Honte, pudeur, retenue

Il y en grec deux mots qui disent la honte : aidôs et aischos.

Aischos est le terme privilégié par la Bible pour parler de ce qui est honteux. Pour les Anciens, l’aischuné c’est la laideur repoussante, mais aussi le déshonneur. Il s’agit moins d’un sentiment de culpabilité intérieur que de quelque chose qui s’abat objectivement sur quelqu’un. Chez Homère le terme est employé pour dire aussi le fait de rougir (de honte).

 Aidôs désigne plutôt le respect et la crainte face à ce qui est sacré (le Dieu, les lois, les ancêtres…). Elle est due par l’hôte à son invité, par le citoyen à l’étranger, par l’enfant au parent, et vice versa, etc. mais aussi, chose remarquable, par les dieux, aussi bien les uns envers les autres qu’envers les mortels.

Aidôs c’est la retenue qui permet de ne pas avoir honte (aischos). Elle préserve de la honte, elle fait de la honte quelque chose de… honteux! Il y a deux sortes de « honte » pourrait-on dire : celle qui empêche de commettre une faute et celle qui est portée par le fautif.

En toute rigueur, on pourrait montrer que la faute n’est pas un concept grec – le terme provient du latin fallere, choir, chuter, tomber. Les Grecs connaissaient autre chose que le vocabulaire de la cavalerie impériale. Lathos que traduit le terme de « faute » est un état de la léthé, du cèlement ou du voilement – contraire de l’alétheia, la vérité comme dévoilement.

Le pire pour un Grec, c’est que s’abatte sur lui le nuage du cèlement. Et la démesure (l’hubris) du héros tragique consiste à en faire le signe emphatique, le mon(s)tre, d’un voilement, ou bien d’un dévoilement, à chaque fois extrême, excessif, univoque. Autrement dit, le péril tragique consiste en ce que dans ce jeu du cèlement/décèlement, voilement/dévoilement, constitutif de la réalité, un seul des termes prend toute la place. Or, les Grecs connaissaient l’anaideia – l’absence de pudeur -, mais pas la culpabilité. Œdipe n’est pas coupable d’avoir couché avec sa mère, mais c’est la honte – et il aura jusqu’au bout cru qu’il était en mesure de contrôler le jeu du dévoilement et du voilement : en se crevant les yeux, il a pensé pouvoir maîtriser le cèlement, après avoir prétendu connaître le décèlement, s’exposant par là même à une honte bien plus grande encore, qui le porte au sommet de la démesure tragique.

La culpabilité n’est jamais décrétée de l’extérieur par la société ou ressentie de l’intérieur par l’individu. On n’est jamais coupable de rien : une hache innocente qui tombe sur la tête d’un homme et qui le tue sera quand même condamnée à brûler sur le bucher. Le manque d’aidôs n’est pas imputable ou punissable. C’est en soi un châtiment puisque l’anaideia dérobe l’esprit des hommes du droit chemin et s’abat sur eux sous la forme d’un nuage comme l’écrit Pindare dans la septième des Olympiques. L’oubli du sacré (mais aussi de ce qui mérite le sacrifice et de ce qui appelle les sacrements) est un état du voilement.

Chez Homère, aidôs se rencontre avec la crainte (dèos), avec la pitié (elèéson), avec l’amitié (philotéta), trois guises du rapport aux autres, sans lesquels une société ne tiendrait pas, ne se maintiendrait pas.

Ajoutons à tout cela que Aidôs est avant tout une déesse, dont Sophocle nous dit qu’elle siège aux côtés du Dieu le plus haut.

Dans le mythe hésiodique, Aidôs et Némesis (la rétributrice, la réparatrice) quittent la terre des hommes tant ces derniers sont entrés dans l’âge de tous les excès, dans l’absence de retenue. Faut-il y voir une sorte de chute qui ouvre sur un temps historique fondé sur une catastrophe originaire comme le mythe de la Genèse ? Difficile d’y répondre en quelques mots.

Mais où se trouve la référence sexuelle ? Hé bien dans le terme aidoia qui désigne ce qu’on a traduit par « les parties honteuses ». « Παίδων τοίνυν δοκιμαζωμένων αἰδοῖα πάρεστι θεᾶσθαι. » (Aristophane, Les guêpes : « Pendant que les enfants passent l’examen nous pouvons contempler leurs aidoia« ). Est-ce à dire que les Grecs avaient honte de leurs sexes ? Loin de là. Chanteraient-ils les hymnes phalliques en l’honneur du dieu si celui-ci ne préservait pas ceux qui les chantent de toute honte – « si ce n’était pas pour Dionysos (…) ils agiraient sans pudeur » – Héraclite, fragment 15) ?

Les Grecs connaissaient une espèce très particulière de pudeur, qui n’est pas le fait des hommes, mais qui est constamment et partout présente dans la nature. Héraclite ne nous apprend-il pas que « la nature aime à se cacher » (fgmt 123) et que finalement cette éclosion permanente, ce débordement pléthorique qui déploie le ciel, la mer, la terre, les arbres, les oiseaux, les hommes etc. ne peut s’exercer sans une part de retenue, sans ce retrait essentiel à tout ce qui apparaît et sans quoi rien ne se verrait sous la lumière du jour ? Ce feu de la lumière qui dévoile toute chose échappe lui-même à l’apparition. Ce qui fait surgir toutes les choses visibles ne se montre pas et ne se voit pas – je ne vois pas la lumière mais ce qu’elle éclaire). Héraclite l’appelle « ce qui ne sombre jamais » et il demande : « comment pourrait-on se cacher de ce qui ne sombre jamais? » (fgmt 16).

L’homme grec se découvre exposé au Tout, exposé à l’être de ce qui est, et cette exposition constante à laquelle il ne peut jamais se soustraire, le voue irrévocablement au jeu du voilement/dévoilement qui rythme le cours particulier de tout ce qui vit et celui de son existence en particulier. Loin d’être coupables, d’avoir dégringolé dans le monde pour y épancher leur mauvaise conscience et leur honte, d’être tombé dans cette vallée de larmes d’une Histoire-catastrophe, ceux qui se comprenaient comme et se prénommaient eux-mêmes les Mortels, considéraient au contraire que leur séjour provisoire sur la terre se détachait sur le fond d’un scintillement éternel (cadencé par l’alternance d’un « éteintement » et d’un « allumement ») de ce qui n’advient jamais complètement et ne disparaît jamais complètement.

L’advenance inachevée, inchoative de toute chose qui surmonte continuellement le chaos, dans un jeu de battement, et qui lie son destin à celui de l’inapparent, ne doit pas se comprendre au sens inexacte et faux d’un ordre imposé au mélange désordonné et informe primordial (cf. Reynard Sorel, Chaos et Éternité). Ce que la pudeur au sens d’aidôs retient, ou encore maintient, c’est le Monde. Elle fait rentrer toute chose dans les limites à partir desquelles elle commence à être et finit d’être.

Pour dire combien le thème de la pudeur n’est ni religieux, ni psychologique, ni sociologique. La pudeur n’est pas dans son sens premier, la honte ressentie devant ses organes sexuels. Avoir de l’aidôs, c’est dans certains cas (et il faut savoir lesquels) savoir se cacher et dans d’autres savoir se montrer; c’est soit dire, soit ne pas parler, faire ou ne rien faire, verser des larmes ou se retenir de pleurer, se dénuder ou s’habiller.

L’aidôs ne me voue pas à la pudibonderie, à la timidité ou à la culpabilité. Et si cela nous paraît difficile à comprendre c’est parce que nous avons désormais une toute autre compréhension de ce que signifie « voir » et « regarder ». Pour les Grecs, ce n’est pas le rayon qui part de mon œil vers les choses, c’est à l’inverse : être exposé à l’être, à ce qui ne sombre jamais, et qui pourtant ne cesse de se celer. Cette exposition ne donne pas un sentiment de honte coupable. Elle communique la pudeur sacrée et la retenue du Tout. Et ce n’est pas là un sentiment parmi d’autres, ni même un sentiment à proprement parler, mais c’est ce qui accorde chaque sentiment en lui donnant profondeur et amplitude. Autrement dit : en l’enracinant au plus profond de la terre et en l’élevant à l’appel du ciel le plus vaste et le plus haut. Aidôs donne à chaque affect le ton de sa tonalité. C’est non sans raison que Heidegger parle à son propos d’une « stimmende Scheu » (une pudeur accordante).

Projeter un futur ordinaire (Entretien avec Konstantin Gudkov)

Avec son mélange de typologies d’habitations traditionnelles et d’appartements communautaires, l’immeuble d’Obrabstroï à Moscou livre un témoignage précieux sur l’histoire des coopératives pendant l’ère soviétique.

Télécharger pdf :

L’immeuble d’Obrabstroï

(Revue Tracés)

L’anthropométrie des Bertillon. Les criminels et les sauvages.

Nous sommes à l’époque de la troisième République. Alors simple employé de bureau chargé de classifier la masse de photographies dont la Police dispose sur les criminels, Bertillon s’inspire des travaux de Quételet pour établir un fichier rationnellement organisé des individus arrêtés, le bertillonnage. Grâce à cette invention, il est nommé chef du service photographique de la préfecture de Paris. Le bertillonnage est un procédé d’identification biométrique qui a bien fonctionné (en France jusqu’en 1970) avant d’être finalement supplanté par le fichage d’empreintes digitales. Il s’agit d’établir les éléments caractéristiques des individus en procédant à un ensemble exhaustif et précis de mensurations et de descriptions. Le tout était agrémenté d’une photographie de face et d’une autre de profil. Moins expressif que la face, le profil n’est pas aussi susceptible de variations. Il n’est pas rare que des criminels se tordent de grimaces devant l’appareil photographique afin, en cas de récidives, de se rendre méconnaissables pour une identification future. Mais le bertillonnage va rendre vaines toutes ces tentatives, car les mesures obtenues sont exactes et propres à chacun : il y a une chance sur quatre millions pour qu’elles soient identiques chez deux individus. Cf. Alphonse Bertillon, Identification anthropométrique, Melun, Imprimerie administrative, 1893, pp. xvii-xviii.

Mais les champs d’application de l’anthropométrie ne se limitent pas aux pratiques juridique et policière. L’ethnographie est également un domaine dans lequel elle est mise à profit. Bertillon père avait ainsi déjà proposé de mesurer les caractéristiques des différentes races. Il s’est intéressé aux « sauvages » dont il prétend avoir démontré l’infériorité en se fondant à la fois sur des calculs minutieux de leur angle facial, de leur indice céphalique, etc., et sur des jugements esthétiques, en vue d’établir les écarts par rapport à l’idéal de l’homme blanc occidental.

