Le plurilinguisme du même. Pansées à la suite de l’explosion du port de Beyrouth.

Béryte a été fondée en -5000 av. JC par les Phéniciens. Elle a connu à plusieurs reprises la dévastation. Mais le Phénix renaît à chaque fois de ses cendres. Les morts par contre ne reviendront pas. Et ceux qui ne sont pas morts le sont d’une certaine manière.

Il y a pourtant des trésors qui restent à l’abri de l’explosion. Ceux-là sauvegardent le rapport à l’essentiel. On a détruit les logements mais non pas le mode particulier de l’habiter qui fait de nous ce que nous sommes. Comme le rappelle un fameux philosophe allemand, si l’habitation désigne un comportement humain c’est en ceci qu’elle comporte un rapport au monde, qu’elle détermine une tenue singulière, une manière d’être spécifique, la relation à soi, aux autres, aux choses, aux dieux, etc. C’est un rapport au monde qui conditionne la co-habitation ainsi que son défaut : à travers le partage politique de la maison, la possibilité d’un voisinage paisible avec d’autres maisons, l’hospitalité envers l’étranger et celle qui nous est due par les hôtes. Or, le trait fondamental du monde – où que l’on soit – c’est que celui-ci est devenu inhabitable : le désert croît. Ainsi parlait Zarahtroustra. Le monde devient immonde en ce sens tragique de l’impossibilité d’un foyer. S’impose une vigilance prométhéenne pour en entretenir le feu sans que celui-ci nous explose à la face.

Mais cette manière d’être au monde, nous la tenons en premier lieu de la langue et des langues que nous parlons les uns avec les autres. Car c’est en définitive la langue qui définit la manière d’être et détermine le rapport au monde. En ce sens, Arendt ayant émigré aux US a raison de considérer que sa véritable patrie c’est l’allemand.

Qu’avons-nous en propre ? Qu’est-ce qui nous appartient et qu’il n’est pas possible de nous arracher sans altérer notre essence, sans nous aliéner ?

Qui nous ? Nous qui sommes ou étions des habitants d’Ahsrafieh, de Gemmayze et de Mar Mkhail ? Non pas en ce sens que nous y occupions des logements, mais au sens où notre manière d’être était de part en part déterminée par ce trait particulier de notre comportement d’êtres parlants, ce que nous avons d’essentiel, c’est-à-dire notre rapport amical au monde : pouvoir faire séjour dans une pluralité de langues.

Puisqu’il est question des quartiers de Beyrouth qui ont été soufflés par l’explosion – Ashrafieh, Gemmayze, Mar Mkhail – je prie le lecteur d’excuser le caractère partiel, partial, l’imprécision et sans doute même la subjectivité étroite de celui qui prend ici la parole dans une langue pour parler des langues parlées par les interlocuteurs qui prennent part à une ouverture du monde. Aucune prétention sociologique n’est en jeu. Mais clairement une visée thérapeutique – pharmacologique dirait un philosophe qui, tristement, nous a quitté le lendemain de l’explosion, Bernard Stiegler : panser les blessures. Cela revient à soigner le mal. Nous qui avons un rapport nostalgique au monde lui-même et aux langues du monde. En grec, algos c’est le mal de la douleur. On parle en français du mal du pays.

Notre nostalgie est le souci que nous portons pour le monde et la pluralité de ses langues. Avoir un rapport nostalgique aux langues, c’est entretenir avec les possibilités infinies de mots et de phrases auxquelles ouvre cette pluralité, un rapport de jouissance : on jouit de proférer. Il n’est pas rare pour nous de rire à gorge déployée de la langue et de ses signifiants :  cette autorisibilité de la parole qui rappelle constamment à la mémoire l’incongruité de certaines sonorités, de certaines tournures, en faisant parfois jouer poétiquement les langues les unes dans les autres. La distinction de l’étranger et du propre n’a plus mise ici.

