Makan et Kan ya ma kan (كان ياما كان)

« Kan ya makan » ©Karl Sarafidis

Kan ya makan (كان يا مكان) : c’est par cette locution que pourrait plutôt commencer tout conte en arabe tant le terme kan (« il était ») n’est pas comme en français prioritairement associé au temps (« une fois ») mais au lieu, makan, qui ressemble à un participe passif du verbe « être », lequel ne se dit qu’au passé, la langue arabe marquant ainsi le présent du caractère de ce qui est fuyant et insaisissable, et consacrant le lieu comme objet de nostalgie. Dans les langues latines, la référence au lieu se retrouve par exemple dans l’espagnol estancia (la demeure), ou de façon indirecte en français dans la tournure « il y a ». Quant au grec, le terme ousia qui résulte de la substantivation du participe présent (ón, l’étant) du verbe « être » (einai) est pensé d’abord à partir de la parousia (la « présence ») – « être » signifiant alors « être présent » – mais servait initialement à désigner le domaine oiko-nomique qui se trouve sous la propriété de l’homme privé qui inclut la maison, le terrain, la femme, les enfants et les esclaves, avant de devenir un mot technique de la langue métaphysique dont la traduction en substantia (la substance) par les Romains occultera son origine vulgaire domaniale en même temps qu’elle ancrera le sens de « être » dans la permanence de ce qui sous l’étant présent demeure insistant (du moins tant que dure cet étant).

Le plurilinguisme du même. Pansées à la suite de l’explosion du port de Beyrouth.

Béryte a été fondée en -5000 av. JC par les Phéniciens. Elle a connu à plusieurs reprises la dévastation. Mais le Phénix renaît à chaque fois de ses cendres. Les morts par contre ne reviendront pas. Et ceux qui ne sont pas morts le sont d’une certaine manière.

Il y a pourtant des trésors qui restent à l’abri de l’explosion. Ceux-là sauvegardent le rapport à l’essentiel. On a détruit les logements mais non pas le mode particulier de l’habiter qui fait de nous ce que nous sommes. Comme le rappelle un fameux philosophe allemand, si l’habitation désigne un comportement humain c’est en ceci qu’elle comporte un rapport au monde, qu’elle détermine une tenue singulière, une manière d’être spécifique, la relation à soi, aux autres, aux choses, aux dieux, etc. C’est un rapport au monde qui conditionne la co-habitation ainsi que son défaut : à travers le partage politique de la maison, la possibilité d’un voisinage paisible avec d’autres maisons, l’hospitalité envers l’étranger et celle qui nous est due par les hôtes. Or, le trait fondamental du monde – où que l’on soit – c’est que celui-ci est devenu inhabitable : le désert croît. Ainsi parlait Zarahtroustra. Le monde devient immonde en ce sens tragique de l’impossibilité d’un foyer. S’impose une vigilance prométhéenne pour en entretenir le feu sans que celui-ci nous explose à la face.

Mais cette manière d’être au monde, nous la tenons en premier lieu de la langue et des langues que nous parlons les uns avec les autres. Car c’est en définitive la langue qui définit la manière d’être et détermine le rapport au monde. En ce sens, Arendt ayant émigré aux US a raison de considérer que sa véritable patrie c’est l’allemand.

Qu’avons-nous en propre ? Qu’est-ce qui nous appartient et qu’il n’est pas possible de nous arracher sans altérer notre essence, sans nous aliéner ?

Qui nous ? Nous qui sommes ou étions des habitants d’Ahsrafieh, de Gemmayze et de Mar Mkhail ? Non pas en ce sens que nous y occupions des logements, mais au sens où notre manière d’être était de part en part déterminée par ce trait particulier de notre comportement d’êtres parlants, ce que nous avons d’essentiel, c’est-à-dire notre rapport amical au monde : pouvoir faire séjour dans une pluralité de langues.

Puisqu’il est question des quartiers de Beyrouth qui ont été soufflés par l’explosion – Ashrafieh, Gemmayze, Mar Mkhail – je prie le lecteur d’excuser le caractère partiel, partial, l’imprécision et sans doute même la subjectivité étroite de celui qui prend ici la parole dans une langue pour parler des langues parlées par les interlocuteurs qui prennent part à une ouverture du monde. Aucune prétention sociologique n’est en jeu. Mais clairement une visée thérapeutique – pharmacologique dirait un philosophe qui, tristement, nous a quitté le lendemain de l’explosion, Bernard Stiegler : panser les blessures. Cela revient à soigner le mal. Nous qui avons un rapport nostalgique au monde lui-même et aux langues du monde. En grec, algos c’est le mal de la douleur. On parle en français du mal du pays.

Notre nostalgie est le souci que nous portons pour le monde et la pluralité de ses langues. Avoir un rapport nostalgique aux langues, c’est entretenir avec les possibilités infinies de mots et de phrases auxquelles ouvre cette pluralité, un rapport de jouissance : on jouit de proférer. Il n’est pas rare pour nous de rire à gorge déployée de la langue et de ses signifiants :  cette autorisibilité de la parole qui rappelle constamment à la mémoire l’incongruité de certaines sonorités, de certaines tournures, en faisant parfois jouer poétiquement les langues les unes dans les autres. La distinction de l’étranger et du propre n’a plus mise ici.

Le rapport de ces habitants que nous sommes qui n’arrivent pas à habiter, à avoir une patrie – elle même microcosme dans le cosmos politique – est au fond un rapport de nostalgie : un ami définissait la nostalgie comme le fait de rester au seuil de la maison et de ne jamais pouvoir y rentrer. Nous demeurons au seuil car nous habitons plusieurs langues. Chacun de nous a le pied dans un pays, le cœur dans un autre, la tête dans un troisième… Nous étions déjà des émigrés sur place, des expatriés dans la patrie[1]. Non pas absence d’identité mais identité éclatée, contrastée, plurielle.

Nous ne sommes pas assignés à une identité unique parce que nous parlons naturellement plusieurs langues. Ce laisser aller aux jeux des langues nous donne la capacité de nous déshabituer du propre, nous libère de la crispation sur lui. On pourrait penser que la prédominance du français dans ces quartiers de Beyrouth est le signe d’un mimétisme culturel qui nous désapproprie de ce que nous sommes. Qu’il y aurait lieu à interroger ce phénomène sous l’aspect d’un complexe du colonisé rendu incapable de s’approprier ce qu’il a en propre. Mais le propre de ces habitants, c’est précisément d’avoir renoncé au monopole du propre. Nous embrassons le pluralisme. En cela nous sommes les véritables européens d’aujourd’hui comme pour Nietzsche les Grecs l’étaient en leur temps.


[1] Mais c’est une constellation linguistique unique qui prend forme. Ce n’est pas la même langue qui parle selon le type d’interlocuteur à qui on a affaire. Chaque langue est associée à un visage différent :

  • Le français parlé par les femmes aux enfants
  • L’anglais parlé avec le personnel de maison
  • L’arabe libanais parlé par les hommes ou par les adultes entre eux
  • L’arabe classique parlé par les politiques et les journalistes
  • Le franglibanais constituant un mélange de l’ensemble de ces langues