Louis-Adolphe Bertillon, Les races sauvages, Paris, Masson, 1883, p. 2-4 : « La peau des Bochimans est d’une couleur jaune sale qui correspond à celle du vieux cuir tanné […]. La saleté qui la recouvre contribue à la faire paraître plus foncée ; elle est de plus sillonnée de rides, de bourrelets remplis de crasse, ce qui leur donne un aspect repoussant. L. Vincent donne de leur physionomie la description suivante : ‘‘Leurs cheveux sont courts, crépus, assez rares, d’une couleur noirâtre et plantés en demi-cercle sur le front ; leur nez est très épaté, les pommettes et les arcades zygomatiques sont très saillantes ; leurs yeux sont écartés, leur figure est hideuse ; leurs lèvres épaisses, livides et proéminentes ressemblent plutôt à un groin qu’à une bouche. Leur angle facial est peu développé, il a 72 à 74°. […] En un mot, les Bochimans ont une physionomie beaucoup plus repoussante que bien des chimpanzés et surtout de jeunes gorilles.’’ La saillie des pommettes et l’affaissement des tempes donnent au contour de leur face l’aspect général d’un losange aux angles effacés. […] Mais ce qui contribue le plus à donner à leur physionomie ce type de babouin, dont parle Vincent, c’est la saillie de leur mâchoire jointe à l’aplatissement des cartilages des os du nez. Il en résulte que leur profil, au lieu d’être convexe, comme celui du type caucasique, est concave comme celui des singes. La cause de cet aplatissement est la même chez le Bochiman et le singe, et doit être attribuée à la soudure prématurée des os du nez qui reste atrophié. C’est ce qui faisait dire à Cuvier, en parlant de cette partie du squelette de Bochiman que jamais être humain ne s’était montré plus près du singe que celui-là. D’autres caractères anatomiques d’infériorité contribuent à placer le Bochiman au dernier degré de l’échelle des races humaines. Citons entre autres les bords de ses lèvres à arêtes vives et ne formant pas le bourrelet si prononcé du nègre, et l’absence de la ligne âpre du fémur. Le crâne est dolichocéphale, c’est-à-dire plutôt long en proportion de sa largeur : son indice céphalique est de 73, c’est-à-dire que la largeur maxima de sa tête divisée par sa longueur donne comme quotient 0,73. Ces chiffres n’indiquent donc que la forme générale du crâne sans tenir compte de sa grosseur, de son volume absolu. La capacité du crâne Bochiman est du reste très faible : 1250 cent. en moyenne ; celle du Parisien est de 1560. Le cerveau est par conséquent très petit, et se distingue encore par la simplicité de ses circonvolutions qui rappellent le cerveau de nos gâteux. Dans nos pays, un individu pourvu d’un cerveau semblable serait idiot. »

Пришествие и происшествия (trad. Alexandre Koshelev)

  1. I. Приходящее

То, что приходит — так названа книга Костаса Акселоса[a], появившаяся в печати в 2009-м году. Так же назван сборник бесед с Француазой Дастюр, Мыслить то, что приходит[b], вышедший в 2014-м. Похоже, что после Хайдеггера мышлению предписано открыться некоему нечто, что приходит : при некоторых особых обстоятельствах места и времени. Как уточняет Акселос, речь идёт о том, чтобы помыслить не прихождение[c] как таковое вообще, но лишь то, что приходит. Это всякий раз есть нечто неуловимое: парадокс мышления, которое силится высказать то, что уходит от его хватки; шаткое мышление, суть которого — брести навстречу тому, что может разве только на неё не явиться, мышление, граничащее если не с невозможностью сказать и сделать, то по крайней мере с немалым затруднением развернуть теоретическое вопрошание или выдвинуть практическое решение. Нельзя сказать, к примеру, о рождении и смерти, будто бы они суть происшествия[d], которые случаются кому-то или происходят с кем-то; и всё же рождение и смерть есть то, что заставляет нас прийти в мир от мира[e]. Прихождение именует приход к присутствию[f] и неявное явление в горизонте открытости мира.

Начавшись с психологии, феноменология предприняла далее отчасти поворот в сторону теологии, отчасти — в сторону космологии, каковая в конечном счёте куда более верна методологическому атеизму своего основателя. Феноменологии нечего было смущаться тем событием, которое заложило фундамент современности: смертью Бога. Однако, после того, как Фуко объявил конец человека, — тогда мир остался единственной из трёх метафизических идей, остался под укрытием апокалиптических рассуждений (быть может, потому что он и всегда составлял их объект?). Невзирая на своё эко-логическое, эко-политическое и эко-номическое опустошение («пустыня растёт»), мир, в котором мы обитаем, остаётся для нас непреодолимым горизонтом того, что приходит. Человеческая душа и Бог и в самом деле могли отжить своё как силы, полагающие основу опыта и ценностей, как путеводные идеалы, как высшие всеобщности или крайние устремления: это означает не то, что они отбыли и выбыли, но лишь что отныне они раскрыты как то, что они суть: позитивные реальности, партикулярии, чистые отношения, средства для сторонних целей, вариации в нашем отношении к миру. Даже сами «Я» и Бог приходят в мир(е)[g]. С этих пор нет больше зрителя κοσμοθεωρός — как то показал Мерло Понти — человека или Бога, чьё обозревающее мышление делает их способными изъять себя из Плоти[h] мира. Ни совокупность вещей, ни сумма происшествий, ни даже статичный, отдельный от вещей горизонт: мир есть прежде всего деятельный акт: мирить[i], κοσμεῖν, акт, могущий дать прийти человеку и божеству. Мир есть уникальное трансцендентальное поле (полностью бессубъектное): условия возможности пришествия реальности не конститутивны рассудку Бога или человеческого субъекта. Они не идеальны и не принадлежат «потустороннему» (Hinterwelt). И если школярная трёхчастность метафизики ставит мир в один ряд с двумя другими безусловными всеобщностями, с «Я» и Богом, то так было не всегда. Чуждое всякому эсхатологическому посылу архаическое речение, гласящее что мир сей «ни из богов никто, ни из людей не сотворил» (Гераклит, DK 30), обращается к миру как будто он не имеет ни начала, ни конца, но захвачен слаженным чередованием возгораний и угасаний: он никогда не угасает совершенно и никогда не разгорается до предела: так он мерно отбивает свою меру, μέτριον и φρόνιμον.

Как мыслить отныне это время мира, время-мир, это пространство-игры-времени (Zeit-Spiel-Raum), через которое приходит мир? Мир приходит и не перестаёт приходить, сообразно временному движению, иному чем таковое чистого становления[j] (линейное время, последовательность): сообразно одновременности прошлого, настоящего и грядущего[k] в единстве удержания[l] и порыва[m]. Скорее чем последçовательность присутствий, надлежит продумать биение Присутствия, игру утаивания и разоблачения, сокрытия и раскрытия. Это, без сомнения, то, что имеет в виду Паточка, когда в письме Роберту Кэмпбеллу от 20-го марта 1964 года она пишет: «Становление — то движение, что стоит у истока всего нашего опыта — само по себе невозможно без становления более глубокого и более начального, которое не есть движение в опыте или в мире, но становление и движения мира как такового: онтологическое становление.» То, что приходит, есть близящееся, чья сдержанность вызывает установление правления или века мира, эпоху открытия или закрытия, сокрытия и раскрытия, утаивания и разоблачения. Мир скорее порядка пришествия, чем происшествия. Тогда как единичное происшествие есть непредвиденное, которое может вдруг возникнуть в мире и, далее, рассказываться, приходящее никогда не всходит как происшествие[n]. Пришествие остаётся вне досягаемости: его нельзя произвести или же спровоцировать. Обратить внимание на то, что приходит среди происшествий, значит обратиться к тому, что случается прямо сейчас, к тому, что не почиет в уже давно содеянном, но что деятельно совершается. Даже когда происшествие уже стряслось, нечто продолжает приходить. Даже когда происшествие уже или ещё не имело места, нечто также может приходить. Зачастую происшествия заслоняют собой то, что приходит прямо сейчас: если долгое время ссылались на Алжирскую войну как на «происшествия в Алжире», то было это оттого, что не хотели признавать перестройку колониальной державы, которой была Франция. Также и известная фраза «это не бунт, это революция!» должна была указать Королю, что именно приходит прямо сейчас, что именно кроется за тревожными происшествиями и одновременно же подготовляется. Приходящее не только лишь приходит прямо сейчас, ни лишь в грядущем: оно всегда уже грядёт прямо сейчас. Гераклит называет слово τεθνεῶτες — причастие прошедшего времени (умершие) — с тем чтобы указать на смертных, как если бы смерть, что даёт нам прийти, всегда уже имела место, как та граница, от которой мы начинаем быть тем, что мы есть: сущие-в-мир(е)[o]. В росте растения, в расцветании цветка приходит также нечто от мира. Приходящее обозначает не происшествие, происходящее и проходящее в мире, но то, что, происходя из мира и к миру, даёт прийти самому миру. После Симондона, можно было бы говорить о доиндивидуальном начале (удержание, виртуальная сдержанность памяти) и трасиндивидуальной судьбе (направление порыва) всякого индивидуально сущего. Единство до- и транс- есть единство экстатической длительности[p], место прихождения мира, то откуда сущее происходит и то к чему оно всходит, всякий раз в кратком, молниеносном сверкании.

На эту космическую Временность Бергсон наводит философскую мысль: «Мы непрестанно вбираем что-то из океана жизни, в который погружены, и чувствуем, что наше существо <…> сформировались в этом океане как бы путем локального затвердения. Философия может быть только усилием к тому, чтобы вновь раствориться в целом[q].» (Во введении к Материи и памяти, Виндельбанд называет бергсоновскую метафизику метафизикой происшествия, то есть того, что не повторяется вновь. Происшествие характеризуется своей единственностью и своей невозможностью, в том смысле, что у него есть определённая дата и он не существует до неё как нечто возможное. Однако, в Бергсоне уместнее было бы увидеть именно мыслителя прихождения мира, чем становления вещей.) Интуитивная мысль, возведённая в философский метод, должна позволить нам заново найти «огонь присноживый (ἀείζωον) мерно вспыхивающий и мерно потухающий», эту «бесконечность жизни», от которой нас отвращают обыденные способы восприятия, организованные практическим разумом[r]. Именно наше восприятие кроит вещи (их материальные образы) в движущейся безмерности[s]. Открытое и его неявное явление неуловимо для концептов, предназначенных геометрическим телам. Мир, который есть Время, не есть ларь перемен: он приходит как внезапное и беспрерывное появление нечаянных новшеств. Здесь нас может кое-чему научить рассмотрение обычного стакана с подслащённой водой.

В опыте с сахаром, таящем в воде[t], Бергсон хочет показать, что в столь же замкнутой системе как та, что объединяет стакан, воду, сахар, чайную ложку и меня, изменение не сводится к перемещению частиц сахара (его распадение на молекулы), или же ещё к последовательности различных состояний (вода+сахар, затем сладкая вода). Лёгкое изменение в искусственно замкнутой системе влечёт изменение в « конкретном целом, охватывающем эту систему ». Вселенная в целом приходит и не прекращает приходить в стакане с подслащённой водой. Раскроить внутримирный процесс на фазы, затем воспроизвести и изолировать в той или иной подсистеме, — всё это заслоняет пришествие, кроющееся за таким процессом. Как бы абстрактны и замкнуты ни были те системы, что экспериментатор намерен изолировать от прочих вещей, от этого они не перестают вызывать к прихождению мир в его целости. Этот опыт показывает, очевидно, важность задержки и тот факт, что всё требует времени. Точнее сказать, нерешительность, свойственная становлению, означает что каждое происшествие взято в коренном переустройстве всего того, что не прекращает в ней своё самопроизведение. Декарт, не смогший увидеть в целом возможность создания нового (пытаясь схватить Я в мгновении и противопоставляя свои мысли и протяжённость, свободу и необходимость), помыслил всё же творение как пришествие, а не как уже произошедшее происшествие: каждый миг мир приходит, вместо того, чтобы пропадать в ничто, даже если это обязано, в конечном итоге, божьему содействию. Однако, Бог сам есть непрерывное извергание, но не вещь, то есть причина мира[u]. Он есть « центр, из которого извергаются миры, как снаряды из огромного букета», «непрерывность извергания», «непрестанная жизнь, деятельность и свобода» (3-ья глава Творческой эволюции, стр. 706/249[v]). Творение не есть происшествие, т.е. оно не влечёт онтического отношения между существующими наличными вещами: высшее сущее и прочее сущее. Как божественное у греков, это непрерывное извергание порядка пришествия (ср. Вальтер Отто, Das Wort der Antike, Штутгарт, 1962, p. 39 : « Es ereignet sich etwas »).