Le rapport de ces habitants que nous sommes qui n’arrivent pas à habiter, à avoir une patrie – elle même microcosme dans le cosmos politique – est au fond un rapport de nostalgie : un ami définissait la nostalgie comme le fait de rester au seuil de la maison et de ne jamais pouvoir y rentrer. Nous demeurons au seuil car nous habitons plusieurs langues. Chacun de nous a le pied dans un pays, le cœur dans un autre, la tête dans un troisième… Nous étions déjà des émigrés sur place, des expatriés dans la patrie[1]. Non pas absence d’identité mais identité éclatée, contrastée, plurielle.

Nous ne sommes pas assignés à une identité unique parce que nous parlons naturellement plusieurs langues. Ce laisser aller aux jeux des langues nous donne la capacité de nous déshabituer du propre, nous libère de la crispation sur lui. On pourrait penser que la prédominance du français dans ces quartiers de Beyrouth est le signe d’un mimétisme culturel qui nous désapproprie de ce que nous sommes. Qu’il y aurait lieu à interroger ce phénomène sous l’aspect d’un complexe du colonisé rendu incapable de s’approprier ce qu’il a en propre. Mais le propre de ces habitants, c’est précisément d’avoir renoncé au monopole du propre. Nous embrassons le pluralisme. En cela nous sommes les véritables européens d’aujourd’hui comme pour Nietzsche les Grecs l’étaient en leur temps.


[1] Mais c’est une constellation linguistique unique qui prend forme. Ce n’est pas la même langue qui parle selon le type d’interlocuteur à qui on a affaire. Chaque langue est associée à un visage différent :

  • Le français parlé par les femmes aux enfants
  • L’anglais parlé avec le personnel de maison
  • L’arabe libanais parlé par les hommes ou par les adultes entre eux
  • L’arabe classique parlé par les politiques et les journalistes
  • Le franglibanais constituant un mélange de l’ensemble de ces langues

De Parménide à Heidegger

Depuis l’aube de l’histoire grecque, les paroles de Parménide continuent d’affluer jusqu’à nous :

Χρὴ τὸ λέγειν τε νοεῖν τ΄ ἐὸν ἔμμεναι· (Chrei to legein te noiein t’eon emmenai)

Heidegger traduit par :

Il est d’usage (lui-même traduisant en français l’allemand es braucht), ainsi le dire également la pensée, l’étant : être

Habituellement, on traduit par « il est nécessaire ». Chré vient du verbe chraô, chrésthai où l’on trouve le mot cheir (main). Chraô signifie « je manie ». Il y a l’idée d’user de… User de quelque chose, c’est dit Heidegger, laisser la chose être ce qu’elle est. L’usage sauvegarde l’être de la chose. Or, l’essence de la chose est d’être prise en main. Autrement dit, la choséité se détermine à travers le main-tien. Les références à la main sont capitales. Au vers 22 du Poème, la déesse de la Vérité prend la main du philosophe. Aristote dira : seul l’étant qui est revendiqué par la pensée peut avoir des mains. Ce qui suppose que les animaux possèdent des pattes ou des pinces. On trouverait à la rigueur des mains chez les primates, mais jamais la main. Il y a quelque chose de remarquable qui est justement dit dans l’usage du singulier pour la main (tout comme pour l’oeil). Pas seulement parce que nous usons plus d’une main que de l’autre (gauchers ou droitiers) – les primates (chimpanzés et gorilles) étant pour leur part ambidextres. Seule la main prend et donne tandis que les pattes saisissent. C’est pourquoi Heidegger écrit que penser est un travail de la main. Ce qui signifie en même temps : la main pense et la pensée manie.

Venons en à la forme du verbe chrei que Heidegger traduit par « es braucht » et que Gérard Granel rend en français par « il est d’usage ». « Il est d’usage » est une phrase dite impersonnelle,  c’est-à-dire sans sujet, comme « il pleut ». Il est d’usage : qu’est-ce que le « il » ? En allemand, « es regnet » : es n’est ni féminin ni masculin – ça pleut. « Il y a » se dit es gibt en allemand : ça donne. De quoi est-il usage? De legein et de noien.

