoule ou qu’elle la mette à distance, suggère que cette humanité n’est pas irrémédiablement perdue ni acquise une fois pour toutes.

  1. En séparant l’homme de ses capacités, le capitalisme annule la capacité de développer des capacités. Le rêve de Marx, d’une société dans laquelle je peux chasser le matin, pêcher l’après-midi et m’occuper d’élevage le soir, signifie que l’existence de l’homme n’est pas assignée au développement d’un talent particulier. L’existence humaine comme un tout doit ouvrir l’espace d’une multiplicité d’activités et d’ouvrages.
  2. En séparant l’homme de la pensée, le capitalisme tâche de mettre celle-ci au service des différentes techniques (de production, de fabrication, de vente, de publicité, etc.) et s’assure du coup d’un appauvrissement du langage, réduit à un instrument de communication, un moyen d’échange par lequel les parlants, les paroles et ce dont il est parlé sont livrés à la manipulation. En découle une incapacité de se mettre à l’écoute de la langue. Mais cette dictature sourde entretient aussi l’illusion d’une traductibilité universelle qui supprimerait les nuances et les différences entre les langues.

Cela n’empêche pas l’aliénation d’avoir un sens positif. Il y a en réalité une bonne et une mauvaise aliénation. Dans la théorie hégélienne, à l’origine de la conception marxienne, l’esclave s’aliène en donnant forme aux choses. La conscience intérieure est extravertie et configure le monde externe. L’homme réalise son humanité en créant un environnement qui lui ressemble. L’aliénation devient néfaste quand elle se fait en pure perte. Elle n’a plus les effets vertueux du travail qui rend libre, parce l’organisation du travail et de la vie sociale est telle que le travailleur est défait de ses capacités d’agir et de penser. La nécessité de s’adapter aux machines et la division du travail en sont les motifs principaux. Le monde qui se construit ne ressemble plus à rien, il est à l’image de rien: un espace fonctionnel dans lequel seule compte la circulation du flux des marchandises, où les sujets et les objets sombrent ensemble dans l’insignifiance et l’abîme du vide, un vide généré et géré par la frénésie d’un pur organisationnisme technique qui va son train sans but.

Les appels à l’humanité ne sauraient contrecarrer la puissance d’un tel projet dont les ramifications s’étendent au point de rendre méconnaissable la terre devenue astre planétaire et l’homme devenu individu atomisé. L’aliénation dont l’Europe est responsable se pare de tous les atours des traités dont la seule fonction est de prévenir les retombées sur place de sa puissance gigantesque de destructions : l’Europe dont on parle désormais s’est construite pendant le XXième sur les ruines de la guerre pour prévenir le retour du nazisme. Celui-ci a été une des formes, sans doute la plus extrême jusque là, du retournement du projet européen contre lui-même. Il s’agissait pour les Allemands de coloniser les colonisateurs et d’épurer l’Européen de la contamination asiatique que le Juif représentait alors. Ce processus conduit avec les armes de l’intelligence techniciste n’avait rien d’irrationnel au sens du déferlement d’une sombre sauvagerie ou du déchaînement d’une  barbarie exogène ou primitive.

Ces considérations reposent sur une conception de l’histoire qui voit en elle non plus le modèle temporel conduisant d’une chute initiale vers un salut inéluctable, non plus une progression vers la catastrophe finale – car ces deux mouvements partagent en commun l’idée téléologique que tout est définitivement réglé d’avance dès l’origine – mais plutôt un scandement dans lequel des périodes d’appropriation et de désappropriation, de cèlement et de décèlement, se répètent indéfiniment. C’est le retour du même comme advenue du différent qui donne, non pas la loi, mais le motif secret de ce mouvement temporel dont il n’est plus permis de parler en termes d’histoire et d’historicité comme progression vers la catastrophe ou vers le progrès. Pas plus qu’à une continuité vers le mieux ou vers le pire, le temps du monde n’obéit à des cycles. Mais nous sommes plutôt une forme de temporalité rythmée par une alternance où survient à chaque fois quelque chose de complètement nouveau et advient à chaque fois le même. Entre le survenir et l’advenir, il y a toute la différence qui sépare les évènements tels qu’ils sont vécus de façons diverses, et la structure de clôture/ouverture, cèlement/décèlement, de grâce/désastre qui ne dépendent jamais de l’initiative des acteurs historiques ou de leur caractère. C’est un temps fait de « virevoltements ».

Ce qu’on appelle l’Histoire, comme nécessité de l’Occident, constitue une des mystifications les plus puissantes, pendant longtemps mise au service de la domination. Ce fantasme de l’Esprit enflammé qui guide le monde possède une date de naissance récente et sa fin tant annoncée est déjà advenue. L’Histoire n’est plus une motivation sérieuse non pas parce que l’Occident aurait enfin fait valoir son idéologie fondatrice, mais parce que  l’ampleur mondiale de la contestation vis-à-vis de sa suprématie matérielle et de sa puissance militaire ne cesse de croître. Qui peut être sérieusement convaincu par sa mission libératrice, par cette instrumentalisation de l’universalité lorsque l’Autre est nié et méprisé, humilié et utilisé ? Il ne s’agit pas d’une négation qui s’oppose à un ennemi reconnu dans sa dignité : les guerres menées aujourd’hui au nom de la lutte contre le terrorisme – dont on veut nous faire croire qu’il s’agit d’une guerre civilisationnelle – se fondent sur la non-reconnaissance d’un statut sérieux du belligérant adverse.

Or, si l’Europe est déjà finie, si elle n’est plus aujourd’hui qu’un cadavre vivant en pleine activité de décomposition, c’est bien parce que la dénégation de l’Autre rend impossible toute constitution d’un Soi. Ce qui advient alors n’est pas de l’ordre de l’événement et la tâche de le penser n’en sera rendue que plus ardue.