Кроме того, не следует воображать себе, что внутренняя мелодия сознания скроена из происшествий, разворачивающихся снаружи. Участь души (которая расцветает всецело в творческой радости и в самотворении) и судьба мира глубоко связаны. Ср. Два источника морали и религии: сознание разливается и расширяется в величайшем возбуждении. Побуждающая и заразительная радость открывает его открытому мира и бросает его в движение вперёд[w] (или в космический танец). Мистическое сознание всё заключено в ожидании того, что приходит («сосредоточенность души в ожидании трансформации[x]»). Но если материальные препятствия могут быть сняты точечно, то невозможно сказать, что они будут сняты окончательны. Ожидание становится утомлением и безнадёжность, остающаяся в сердце надежды, способна опрокинуть и разбить порыв. Отсюда мысль о спиральном движении истории и о чередования, характеризующих политические пришествия мира: общества не живут неопределённо долго в той открытости, которую сумели вызвать мистики. Они всегда кончает тем, что вновь впадают в закрытость. Даже если при этом призывы Открытого/к Открытому никогда не прекратят приходить, дабы разбить путы, держащие душу взаперти в ней самое и в её сообществе. Фигура движения судьбы мира — спираль, а не циклика, потому что речь идёт о том, чтобы помыслить постоянство возвращения и в то же время постоянство изменения: у того же самого, что возвращается, было время для того, чтобы преобразоваться. Как уже замечал Бадью по поводу истории Франции, за революционной эпохой всегда следует реакционный период. (Далеко от того, чтобы подтверждать это положение дел, политическое чередование двухпартийности, к которой нас приучили в Европе представительные демократии, есть лишь иллюзия чередования, тогда как чередование только ещё подготовляется — пусть и под знаком грядущего худшего, к примеру, фашиствующей смены).

Нет истории-катастрофы, ни истории-прогресса, которые могли бы быть усмотрены в происшествиях. Зато есть чередование открытости и закрытости, мрачных периодов, которые оборачиваются просветами, и наоборот. Мы снова сталкиваемся с гераклитовским ритмом (возгораний и угасаний), с этим ῥυθμός, что есть не просто ῥοή становления, но σφυγμός прихождения, не протекание но пульсация того, что никогда не приходит полностью и не никогда не исчезает совершенно. Биение сокрытия и раскрытия, присвоения (Ereignis) и отчуждения (Enteignis). То, что мы называем пришествие, есть то обращение, которым сокрытие и раскрытие превращаются всякий раз один в пользу другого, биение, которое заставляет нас переходить от одного к другому.

  1. II. Время и αἰδώς

 В греческом мифе можно найти, следуя эллинисту Жан-Жаку Альриви, две альтернативные модели временности (которые несводимы к простому противопоставлению исторического и природного времени):

  • История происшествий, следующих друг за другом начиная с первоначального падения — у Гесиода
  • Время пришествия биения, в котором приходящее не может быть взято в обобщающем смысле — у Пиндара

Следующее краткое изложение является частью более широкой работы, которую мы ведём с Ж.‑Ж. Альриви и которая касается вопрос об Αἰδώς. Я обязан ему кропотливой интерпретацией греческих текстов.

а. Историческое время (Гесиод)

Всё начинается в то время, когда «боги с людьми препирались в Меконе[y]». Боги и люди улаживали свои разногласия. Однако, их делёж (κρίσις) был произведён не на справедливых основаниях вследствие хитрости Прометея, который раздал людям часть жертвенного быка, предназначенного богам (Теогония, стих 535 и далее), причём последним достались лишь кости, прикрытые жиром. Тогда Зевс покарал человека (в мужском роде), низвергнув его в Историю, отмеченную двойной «катастрофой»: разницей полов и борьбой за жизнь, ведомой в труде. Далее следует описание человеческого жития, которое разделено в Трудах и днях на пять клонящихся к закату модусов истории, которая сама, в своей целости, устремлена к финальной катастрофе. Мы принадлежим пятому веку, железному, конец которого Гесиод видит в безраздельном царствовании зла и страданий (Труды и дни, стихи 199-201). Нынешняя эпоха существования мира достигнет поэтому своего полного заката, своей точки невозврата, Αἰδώς (сдержанность) и Νέμεσις (воздаяние), закутавши свои прекрасные тела в белый покров, покинут землю и оставят людей силам зла[z]. В чём смысл этого будущего? Это отбытие Αἰδώς и Νέμεσις восходит к порядку приходящего: ни прошлое, ни настоящее, ни собственного говоря грядущее, но все три сразу. Непоправимо не происшествие, точка в истории: непоправимое находится в истоке самого исторического времени, отмеченного неудачным дележом, дурной раздачей и незаслуженным воздаянием, из-за чрезмерности (ὕβρις), бесстыдства, невоздержанности, из-за этого всегда больше (πλεονεξία), которое для классической греческой мысли лежит в основании каждого конфликта. Уход Αἰδώς и Νέμεσις есть уход всего того, что удерживает общество от падения в хаос и уничтожения. Без αἰδώς ничто не остаётся на своём месте. Быть на своём месте, иметь место, это означает быть. Разгром касается множества человеческих отношений, подрывает связи, разоряет сообщество и упраздняет обычаи гостеприимства: отныне никакой близости между родителями и детьми, между хозяином и гостем, между идущим и его спутником, отныне никакой дружбы (φίλος) к брату, но презрение к близким, старики обхаживаемые грубостями, города развязывающие войну, отныне никакого почтения к богам и к данным клятвам, правильное и хорошее уничтожено, малодушные упрекают храбрых. Последствия ухода Αἰδώς становятся всё более и более тяжкими — вплоть до самого конца истории мира.

В этом бегстве, в этой оставленности священным, которой подверглось человечество, речь не идёт, таким образом, о каком-либо происшествии, чьё появление просто-напросто имело бы место посреди связующего полотна прошедших фактов. Уход двух божеств, уже всегда имевший место, обнаруживается как пришествие, дающее мифу истории её посылание (Geschick). Всё происходящее позднее, может быть понято как разворачивание того, что заключено в этом уходе: миф Истории, услышанной как целостность смысла, царящая над беспорядочными происшествиями, рассказ, имеющий начало и конец, не так важно, ведёт ли она нас к катастрофе или к прогрессу, миф, имеющий своими эпигонами Священную Историю (от первородного греха до страшного суда), Ката (вечный мир), Гегеля (абсолютный дух), Маркса (коммунизм) и т.д., но кроме того одновременно и верование в некую западную конфигурацию времени мира — планетаризация Земли есть также европеизация, т.е. поглощение целых обществ, слывущих примитивными и как будто бы оставшимися вне Истории: см. знаменитую речь Саркози (написанную Анри Гэно) в Дакаре («Чёрный человек ещё не достаточно вошёл в историю»).

Вопрос состоит в том, чтобы понять, можно ли рассматривать другую временность, которая не была бы временностью происшествий-катастроф, можно ли рассматривать другой, нежели исторический, способ проживать и мыслить время — время, не отмеченное печатью неудержимого прогресса (возрастание производящих сил) или же необратимой катастрофы, — можно ли покончить с судом истории[aa]. Короче говоря, можно ли рассматривать временность, в которой Αἰδώς не покинул Землю и где дурной делёж не был бы непоправимым и окончательным?

  1. b. Временность мира (Пиндар)

В курсе лекций, посвящённых Пармениду, комментируя отрывок из VII Олимпийской оды, Хайдеггер называет αἰδώς «основным словом поэзии Пиндара и, таким образом, основным словом эллинства[bb]». Он отмечает у Пиндара связь между Αἰδώς — пребывание сокрытым и несокрытым[cc] —, сокрытием (λάθα) и несокрытостью (ἀλάθεια) (стих 43 и далее). Интуиция Хайдеггера, согласно которой вопрос о сокрытии/раскрытии является первичным, оказывается подтверждена. Бытие для греков есть лишь как игра вхождения в присутствия и выхода из него. Люди, боги, земля и море вовлечены у Пиндара в эту игру. В тексте Гесиода, где боги и люди, обречённые на зевсово отмщение (труд и пол), брошены во временность, определённую способностью суждения и первоначальным падением (не бывает Истории без суждения), Αἰδώς связана с Δίκη (Справедливость) и Ἔρις (Раздор). VII Олимпийская ода Пиндара повествует о трёх сокрывающих событиях, посредством которых имеет место один и тот же негаданный переворот, вызывающий всякий раз прихождение раскрывающей благодати: раздел Землю, забвение жертвенного огня, убийство Ликимния (брата Алкмена). Напомним контекст: эпиникий воспевает победу Диагора Родосского и восходит к мифу о рождении и основании Родоса. Отметим: поэтическое сказание не довольствует лишь показанием происшествий (как то: победа атлета), чтобы предохранить их от забвения[dd]. Сама победа приходит в сказании. Поэма скорее есть осуществление приходящего, нежели чем рассказ о происшествиях.

Пришествие 1: раздел Земли Зевсом и бессмертными. Однако, не будучи назван, здесь отсутствует Гелиос — бог, приносящий свет, в котором приходит всё приходящее. Он оказывается, таким образом, без своей доли, без наследия, без χώρα. Но он отказывает от того, чтобы Зевс затевал новый раздел, так как он видит, в своего рода пророческом откровении, как вырастает на дне морском доселе сокрытая земля: будущая Родос, невидимо приходящая. Он требует её в удел, когда та появится на свет. И вот «горние слова упали в раскрытость[ee]» — говорит поэт (сказание совершается в сокрытии как в месте своего последнего назначения). Гелиос берёт в жёны Родос и имеет от неё семь детей. Есть нечто весьма удивительное в отсутствии того, кто делает присутствующей всякую вещь, равно как и в этом пред-видении того, что ещё сокрыто, погребено под водами: Гелиос видит в собранности (как происходящее) то, что даётся обыкновенно лишь в виде последовательности происходящих явлений.

Пришествие 2: Гелиос просит своих детей построить жертвенник на акрополе, на виду, и совершить возношение Афине. Но дети Гелиоса восходят на акрополь, забыв взять с собой семя огня. Тем не менее, они совершают жертву, и Афина шлёт им драгоценные дары: дождь из золота — золота, о котором Пиндар говорит нам в ином месте (III Олимпийская ода, 42), что он есть αἰδοιέστατος из всех даров, т.е. наиболее достойный почтения после воды — и превосходство во всяком искусстве (способность производить существования, подобные живым). Этот же отрывок про забвение огня для учреждения жертвы разбирает Хайдеггер: «В цветение и радость ввергает людей благоговейная приязнь, настраивающая в предмыслие; но иногда наплывает [никак] не обозначенное облако сокрытия и влечёт прямой путь дел в сторону, вовне обдуманно раскрытого[ff]

Пришествие 3: предок Диагора Тлеполем убил брата Алкмена ударом палкой оливкового дерева, и Дельфийский оракул отправил его в изгнание на Родос. Тот был там принят подобно богу (ὥσπερ θεῷ) основателю колонии и Игр[gg].