Legein est la forme verbale de logos et se traduit par dire. On se représente traditionnellement le parler comme l’activité des organes de phonation. Mais legein en grec ne signifie pas prioritairement ni originairement le fait de « parler ». Le terme legein  est rapproché par Heidegger du legere (lire) en latin et du legen (poser) en allemand – la lecture est un lier, un cueillir – colligere – c’est-à-dire le fait de rassembler les lettres. Les Grecs comprenaient le dire à partir de déposer, exposer, poser la pensée sur… Le logos est lié à léchos, c’est-à-dire la couche, le lit, et ce mot grec tout comme le latin lectus, provient de l’indo-européen, legh. Avec le legein, quelque chose est couché dans l’apparaître, il est posé devant… devant quoi ? Legein : poser, laisser être posé. Le legein est un mode de l’usage en ce qu’il s’agit par le logos de laisser quelque chose en son être, autrement dit, de laisser être l’étant. Il lui permet la seule chose que celui-ci est à même de  faire, à savoir :  être. Ce n’est qu’ensuite qu’il devient nécessaire de dire de l’étant qu’il est. Dire cela c’est être en accord avec le logos au sens de ce qui a laissé être quelque chose debout au lieu de le laisser sombrer dans le néant (impossibilité) ou de tomber dans le vide du bavardage (doxa).

Noein est la forme verbale du nom noùs et veut dire : saisir, prendre quelque chose en garde. Dans la phrase du Poème, le legein précède le noein : le laisser être posé-devant doit déjà apporter quelque chose pour que cette chose puisse ensuite être prise en garde. Cependant, il faut bien voir que le legein se déploie en noein : le legein est disposé au noein. Le te… te parle d’une réciprocité.Il s’agit des deux dans leur appartenance mutuelle. L’articulation de legein et de noein se déploie elle-même comme alétheuein au sens du dévoiler et du garder dévoilé. Ils répondent ainsi ensemble à l’in-voilé.

Dans la suite de la tradition occidentale, penser devient juger au sens de la prédication (logique) et en même temps noein prend le sens de saisir, d’intuitionner par la raison. Ce couple a décidé de ce que signifie penser. Il ne s’agit pas dans noein et legein d’un travail conceptuel pour capter la réalité dans un système. Legein et noiein se rapportent à eon. Etant, on – ce qui concerne legein et noein. Il est d’usage que la pensée se rapporte à eon : emmenai. La pensée n’est ni une activité psychologique ni un processus logique, elle reçoit sa marque de l’einai.

… τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι

« Car le même est en vérité penser et être »

Parménide ne dit pas que l’être est pensée ou que la pensée est être. Il ne s’agit ni d’un idéalisme ramenant la réalité extérieure (la res extensa) à la pensée (res cogitans), ni d’un matérialisme au sens où la pensée serait quelque chose de matériel.

To auto (le même) est le sujet de la proposition. Il ne s’agit pas de l’indifférence du pareil au même. Penser et être sont différents. C’est par cette différence qu’ils s’appartiennent l’un à l’autre. Le noein reste ordonné à l’étant présent qui enferme le noein en son sein.  De l’étant, Parménide nous apprend qu’il est. « L’étant est » : cette parole appelle la pensée sur le chemin de la (du)plicité de l’être et de l’étant, du pli ontologique. À la question qu’est-ce que l’être, on répondra à partir d’Aristote que l’être est ce qu’il y a de plus haut (théîon, summum ens) et qu’il est en même temps le concept le plus général sans toutefois et à proprement parler être un genre (ousia, substantia).

L’histoire de la tradition métaphysique occidentale est une variation sur ce même thème. Le même est penser et être devient une égalité uniforme esse=percipi chez Berkeley. Le « je pense donc je suis » fonde chez Descartes l’être sur la pensée. Avec Kant, l’étant devient objet de l’expérience et l’être est défini comme l’objectivité de l’objet. Le principe suprême des jugements synthétiques a priori reformule la parole parménidienne dans la perspective transcendantale qui identifie les conditions de possibilité de toute expérience possible avec celles de tout objet possible. Il s’énonce : « les conditions de la possibilité même de l’expérience sont du même coup les conditions de la possibilité des objets de l’expérience. » (CRP A 158 | B 147) : le du même coup est une interprétation du to auto parménidien. Dans la préface à la phénoménologie de l’esprit, Hegel dit également : « l’Être est Penser. »