Три несправедливости, что не заканчиваются дурно — три сокрытия, приводящих к эпифании. Эти три упущения, обернувшиеся милостью, не упустили, однако, случая привести комментаторов в замешательство. Так как облако сокрытия угрожает без конца (забвение огня, непреднамеренное убийство), необходимо умолить того, кто имеет над ним относительный[hh] контроль: Зевса. Именно он может дать победителю αἰδοίαν χάριν, которая оберегает его от ὕβρις. «Но и в единое мгновение ветер встает на ветер». Перед лицом внезапных и беспрерывных появлений нечаянных новшеств, смертное существование обречено также на неизвестность, неожиданности, тревогу перед неизвестным. Необходимость видеть то, что случается прямо сейчас, то, что близится, то, что ещё удержано, то, что готовит нас к подготовляющемуся, — эта необходимость требует сдержанности, удержания. Προμαθέος αἰδώς, целомудренный стыд того, кто имеет προμήθεια. Приходящее требует предмыслия, этой Gelassenheit, которая даёт прийти тому, над чем нет никакого контроля. Предмыслие (προμάθεια) развёртывается в своём отношении к свободному биению сокрытия/раскрытия. Речь не идёт о предусмотрительности или дальновидении, которые позволили бы увидеть будущие происшествия, но о предвидении, в истоке заботы, внимания и попечения по отношению к Богам, к уязвимым, к странникам. Отношение к тому, что приходит, есть отношение к существенному. Чтить своё слово и свой долг — вот проявление προμάθεια. Эта последняя восходит к памяти, равно как к наброску. Предмыслие вспоминает о себе самом. Каковы бы ни были обстоятельства будущего, я сделаю всё, чтобы не забыть мой обет. Есть и некоторая шаткость человеческой αἰδώς (шаткость, о которой уже в некотором смысле свидетельствует воля исполнить обет), потому что ошибки (ἀμπλακίαι) парят (κρέμανται) над умами (φρασίν) (стих 24) и даже у такого мудреца (σοφόν), как Тлеполем, сознание (φρένες) может затуманено тревожной растерянностью (ταραχαί) (стих 31). Можно вспомнить, например, о странной ситуации с Хайдеггером и нацизмом. Есть нечто, что смущает сознание человека, сбивая его с верного пути. Пиндар не говорит, что сознание сходит с правого пути: сознание не является причиной собственной потерянности. Упущения не совершаются «по ошибке» сознания, поскольку то якобы представляет собой морального агента, ответственного за свои поступки. Скорее, люди оказываются всякий раз жертвами собственных упущений. Нераскрываемой облако сокрытия обрушивается на людей, унесённых ветрами, отнюдь не попутными (ср. XI Нимейская ода, стих 47 и далее), но приносящими смятение в их умы и затуманивая правый путь. «Ошибка» у греков эпохи Архаики восходит к λαθεῖν , к сокрытию. Сокрытие не то же самое, что ошибка (faute, fallere: падение): речь о совершенно ином опыте этики как способа быть. Для нас, проникнутых христианским вероучением, трагический герой несёт вину за злодеяние. Эдипа уличают в том, что он убил своего отца и женился на собственной матери. В сущности же, для греков дело идёт о сокрытии. Отношение, связывающее Эдипа с его родителями, не было для него отрыто. Эдип движется в облаке. Жениться на матери и убить отца — это происходит не по его ошибке: в этом являет свою волю судьба. То же, что действительно является преступлением Эдипа и в чём его можно было бы обвинить, то, в чём он нарушает меру, — это его уверенность, что он способен рассеять облако или же вновь погрузиться в него по собственному хотению. Наконец, и это кульминация его преступления, он выкалывает себе глаза, ибо, движимый стыдом, не желает предстать всеобщему взору (как учит нас Хайдеггер, предстать взору — это определяющая черта греческого бытия). Чрезмерность Эдипа в том, что он тщится совладать с сокрытием, после попытки спровоцировать раскрытие. Однако, человек имеет над одним не больше власти, чем над другим.

Надлежит помыслить сокрытие как другую сторону раскрытия. Αἰδώς, стыдливое удержание, требуется о человека для того, чтобы он мог отнести себя к сдержанности сокрытия, на основании которого имеет место всякое раскрытие. Мощь сокрытия такова, что оно всегда может принудить к себе: это объясняет, например, то, что мудрец Тлеполем мог сбиться с пути настолько, что убил насмерть брата Алкмена, ударив того палкой оливкового дерева. Это объясняет также, как образом сокрытие, являющее себя сперва как упущение, может затем обернуться, трижды, раскрывающей милостью[ii]. Нет никакой возможности знать, как развернётся положение дел, когда на нас обрушится облако, ни то, как и когда оно минет. Это обращение упущений в милость и благодать свидетельствуют о биении сокрытия/раскрытия, посредством которого приходит мир и целость игры которого угадывает Пиндар: ни один из двух никогда не занимает всего места, сокрытие не разрушает раскрытие, и наоборот… Ибо это мир, которой не может быть покинут Αἰδώς, который не подчинён историко-катастрофической временности, временности несчастья, непоправимой ошибки и отмщения. В «юдоли плача», где правит Суд и отмщение времени за его «уже было», сокрытие держит верх над раскрытием. Мир Пиндар есть мир, где люди не отделены навеки от богов, как у Гесиода. Αἰδώς, о которой Софокл говорит, что она восседает на троне высочайшего Бога[jj], поддерживает на своём мест всякую вещь. Сдержанность целомудренного стыда руководит дружеским дележом Земли между богами (Родос — Гелиосу), а также и дележом, который согласуюет совместное обитание бессмертных и смертных, из чего Гёльдерлин, а затем Хайдеггер, сделает обитаемую среду «жительствования» в мире. Эта среда, или Четверица — Небо/Земля, Бессмертные/Смертные — произведена и поддерживаема Αἰδώς.

Αἰδώς не психо-социальная черта древнегреческого общества: она — пульсация Бытия, поскольку это последнее, воздерживаясь само, даёт прийти Всему, в игре сокрытия-раскрытия. Стыдливое удержание представляет собою иной способ высказывать и проживать время, иной чем история, которую Запад сделал своей собственной манерой быть временным. Хайдеггеровская концепция Истории, отмеченной забвением Бытия и понятой как посыл — судьба, Geschick — старается максимально приблизить ту иную конфигурацию времени мира, что мы находим у Пиндара. Всякое сокрытие взято в свободном биении Бытие, что скрывается/раскрывается. То, что Гёльдерлин называет бегством богов, не есть непоправимое происшествие, равно как и забвение Бытия у Хайдеггера. Такое отношение бытия ко времени невозможно у Гесиода, где миф рассказывает об исключительном триумфе сокрытия.

«Историческому» мифу, начатому с ухода Αἰδώς, понятого как происшествие, противопоставлено, таким образом, биение времени сообразно игре пришествия сокрытия/раскрытия, где временность не принимает форму Истории. История есть лишь один из возможных образов временности. Понятие Истории должно остаться для нас в прошлом. Этим не говорится, что больше-де ничего не происходит, но: то, что поистине происходит, восходит к порядку пришествия. Мы всякий раз охвачены происшествиями и оттого не умеем помыслить приходящее. Это неумение объясняется не нехваткой документов, информации или средств связи. Оно объясняется скорее неявным характером близящегося. Приходящее не схвачено в историческом сценарии и не отмечено печатью непоправимой катастрофы. Когда Хайдеггер говорит, что атомная бомба взорвалась уже в поэме Парменида, он не ссылается на происшествие прошлого или же на некое возможное происшествие. Но это нечто, имеющее отношение к прихождению мира. Для того, чтобы пришёл мир, нет нужды, чтобы происшествие взрыва и разрушения прогремело финальной катастрофой, принимая во внимание то, что именно приходящий мир делает такое происшествие возможным. Опустошение мира не должно затуманивать то, что всегда уже приходит и что нельзя, однако, показать или сказать. Пришествию нет нужды производить происшествие, и его собственная стыдливость удерживает его в воздержании от суматохи и суеты. Самое большее, то, что приходит, способно явить себя предчувствию, которое обладает требуемым целомудрием предмыслия.

[a] Kostas Axelos, Ce qui advient.

[b] Françoise Dastur, Penser ce qui advient.

[c] Advenir — субстантивированный глагол.

[d] Événements.

[e] Т.е. не из каких-то немыслимых далей прийти в мир, а потом уйти из него обратно прочь как посторонние, но со смертью, равно как с рождением, мы исходим из мира и входим в него (ср. «из земли взят, в землю отыдеши»).

[f] Здесь и далее: présence.

[g] Au monde — это может значить как «в мир», так и «в мире». Автор понимает «прихождение» не лишь как прибытие в некое место из другого, но и как происхождение из того самого места и в том самом месте, в которое осуществляется прибытие.

[h] Chair.

[i] Mondifier. Это слово, кроме того что является неологизмом, значит также «прочищать рану», а отсюда и в фигуральном смысле: очищать. Мир же мирит как мiръ и примиряет как миръ.

[j] Devenir — это слово обыкновенно переводится как становление, но здесь правильно было бы сохранить корень ход/шест, то и дело звучащий у автора: advenir, venir, devenir, survenir, provenir и т.д. Слова всхождение, всход отсылают к старому греческому слову φύειν, φύσις, стоящему у истоков мысли о становлении. Поэтому читая всюду далее «становление», уместно читать также и всхождение.

[k] Avenir. Именно грядущего, а не будущего — снова корень venir, venio, ход.

[l] См. Хайдеггер, Бытие и время, стр. 339.

[m] Имеется в виду élan vital Бергсона, что переведено в Творческой революции как жизненный порыв.

[n] Т.е., буквально, никогда не становится происшествием.

[o] Êtres-au-monde — первое слово здесь является субстантивацией глагола быть, которая используется во французском для обозначение любого существования, будь то человек или зверь или нечто ещё. Если позволить себе такую вольность (точность), то можно написать: быть-в-мир(е). Где быть должно быть услышано во множественном числе: мы суть быть-в-мире и прибыть-в-мир (см. сноску g на предыдущей странице).

[p] Durée. См. Бергсон, Длительность и одновременность (Durée et simultanéité).

[q] Бергсон, Творческая эволюция, Глава 3.

[r] Мерло-Понти, Знаки, Москва, Искусство, 2001, стр. 212: «Бергсон отыскивает в сердцевине человека досократический и «дочеловеческий» смысл мира.» Прим. авт.

[s] Бергсон, Мысль и движущееся, Введение, Часть вторая, «О постановке проблем»: «Чем стал бы стол, на котором я сейчас пишу, если бы мое восприятие, а следовательно, мое действие были созданы для величины такого порядка, которому соответствуют элементы, или скорее события, конституирующие материальность этого стола? Мое действие тогда бы рассеялось; мое восприятие охватило бы — в том месте, где я вижу свой стол, и в тот краткий момент, когда я на него смотрю, — необъятную вселенную и не менее бесконечную историю. Я не сумел бы понять, каким образом эта подвижная безграничность может стать, дабы я воздействовал на нее, простым прямоугольником, неподвижным и прочным. Это верно для всех предметов и событий: мир, в котором мы живем, вместе с действиями и противодействиями, происходящими между его частями, является таким, каков он есть, в силу известного выбора на шкале величин, определенного нашей способностью действовать.» (Перевод на русский И. И. Блауберг.) Прим. авт.

[t] Ср. Творческая эволюция, сс. 377-378. Минск, Харвест, 1998, и Мысль и движущееся, Введение, Часть первая, «Возрастание истины. Возвратное движение истины»: «Эта необходимость ждать — факт очень показательный. Он говорит о том, что хотя в универсуме можно выделить системы, для которых время — всего лишь абстракция, отношение, число, сам универсум есть нечто иное. Если бы мы хотели охватить его целиком — неорганический, но сплетенный с организованными существами, — то увидели бы, как он беспрестанно принимает формы столь же новые, столь же оригинальные и непредвидимые, как состояния нашего сознания.» (Перевод на русский И. И. Блауберг.) Прим. авт.

[u] Слова вещь (chose) и причина (cause) во французском языке более, чем однокоренные: это собственно одно и то же, хотя теперь их значения и разные.

[v] Страница по французскому изданию. См. например с. 274, Минск, Харвест, 1999. Цитаты приведены с изменениями. Словом «извергание» переведено французское слово jaillissement, от глагола jaillir: бить ключом, фонтанировать, хлестать, брызгать, сыпаться.

[w] Бергсон, Два источника морали и религии, Москва, Канон, 1994, с. 61, перевод на русский А. Б. Гофмана: «Но душа, которая открывается и в глазах которой материальные препятствия падают, вся наполнена радостью. <…> она — это движение вперёд.» Прим. авт.

[x] Там же, с. 247. Прим авт.

[y] Гесиод, Теогония, стих 535.

[z] Καὶ τότε δὴ πρὸς Ὄλυμπον ἀπὸ χθονὸς εὐριοδέιης

Λευκοῖσιν φάρασσι καλυψάμενα χρόα καλὸν

Ἀθανάτων μετὰ φῦλον ἴτον προλίποντ’ ἀνθρώπους

Αἰδὼς καὶ Νέμεσις ·

«Скорбно с широкодорожной земли на Олимп многоглавый,

Крепко плащом белоснежным закутав прекрасное тело,

К вечным богам вознесутся тогда, отлетевши от смертных,

Совесть и Стыд.» (Перевод на русский В. Версаева)

[aa] Pour en finir avec le jugement de l’histoire. Отсылка на речь Антонена Арто Pour en finir avec le jugement de Dieu, «Чтобы покончить с Божьим Судом».

[bb] Хайдеггер, Парменид, «Владимир Даль», Санкт-Петербург, 2009, с. 165, перевод А. П. Шурбелёва.

[cc] Heidegger, Vorträge und Aufsätze, Gesamtausgabe Band 7, S. 271. Речь идёт о тексте Хайдеггера Ἀλήθεια, который на русский язык (официально) не переведён. Его можно, однако, найти в нашем журнале Ἑρμηνεία, №1 (8), 2016, перевод О. С. Ракитянской.

[dd] II Олимпийская ода, эпизод 5. Прим. авт.

[ee] Τελεύταθεν δὲ λὀγων κορυφαί ἐν ἀλαθείᾳ πετοῖσαι. VII Олимпийская ода, стих 69. Прим. авт.

[ff] Хайдеггер, Парменид, op. cit., с. 164. Прим. авт.

[gg] Τόθι λύτρον συμφορᾶς οἰκτρᾶς Τλαπολέμῳ ἵσταται. Стих 78 и далее (прим. авт.):

«Там и сбывается

Сладкий выкуп скорбной беды

Тлеполема, водителя тиринфян.»

[hh] Боги не совершают упущения, даже если они и могут обманывать или обманывать. Впрочем, Зевс и Аполлон никогда не лгут, — об этом нам напоминает Пиндар в своей III Пифической оде: Ψευδέων δ’ οὐχ ἅπτεται κτλ… (стих 39).

[ii] Стих 26. Невозможно знать то, что встретит человек: τοῦτο δ’ ἀμάχανον εὑρεῖν ὁτι νῦν ἐν καὶ τελευτᾷ φερτάτον ἀνδρὶ τυχεῖν.

[jj] Ср. стих 1267 и далее Эдипа в Колоне: «Но ведь недаром у престола Зевса | Во всяком деле Милость (Αἰδώς) восседает» (пер. Ф. Ф. Зелинского).

L’avènement et les événements

I. Ce qui advient

Ce qui advient est le titre d’un livre de Kostas Axelos paru en 2009. C’est également celui d’un livre d’entretien avec Françoise Dastur, Penser ce qui advient (2014). Tout se passe comme si, à la suite de Heidegger, la pensée est mise en demeure de s’ouvrir à ceci qui, à la faveur d’un temps et d’un lieu particuliers, advient. Comme le précise Axelos, il ne s’agit pas de penser l’advenir en général, mais ce qui advient. Cela à chaque fois est de l’ordre de l’insaisissable : paradoxe d’une pensée qui cherche à dire ce qui échappe à sa prise ; pensée précaire dont le sens est d’aller à la rencontre de ce qui ne peut que rater la rencontre, qui frôle, sinon avec l’impossibilité de dire et de faire, du moins avec la difficulté de déployer une interrogation théorique et de proposer une solution pratique. De la naissance et de la mort, par exemple, on ne peut pas dire que ce sont des événements qui arrivent ou surviennent à quelqu’un ; et pourtant toutes deux nous font advenir au monde et à partir du monde. L’advenir nomme l’entrée en présence et l’apparaître inapparent, sous l’horizon d’ouverture du monde.

Après son point de départ psychologique, la phénoménologie s’est engagée pour une part dans un tournant théologique, et pour une autre dans un tournant cosmologique, qui en définitive est bien plus fidèle à l’athéisme méthodologique de son fondateur. La phénoménologie ne devait pas s’embarrasser de l’événement qui a fondé la modernité : la mort de Dieu. Or, après l’annonce par Foucault de la fin de l’homme, le monde est, des trois Idées métaphysiques, la seule qui est restée à l’abri des discours apocalyptiques (peut-être parce qu’elle en a toujours fait l’objet ?). En dépit de sa dévastation éco-logique, éco-politique et éco-nomique (« le désert croît »), le monde que nous habitons reste pour nous l’horizon indépassable de ce qui advient. L’âme humaine et Dieu pourraient très bien avoir fait leur temps, en tant que puissances configuratrices de l’expérience et des valeurs, en tant qu’idéaux régulateurs, totalités absolues, visées ultimes : cela ne signifie pas qu’ils s’effacent, mais simplement qu’ils sont désormais découverts comme ce qu’ils sont : des réalités positives, des particularités, des pures relations, des moyens pour d’autres fins, des variations dans notre rapport au monde. Le moi et Dieu eux-mêmes adviennent au-monde. Il n’y a pas dès lors comme l’a montré Merleau-Ponty de spectateur kosmothéoros, homme ou Dieu, dont la pensée de survol le rendrait capable de s’arracher à la Chair du monde. Ni ensemble des choses, ni somme des évènements, ni même horizon statique dont les choses se détacheraient, le monde est avant tout l’acte dynamique d’un « mondifier », le kosmein, qui laisse advenir l’humain et le divin. Le monde est l’unique champ transcendantal (complètement a-subjectif) : les conditions d’avènement de la réalité ne sont pas constitutives de l’entendement, ni de celui Dieu ni du sujet humain. Elles ne sont pas idéales et n’appartiennent pas à un arrière-monde. Si la tripartition scolaire de la métaphysique met le monde au même rang que ces deux autres totalités inconditionnées que sont le Moi et Dieu, il n’en a pas toujours été ainsi. Étrangère à toute idée eschatologique, la parole archaïque selon laquelle ce monde « nul dieu, nul homme ne l’a fait » (Héraclite, DK 30) considère le monde comme sans commencement ni fin, c’est-à-dire comme pris dans une alternance réglée d’allumements et d’éteignements : il ne s’éteint jamais complètement ni ne s’allume complètement : il bat ainsi sa mesure, metrion et phronimon.

heracli_600

Comment dès lors penser ce temps du monde, le temps-monde, cet espace-de-jeu-du-temps par lequel le monde advient ? Le monde advient et ne cesse d’advenir selon un mouvement temporel qui n’est pas celui du pur devenir – temps linéaire, succession – mais celui de la contemporanéité du passé, du présent et de l’avenir, dans l’unité de la retenue et l’élan. Plutôt qu’une succession de présences, il faut penser le battement de la Présence, le jeu du voilement et du dévoilement, du cèlement et du décèlement. C’est sans doute ce venir que Patócka a en tête lorsqu’il écrit dans une lettre du 20 mars 1964 à Robert Campbell : « Le devenir, le mouvement qui est à l’origine de toutes nos expériences, est lui-même impossible sans un devenir plus profond et plus élémentaire qui est, non pas mouvement dans l’expérience et dans le monde, mais devenir et mouvement du monde en tant que tel : devenir ontologique ». Ce qui advient, c’est ce qui s’approche et dont la réserve appelle l’installation d’un règne ou d’un âge du monde, une époque d’ouverture ou de clôture, de cèlement ou de décèlement, de voilement ou de dévoilement. Le monde est de l’ordre de l’avènement plutôt que de celui de l’événement. Tandis que l’événement singulier est un imprévisible qui peut possiblement surgir dans le monde et se raconter, ce qui advient ne devient jamais événement. L’avènement reste hors de portée : on ne peut pas le produire ni le provoquer. Porter l’attention sur ce qui advient au milieu des événements, c’est se tourner vers ce qui est entrain d’arriver, qui n’est pas dans le tout fait mais dans ce qui se fait. Même quand un événement est survenu, quelque chose continue d’advenir. Même quand un événement n’a pas déjà ou pas encore eu lieu, quelque chose peut advenir. Souvent, les événements occultent ce qui est entrain d’advenir : si on s’est longtemps référé à la guerre d’Algérie comme aux « événements d’Algérie », c’est bien pour ne pas admettre la reconfiguration de la puissance coloniale qu’était la France. De même, la fameuse phrase « ce n’est pas une révolte c’est une révolution » devait indiquer au Roi ce qui était entrain d’advenir, qui avait lieu derrière les événements troubles en même temps que ce qui s’y préparait. Ce qui advient n’est pas seulement entrain d’arriver, ni purement à venir : il est toujours déjà entrain d’être à venir. Héraclite emploie le terme tethneôtes, participe parfait, pour qualifier les mortels comme pour dire que la mort qui nous laisse advenir a toujours déjà eu lieu, comme cette limite à partir de laquelle nous commençons d’être ce que nous sommes : des êtres-au-monde. Dans la croissance d’une plante, dans l’éclosion d’une fleur, quelque chose du monde advient également. Ce qui advient ne désigne pas un événement qui se passe ou qui se produit dans le monde, mais ce qui, se produisant à partir du monde et vers le monde, laisse advenir le monde. Avec Simondon, on pourrait parler d’une origine pré-individuelle (retenue, réserve virtuelle de la mémoire) et d’un destin transindividuel (direction de l’élan) de chaque étant individuel. L’unité du pré et du trans est celle d’une Durée ekstatique, lieu d’advenir du monde, ce d’où l’étant provient et ce vers où il devient, à chaque fois en un bref et fulgurant scintillement.

Henri_Bergson_1878.jpeg

De cette Temporalité cosmique, Bergson en fait la visée de la pensée philosophique : « De cet océan de vie, où nous sommes immergés, nous aspirons sans cesse quelque chose et nous sentons que notre être (…) s’y est formé par une espèce de solidification locale. La philosophie ne peut être qu’un effort pour se fondre à nouveau dans le tout. » (L’Evolution Créatrice, in Œuvres, p. 657). (Dans son introduction à Matière et Mémoire, Windelband décrit la métaphysique bergsonienne comme une métaphysique de l’événement, c’est-à-dire de ce qui ne se répète pas. L’événement se caractérise par sa singularité et par son impossibilité, en ce sens qu’il a une date et ne préexiste pas à sa réalisation à titre de possible. Or il serait plus juste de voir en Bergson le penseur de l’advenir du Monde, plutôt que celui du devenir des choses.) La pensée intuitive érigée en méthode philosophique doit nous permettre de retrouver le « Tout éternellement vivant (aizôon) s’éteignant et s’allumant avec mesure », cette « éternité de vie » de laquelle nos façons habituelles de percevoir structurées par l’intelligence pratique nous ont détournés [1] . C’est notre perception qui découpe les choses (les images matérielles) dans l’immensité mouvante. L’Ouvert et son apparaître inapparent est insaisissable par le moyen des concepts destinés aux solides géométriques. Le monde qui est Temps n’est pas l’écrin immobile du changement : il advient comme surgissement ininterrompu d’imprévisibles nouveautés. C’est là quelque chose que nous pouvons apprendre de la considération d’un simple verre d’eau sucrée.

images

Avec l’expérience du sucre qui fond dans le verre [2], Bergson veut montrer que dans un système aussi clos que celui qui englobe le verre, l’eau, le sucre, la cuillère et moi, le changement ne se réduit pas au mouvement de translation des parties du sucre (la scission des molécules), ou bien encore à une succession d’états distincts (eau+sucre, puis eau sucrée). Un léger changement dans un système artificiellement clos implique un changement dans « le tout concret avec lequel ce système fait corps ». L’univers dans son ensemble advient et ne cesse d’advenir dans un verre d’eau sucrée. Le fait de découper un processus intramondain en différentes phases, de le reconstituer après coup et de l’isoler dans un sous-système en masque l’avènement. Aussi abstraits et fermés que puissent être les systèmes qu’un expérimentateur voudrait isoler du reste des choses, ils n’en cessent pas moins de faire advenir le monde dans son intégralité. Cette expérience montre certes que le retard est essentiel et que tout prend du temps. Plus profondément, l’hésitation caractéristique du devenir signifie que chaque événement est pris dans la refonte radicale du tout qui ne cesse de s’y recréer. Descartes, qui n’a pu voir dans le tout la puissance de créer du nouveau (en cherchant à saisir le je dans l’instant, et en opposant ses pensées et l’étendue, la liberté et la nécessité) a quand même pensé la création comme avènement et non comme un événement passé : à chaque instant le monde advient au lieu de sombrer dans le néant, même si c’est en définitive grâce au concours de Dieu. Or, Dieu lui-même est un jaillissement continu et non pas une chose, c’est-à-dire une cause du monde. C’est « un centre d’où les mondes jailliraient comme les fusées d’un immense bouquet », « une continuité de jaillissement », « vie incessante, action, liberté. » (3ième chapitre de l’Évolution créatrice, p. 706/ 249). La création n’est pas un événement, c’est-à-dire qu’elle n’implique pas un rapport ontique entre choses présentes subsistantes : un étant suprême et le reste de l’étant. Comme le divin grec, cette continuité de jaillissements est de l’ordre de l’avènement (cf. Walter Otto, Das Wort der Antike, Stuttgart, 1962 p. 39 : « Es ereignet sich etwas ».)

De plus, il ne faut pas s’imaginer que la mélodie intérieure de la conscience est coupée des événements qui se déroulent au dehors. La destinée de l’âme (qui s’épanouit entièrement dans la joie créatrice et la création de soi) et le destin du monde sont intimement liés. Cf. Les deux Sources de la Morale et de la Religion : c’est avec l’émotion la plus profonde que la conscience s’épanche et s’élargit. La joie propulsive et communicative l’ouvre à l’ouvert du monde et la jette dans une marche en avant [3] (ou danse cosmique). La conscience mystique est toute dans l’attente de ce qui advient (« une concentration de l’âme dans l’attente d’une transformation [4] »). Mais si les obstacles matériels peuvent être levés ponctuellement, il est impossible de dire qu’ils le seront définitivement. L’attente devient fatigue et le désespoir qui demeure au cœur de l’espoir est susceptible de renverser l’élan et de le briser. D’où la réflexion sur le mouvement spiral de l’histoire et les alternances qui caractérisent les avènements politiques du monde : les sociétés ne persistent pas indéfiniment dans l’ouverture que les mystiques ont réussi à susciter. Elles finissent toujours par retomber dans la clôture. Quand bien même, les appels de/à l’Ouvert ne cesseront jamais d’advenir pour briser les liens qui maintiennent l’âme enfermée en elle-même et dans sa communauté. La figure du mouvement du destin du monde est le spiral et non le cyclique, car il s’agit de penser à la fois la permanence d’un retour et celle du changement : le même qui revient a eu le temps de se transformer. Comme Badiou l’a déjà remarqué pour l’Histoire de France, les périodes révolutionnaires sont toujours suivies d’une période réactionnaire. (Loin d’être une confirmation de cet état de fait, l’alternance politique du bipartisme auquel les démocraties représentatives nous ont habitués en Europe, n’est que l’illusion d’une alternance, alors que l’alternative se prépare encore – même sous le signe du pire à venir, par exemple de la relève fascisante).

Il n’y a pas dès lors d’histoire catastrophe, ni d’histoire progrès que les événements pourraient manifester. Il y a par contre une alternance d’ouverture et de clôture, des périodes sombres qui se retournent en éclaircies et vice versa. On retrouve ce rythme héraclitéen (allumement et éteignement), ce rythmós qui n’est pas la simple rhoé du devenir, mais le sphugmós de l’advenir, non pas l’écoulement mais la pulsation de ce qui n’advient jamais complètement et ne disparaît jamais complètement. Battement du cèlement et du décèlement, de l’appropriation (Ereignis) et de la désappropriation (Enteignis). Ce que nous nommons avènement c’est ce retournement par lequel le cèlement et le décèlement mutent à chaque fois l’un au profit de l’autre, le battement qui nous fait passer de l’un à l’autre.

II. Temps et Aidôs

C’est dans le mythe grec que Jean-Jacques Alrivie trouve deux modèles alternatifs de la temporalité (qui ne sont pas réductibles à la simple opposition temps historique et temps naturel) :
– l’histoire des événements qui se succèdent depuis l’événement d’une chute originaire jusqu’à l’événement final – chez Hésiode.
– Le temps de l’avènement du battement, dans lequel ce qui advient ne peut pas être pris dans une totalisation de sens – chez Pindare.
(L’exposé qui suit fait partie d’un travail plus vaste que nous menons en commun avec J.-J. Alrivie sur la question de l’Aidôs. Je lui dois la lecture et l’interprétation minutieuses des textes grecs.)

a. Le temps historique (Hésiode)

Moreau,_Gustave_-_Hésiode_et_la_Muse_-_1891

Tout commence au temps, « où se réglait à Mekônè, la querelle des hommes et des dieux [5] ». Les dieux et les hommes réglaient leur différence. Or, leur discrimination (κρίσις) ne s’est pas faite selon un partage juste, du fait de la fraude de Prométhée qui a distribué aux hommes la part de la bête sacrifiée qui revenait aux dieux (Théogonie, v. 535 et suivants) auxquels il n’a laissé que les os recouverts d’une couche de graisse blanche. Zeus châtie alors l’homme (masculin) en le précipitant dans l’Histoire marquée par une double « catastrophe » : celle de la différence des sexes et de la lutte pour la vie par le travail. S’ensuit la description du mode de vie humain, qui se décline dans Les travaux et les jours suivant cinq guises successives d’une histoire toute entière pressée vers la catastrophe. Nous appartenons à la cinquième, la race de fer, dont Hésiode imagine la fin dans le règne sans partage de la souffrance et du mal (Travaux, v. 199-201). L’époque actuelle du monde aura alors atteint son extrême déclin, son point de non retour. Aidôs (Retenue) et Némésis (Rétributrice), recouvrant leur beau corps de longs voiles blancs, déserteront la terre et laisseront les hommes à la force du mal [6]. Quel est le sens de ce futur ? Ce départ d’Aidôs et de Némésis appartient à l’ordre de ce qui advient : ni passé, ni présent, ni à proprement parler à venir, mais les trois à la fois. L’irréparable n’est pas un événement qui ponctue l’histoire : il est à l’origine du temps historique, tel qu’il est marqué par les partages ratés, la mauvaise distribution et rétribution, du fait de la démesure (ὕβρις), de l’impudence, et des excès, ce toujours plus (la πλεονεξία) qui est pour la pensée grecque classique à la base de tous les conflits. Or, la désertion d’Aidôs et de Némésis est retrait de tout ce qui tient et retient la société de sombrer dans le désordre et l’anéantissement. Sans aidôs, rien ne reste à sa place. Etre à sa place, avoir lieu, cela signifie être. Le désastre touche à la multiplicité des relations humaines, fait exploser les liens, dévaste la communauté et abolit les règles de l’hospitalité : plus de familiarité entre parents et enfants, entre hôte et hôte, entre compagnon et compagnon, plus d’amitié (φίλος) pour le frère, mépris des parents, des vieillards maltraités avec des mots durs ; les cités se font la guerre ; plus d’égards pour les dieux, pour les serments, le juste et le bon sont anéantis, les lâches s’en prennent aux courageux. Les effets du défaut d’Aidôs vont s’aggravant jusqu’à la fin de l’histoire du monde.

Il ne s’agit donc pas dans cette fuite, cet abandon sacré subi par l’humanité, d’un événement quelconque dont le surgissement aurait pu simplement avoir lieu à l’intérieur du tissu conjonctif des faits passés [7]. Ce retrait des deux divinités qui aura toujours déjà eu lieu apparaît comme l’avènement qui donne au mythe de l’histoire son coup d’envoi. Tout ce qui arrive depuis peut se comprendre comme le déploiement de ce qui est impliqué dans ce retrait : le mythe de l’Histoire entendue comme totalité de sens surplombant le désordre des événements, récit avec un début et une fin, peu importe qu’il nous conduise vers la catastrophe ou le progrès, avec comme épigones l’Histoire Sainte (du péché originel au jugement dernier), Kant (la paix perpétuelle), Hegel (l’esprit absolu), Marx (le communisme), etc., mais aussi la croyance en une configuration occidentale du temps du monde – puisque la planétarisation de la terre est tout aussi bien européanisation c’est-à-dire engloutissement de sociétés entières qu’on tient pour primitives et comme restées en dehors de l’Histoire : voir le fameux discours de Sarkozy (écrit par Henri Guaino) à Dakar (« L’homme noir n’est pas assez rentré dans l’histoire »).

La question est de savoir si l’on peut envisager une autre temporalité, qui ne soit pas celle des événements catastrophes, une autre façon de vivre et de penser le temps que la manière historique, un temps qui n’est pas marqué du sceau du progrès irrépressible (la croissance des forces productives) ou de la catastrophe irréversible – si on peut en finir avec le jugement de l’histoire. En bref, une temporalité dans laquelle Aidôs n’aurait pas déserté la terre et où la mauvaise distribution n’aura pas été irréparable ni définitive.

b. La temporalité du monde (Pindare)

Pindar_statueDans son cours Parménide, commentant un passage de la Septième Olympique, Heidegger tient aidôs pour « le mot fondamental de la poésie de Pindare et par conséquent un mot fondamental du monde grec » (p. 123). Il fait remarquer la connexion chez Pindare entre Aidôs – le « demeurer caché » – et le cèlement (λάθα) et le décèlement (ἀλάθεια) (v. 43 sq.) L’intuition de Heidegger selon laquelle c’est la question du celer/déceler qui est première se trouve confirmée. L’être, pour les Grecs, n’est qu’en tant que jeu de l’entrée en présence et de la sortie hors de la présence. Chez Pindare, les hommes, les dieux, la terre et la mer sont pris dans ce jeu. Dans le texte d’Hésiode où les dieux et les hommes voués aux représailles de Zeus (le travail et le sexe) sont jetés dans une temporalité déterminée par le jugement et la chute originelle (pas d’Histoire sans jugement), Aidôs est liée à Dikè (Justice) et Eris (Discorde). La Septième Olympique de Pindare narre trois événements celants par lesquels un même retournement inattendu a lieu qui fait à chaque fois advenir une grâce décelante : le partage de la terre, l’oubli du feu pour le sacrifice, le meurtre de Licymnios (le frère d’Alcmène). Rappelons le contexte : l’épinicie chante la victoire du Rhodien Diagoras et remonte au mythe de la venue au jour et de la fondation de Rhodes. Remarque : la parole poétique ne se contente pas de manifester les événements (la victoire de l’athlète) pour les préserver de l’oubli [8]. La victoire advient dans la parole. Le poème est mise en œuvre de ce qui advient plutôt que récit d’événements.

– Avènement 1 : le partage de la terre par Zeus et les immortels. Mais Hélios, qui n’est pas nommé, est absent – le dieu qui apporte la lumière à laquelle tout ce qui advient vient. Celui-ci se retrouve donc sans lot, sans héritage, sans khôra. Mais il refuse que Zeus procède à un nouveau partage car il voit, lui, en une sorte de vision prophétique, croître une terre encore cachée au fond de la mer : la future Rhodes invisible entrain d’advenir. Il la demande en apanage pour quand elle viendra à la lumière du jour. Et « finalement les cimes des paroles tombèrent dans le décèlement » dit le poète (la parole s’accomplit dans le décèlement comme sa destination dernière). Hélios épouse Rhodes et il en a sept enfants. Il y a quelque chose de tout à fait étonnant dans l’absence de celui qui rend présent toute chose, ainsi que dans cette pré-vision de ce qui est encore caché enseveli sous les eaux : Hélios voit en mode rassemblé (comme advenant) ce qui se donne normalement dans l’ordre successif des événements d’apparition…

– Avènement 2 : Hélios demande à ses enfants de construire un autel visible sur l’acropole et de procéder à un sacrifice en faveur d’Athéna. Mais les enfants d’Hélios, montent à l’acropole en ayant oublié de prendre avec eux la semence du feu. Ils accomplissent toutefois le sacrifice et Athéna leur envoie les dons les plus précieux : une pluie d’or – l’or, dont Pindare nous dit ailleurs (Olympiques III, 42) qu’il est de tous les dons, l’αἰδοιέστατος, le plus digne de révération après l’eau – et la suprématie en tout art (la capacité de fabriquer des êtres semblables à des vivants). C’est ce passage de l’oubli du feu pour instituer le sacrifice qui est retenu par Heidegger [9] : « L’aidôs en tant que préméditante apporte aux hommes déploiement de l’être et joies. Lors, s’avance en quelque façon aussi le nuage, indistinctement, du cèlement, et il retire des esprits le droit chemin de ce qui est à faire. » (Parménide, voir la page 153 de la Gesamtausgabe et la page 178 de la traduction française).

– Avénement 3 : l’ancêtre de Diagoras, Tlépolème, avait tué en le frappant de son bâton d’olivier le frère d’Alcmène, et l’oracle de Delphes l’envoie à Rhodes en exil. Il y est alors reçu comme un dieu (ὥσπερ θεῷ) fondateur d’une colonie et des Jeux [10] .

Trois injustices qui ne finissent pas mal – trois cèlements qui aboutissent à une épiphanie. Ces manquements qui se retournent en grâce n’ont pas manqué d’embarrasser les commentateurs [11] . Parce que le nuage du cèlement menace constamment (oubli du feu, meurtre accidentel et non prévu), il faut implorer celui qui en a un contrôle relatif [12] , Zeus. C’est lui qui peut donner au vainqueur l’αἰδοίαν χάριν qui le garde éloigné de l’hybris. C’est que le vent souffle de ci de là, et change d’un moment à l’autre (v. 93-95). Face au surgissement ininterrompu d’imprévisibles nouveautés, l’existence mortelle est aussi vouée à l’incertitude, aux surprises, à l’angoisse devant l’inconnu. La nécessité de voir ce qui est entrain d’arriver, ce qui s’approche, ce qui est en réserve, qui nous prépare face à ce qui se prépare, appelle une attitude réservée, de retenue. Προμαθέος αἰδώς, la pudeur de celui qui a de la promatheia. Ce qui advient requiert la Pensée préméditante, cette Gelassenheit qui laisse venir ce sur quoi on n’a aucun contrôle. La pensée préméditante (προμάθεια) se déploie dans son rapport au libre battement du cèlement/décèlement. Il ne s’agit pas de prévision ou de la clairvoyance qui permettrait de voir les événements futurs mais de la prévoyance, à l’origine de la sollicitude, du souci et des soins envers les Dieux, les vulnérables, les étrangers. Le rapport à ce qui advient est rapport à l’essentiel. Pouvoir honorer sa promesse et ses dettes, c’est faire preuve de promatheia. Celle-ci relève autant de la mémoire que du projet. La pensée préméditante se souvient d’elle-même. Quelques soient les circonstances futures, je tâcherai de ne pas oublier ma promesse. Il y a une précarité de l’aidôs humaine (précarité dont la volonté de faire une promesse témoigne en un sens) parce que les fautes (ἀμπλακίαι) planent (κρέμανται) sur les esprits (φρασίν) (v. 24) et, que même le sage (σοφόν) comme Tlepomène peut avoir les esprits (φρένες) frappés par des troubles (ταραχαί) (v. 31). On pense par exemple à la situation de Heidegger par rapport au nazisme. Il y a quelque chose qui vient retirer le droit chemin de l’esprit des hommes. Pindare ne dit pas que les esprits sortent du droit chemin : les esprits ne sont pas la cause de leur égarement. Les manquements ne sont pas « de leur faute » en tant qu’ils seraient des agents moraux responsables de leurs agissements. Ils sont bien plutôt les victimes de leurs manquements. Le nuage indécelable du cèlement s’abat sur des hommes emportés par des vents qui ne leur sont pas favorables (cf. Néméennes, XI, v. 47 sqq), apporte le trouble à leurs esprits et en retire le droit chemin. La « faute » chez les Grecs archaïques est de l’ordre du lathein, du cèlement. Le cèlement n’est pas la faute (fallere) : c’est d’une autre expérience de l’éthique comme manière d’être qu’il s’agit. Pour nous, imprégnés de christianisme, le héros tragique est coupable d’un crime. Ce dont on accable Œdipe c’est du meurtre du père et de coucher avec sa mère. En réalité pour les Grecs, c’est une affaire de cèlement. Le rapport qui liait Œdipe à ses parents ne lui était pas décelé. Œdipe avançait dans un nuage. Coucher avec sa mère et tuer son père n’est précisément pas de sa faute : c’est le destin. En réalité, son véritable crime, celui dont on pourrait l’accuser, sa démesure, c’est d’avoir cru qu’il pouvait dissiper le nuage ou s’y replonger à sa guise. Le comble c’est de s’être crevé les yeux, car poussé par la honte, il ne désirait plus s’exposer aux regards (s’exposer au regard est le trait déterminant de l’existence hellénique nous dit Heidegger). La démesure d’Œdipe est d’avoir cru qu’il restait maître du cèlement après avoir cherché à provoquer le décèlement. Or, l’homme ne maîtrise pas plus le cèlement que le décèlement.

Il faut penser le cèlement comme l’autre face du décèlement. L’aidôs, la retenue de la pudeur, est exigée de l’homme pour se rapporter à cette réserve de cèlement sur le fond de laquelle a lieu tout décèlement. La puissance du cèlement est telle que celui-ci peut toujours s’imposer : ce qui explique qu’un homme sage comme Tlépolème puisse s’égarer au point de frapper à mort avec son bâton d’olivier le frère d’Alcmène. Cela explique aussi comment le cèlement qui d’abord apparaît comme un manquement, peut se retourner, par trois fois, en grâce décelante [13]. Il n’est aucun moyen de savoir comment les choses vont tourner quand le nuage s’abat sur nous ni comment ou quand il va passer. Ces retournements des manquements en grâce témoignent du battement cèlement/décèlement par lequel le monde advient et dont Pindare entrevoit le jeu intégral : aucun des termes ne prend toute la place, le cèlement ne défait jamais le décèlement, et vice versa… Parce que c’est un monde qui ne peut pas être déserté par Aidôs, et qui n’est pas soumis à la temporalité historique des catastrophes, des malheurs, de la faute irréparable et des représailles. Dans la « vallée de larmes » où règne le Jugement et la vengeance contre le temps et son « il était », le cèlement l’emporte sur le décèlement. Le monde de Pindare est un monde où les hommes ne sont pas séparés à jamais des dieux, comme ce sera le cas chez Hésiode. Aidôs, dont Sophocle nous dit qu’elle siège sur le trône du Dieu le plus haut [14] tient sa place, qui est de maintenir en place toutes choses. La retenue de la pudeur préside au partage amical de la terre entre les dieux (Rhodes pour Hélios), mais aussi au partage qui règle la co-habitation des immortels avec les mortels, dont Hölderlin puis Heidegger feront le cadre habitable du « séjour » dans le monde. Le Cadre ou Quadriparti, Ciel/Terre, Immortels/Mortels est produit et maintenu par Aidôs.

Aidôs n’est pas un trait psycho-social de la société grecque ancienne : elle est la pulsation de l’Etre, en tant qu’il se garde lui-même et fait advenir le Tout dans le jeu du cèlement-décèlement. La retenue de la pudeur constitue une autre façon de dire et vivre le temps que celle de l’histoire dont l’Occident a fait sa manière propre d’être temporel. La conception heideggérienne d’une Histoire marquée par l’oubli de l’Être et de l’ordre du coup d’envoi – le destin, Geschick – cherche à approcher au maximum cette autre configuration du temps du monde qu’on trouve chez Pindare. Tout cèlement est pris dans le libre battement de l’Etre qui (se) cèle/décèle. Ce que Hölderlin décrit comme retrait des dieux n’est pas un événement irrémédiable, de même que l’oubli de l’Etre pour Heidegger. Un tel rapport de l’être au temps est impossible pour Hésiode où le mythe raconte le triomphe exclusif du cèlement.

Au mythe « historique » engagé par l’événement du retrait d’Aidôs s’oppose donc le battement du temps selon le jeu d’avènement du cèlement/décèlement, où la temporalité ne prend pas la forme de l’Histoire. L’Histoire est seulement une figure possible de la temporalité. Le terme d’Histoire doit devenir pour nous chose du passé. Il ne s’agit pas de faire remarquer qu’il ne se passe plus rien, mais que ce qui se passe vraiment est de l’ordre de l’avènement. Nous sommes submergés par les événements mais nous échouons à penser ce qui advient. L’échec ne tient pas à un manque de documents ou au défaut d’informations et de communication. Il tient plutôt au caractère inapparent de ce qui s’approche. Ce qui advient n’est pas pris dans un scénario historique et n’est pas marqué par le sceau de la catastrophe irréparable. Quand Heidegger dit que la bombe atomique a déjà explosé dans le poème de Parménide, il ne se réfère pas à un événement passé ou à un événement possible. C’est quelque chose qui relève de l’advenir du monde. L’événement d’explosion et de destruction n’a pas besoin de survenir comme catastrophe finale pour que le monde qui l’a rendu possible soit advenu. Peu importe, dès lors si la bombe explose, si on considère le plan de l’essence ad-venante de ce qui survient. La dévastation du monde ne doit pas nous occulter ce qui toujours déjà advient mais sans pouvoir être montré ou dit. L’avènement n’a pas besoin de faire événement, et sa propre pudeur le tient en réserve du vacarme et de l’agitation. Tout au plus, ce qui advient pourra être pressenti avec toute la pudeur préméditante qu’il requiert.

Notes

[1] Merleau-Ponty, Signes, p. 233 : « Bergson retrouve au cœur de l’homme un sens présocratique et ‘’pré-humain’’ du monde. »

[2] Cf. L’Evolution Créatrice, p. 782/ 339, et La Pensée et le Mouvant, p. 1262/ 12 : « Cette nécessité d’attendre est le fait significatif. Elle exprime que, si l’on peut découper dans l’univers des systèmes pour lesquels le temps n’est qu’une abstraction, une relation, un nombre, l’univers lui-même est autre chose. Si nous pouvions l’embrasser dans son ensemble, inorganique mais entretissu d’être organisés, nous le verrions prendre sans cesse des formes aussi neuves, aussi originales, aussi imprévisibles que nos états de conscience. »

[3] Les deux Sources de la Morale et de la Religion, p. 1024 : « Mais l’âme qui s’ouvre, et aux yeux de laquelle les obstacles matériels tombent, est toute à la joie. (…) marche en avant. »

[4] Les deux Sources de la Morale et de la Religion, p. 1170.

[5] Théogonie, v. 535.

[6] Καὶ τότε δὴ πρὸς Ὄλυμπον ἀπὸ χθονὸς εὐριοδέιης

Λευκοῖσιν φάρασσι καλυψάμενα χρόα καλὸν

Ἀθανάτων μετὰ φῦλον ἴτον προλίποντ’ ἀνθρώπους

Αἰδὼς καὶ Νέμεσις ·

« Alors, quittant la terre aux larges routes en direction de l’Olympe, Pudeur et Rétributrice, cachant leur beau corps sous de blancs tissus, feront défaut aux hommes pour aller vers la race des Immortels. »

[7] Parlerait-on d’une temporalité mythique de même que Henry Corbin parle d’une hiérohistoire où ont lieu les événements spirituels et qui n’est pas l’histoire positive et empirique ?

[8] Dixième Olympique, Epode 5.

[9] Vers 47 sq. ἐν ἀρετάν

ἔβαλεν καὶ χάρματ’ ἀνθρώποισι ποομαθέος αἰδώς̣̣̣.

ἐπὶ μὰν βαίνει τι καὶ λάθας ἀτέκμαρτα νέφος

καὶ παρέλκει πραγμάτων ὀρθὰν ὁδόν

ἔξω φρενῶν.

[10] Cf. v. 78 et suivants : «  c’est là que se tient pour Tlépolème la douce rançon de son pitoyable malheur » (Τόθι λύτρον συμφορᾶς οἰκτρᾶς Τλαπολέμῳ ἵσταται).

[11] Cf. la notice d’Aimé Puech, dans l’édition des Belles Lettres, pp. 90-91.

[12] [Les dieux ne sont pas dans le manquement, même s’ils peuvent être trompés ou tromper. Du reste, Zeus et Apollon ne mentent jamais nous rappelle Pindare dans sa troisième Pythique Ψευδέων δ’ οὐχ ἅπτεται κτλ… v. 39.]

[13] V. 26. On ne peut pas savoir ce que l’homme rencontrera : τοῦτο δ’ ἀμάχανον εὑρεῖν ὁτι νῦν ἐν καὶ τελευτᾷ φερτάτον ἀνδρὶ τυχεῖν.

[14] Cf. les vers 1267 et sq d’Œdipe à Colonne : « Pourtant, auprès de Zeus et partageant son trône, siège aussi Aidôs, au-dessus de tous les ouvrages humains. »

La question « qu’est-ce que le temps? »

image ekstase

Le temps est, on en convient facilement, un phénomène pénible d’accès. Il semble esquiver nos efforts d’explication et ne pas offrir prise à l’interprétation conceptuelle. Penser le temps a ainsi pu paraître impossible, voire contradictoire dans les termes : le lógos n’a-t-il pas affaire à des significations constantes, fixes et pour ainsi dire dé-temporalisées ? Que le temps soit difficilement pensable, on a pu y voir là le signe de son irréductibilité au concept et à sa généralité. Mais la difficulté semble tenir davantage à une certaine conception du concept et du rapport de celui-ci à la phénoménalité en tant que telle. Il faut, contre toute précipitation, laisser faire le temps pour qu’il vienne au concept, la violence de ce dernier se caractérisant par le fait qu’il court au-devant de toutes les différences pour les faire tenir dans l’homogénéité immobile de l’identité.

L’obligation de suivre les phénomènes, laquelle s’est imposée très tôt dans la pensée philosophique, depuis qu’Aristote l’avait constatée chez Parménide (anagkazomenos d’akolouthei tois phainomenois. Cf. Aristote, Métaphysique, 986 b 31.) s’exprime dans le mot d’ordre husserlien : « retour aux choses-mêmes », maxime fondamentale de toute pensée tournée vers les phénomènes pour leur laisser le dernier mot, sans chercher à leur appliquer de force un cadre préétabli. Ce qui est loin de préjuger d’une approche pure de tout préjugé, le but étant de mettre à jour, non pas la totalité des présupposés (ce qui paraît hautement improbable sinon naïf), mais du moins, la structure programmatique qui puisse rendre compte du principe et partant des limites d’une compréhension donnée, telle qu’elle pourrait déterminer la direction préalable de la question.

« Qu’est-ce que le temps ? » Si le temps est constamment questionné dans la vie courante, il n’est jamais question de savoir ce que c’est. Il nous est dévoilé d’abord et le plus souvent sans que nous prétendions en saisir l’essence. Lorsqu’on demande l’heure, ou qu’on cherche à savoir combien de temps est passé ou va passer, nous avons là des données évidentes et familières qui indiquent un savoir immédiat du temps, lequel prend appui sur une obscurité essentielle. Avec la question de l’essence, le risque est de se retrouver dans la même position que saint Augustin, dont l’hésitation artificiellement feinte devant le phénomène ne dure que le temps qu’il aura mis pour développer les implications déjà contenues dans la forme de la question :

augustin

« Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais : mais que je veuille l’expliquer à la demande, je ne le sais pas ! Et pourtant – je le dis en toute confiance – je sais que si rien ne se passait il n’y aurait pas de temps passé, et si rien n’advenait, il n’y aurait pas d’avenir, et si rien n’existait, il n’y aurait pas de temps présent. Mais ces deux temps, passé et avenir, quel est leur mode d’être alors que le passé n’est plus et que l’avenir n’est pas encore ? Quant au présent, s’il était toujours présent sans passer au passé, il ne serait plus le temps mais l’éternité. » (Saint Augustin, Les confessions, livre XI, 14, 17, Gallimard, Paris, 1993, p. 421-422.)

Que s’est-il passé entretemps ?  Entre le moment où on ne savait rien du temps et celui où on avoue savoir « en toute confiance » que le temps se divise en passé, présent, avenir avant de fixer son être dans le présent ? En posant la question de l’essence, saint Augustin est guidé subrepticement par une idée préalable de l’être qui le pousse à chercher un être-subsistant au temps. Dans la mesure où le temps est un étant composé de parties qui ne sont pas présentes, le seul temps dont on est conduit (à contrecœur) à affirmer l’être, c’est celui du présent. Le temps consiste dès lors dans la suite continue et la succession perpétuelle des maintenant. Cette perspective sur lui procède d’un fond théologique : le maintenant qui passe est opposé à l’éternité d’un maintenant qui ne passe pas. Mais, en dépit du fait qu’on ait voulu viser un être au-dessus du devenir et du changement, les différents domaines de l’étant s’articulent quand même en fonction d’une idée du temps.

On peut donc dire que c’est la détermination temporelle de l’essence qui fixe le temps dans le présent, car depuis les Grecs, l’ousia se donne dans la perspective de la parousia. Le présent détermine ainsi ce qui est proprement étant (ce qui est) en se distinguant de ce qui n’est pas encore (futur) ou de ce qui n’est plus (passé). Si le temps est saisi comme étant, c’est parce que l’être lui-même est pensé à partir du temps. De cette compréhension de l’être comme présence subsistante découle un concept superficiel du temps, sans finesse structurelle, qu’on questionne en direction de son éventuelle étantité (est-il quelque chose ou rien?), et selon son rapport avec l’étant (comment les choses peuvent-elles être dans le temps ?)

« Cette interprétation grecque de l’être s’accomplit cependant en l’absence de tout savoir explicite concernant le fil conducteur qui y fonctionne, sans connaissance ou même sans compréhension de la fonction ontologique fondamentale du temps, sans aperçu sur le fondement de la possibilité de cette fonction. Au contraire : le temps est lui-même pris comme un étant parmi le reste de l’étant, et l’on tente de le saisir lui-même en sa structure d’être à partir de l’horizon d’une compréhension de l’être qui est implicitement et naïvement orientée sur lui. » (Heidegger, Être et Temps, Vezin, p. 26.)

Tant qu’on se contente de traiter le temps comme un étant, son rapport à l’essence reste inéclairci. De façon implicite, une idée du temps présuppose une compréhension de l’être, et vice versa. Il s’agit dès lors de mettre à jour cette relation pour faire ressortir chacun des termes dans son sens fondamental : ce qu’est le temps va devoir être déterminé à partir de la question de la temporalité de l’être. À l’inverse, l’être lui-même doit demeurer problématique tant que sa temporalité n’aura pas été mise en évidence. La question fondamentale de la philosophie requiert donc d’être articulée au problème de la temporalité, le but étant de penser l’être autrement que comme simple présence à partir d’un temps qui ne se réduise pas à une suite de maintenant.

Phénoménologie et éthique

husserl_and_heidegger

L’intitulé sous lequel nous conduisons nos réflexions nous renvoie à des mots qui ont configuré dans toute son épaisseur le monde grec :

  • L’éthos (ἦθος) qu’on a pu comprendre comme ce qui appartient en propre à quelque chose ou quelqu’un, son caractère original, ou ce qu’il a fini par s’approprier à force d’èthos (ἔθος) selon le rapport établi par Aristote entre ces deux termes. L’ἦθος qui signifie la manière d’être d’une personne, le caractère, résulte de l’ἔθος au sens de l’habitude acquise, originellement commune et communautaire.
  • Le phainomenon : non pas ce qui apparaît (l’apparence) mais l’apparaître (lui-même inapparent puisque l’apparaître d’une chose n’apparaît pas). Le Phänomen en allemand est à distinguer de l’Erscheinung (l’apparition). Ce n’est pas le manifeste au sens kantien, mais la condition pour le manifeste, le fondement caché de ce qui se montre d’abord et le plus souvent, ce qui se montre de manière non thématique dans le manifeste et qui a besoin d’une monstration expression pour être aperçu. La phénoménologie est nécessaire car les phénomènes ne sont justement pas donnés. Il faut une réduction, une mise entre parenthèse du manifeste pour montrer le phénomène.

Si la prétention première de la phénoménologie née au tournant du 20ième siècle était d’ériger la philosophie au rang de science, de son côté, l’éthique traduit un souci universellement partagé de soumettre les actions et l’activité des hommes à des règles en vue du bien vivre, conformément aux lois de la raison. Mais loin d’opposer théoria et praxis, notre intitulé se propose de situer la réflexion en deçà de leur scission. Il doit nous retenir de faire valoir l’idée que le contenu particulier d’une éthique reste à chaque fois dépendant d’une vision théorique qui en soutiendrait l’élaboration future à un moment ou à un autre. Le malentendu consisterait à faire de la phénoménologie une Weltanschauung et à susciter une attente tout aussi légitime qu’elle sera fatalement déçue : car pas plus qu’elle ne détermine une vision du monde, la phénoménologie n’a vocation à dire comment il faut vivre. Elle ne prétend pas et n’a jamais prétendu produire un système théorique dans lequel on pourrait à l’occasion puiser des règles pour l’agir.

En disant cela, nous ne cherchons pas à tirer un motif pour déclarer une quelconque inanité du mouvement phénoménologique. C’est au contraire la manière dont l’éthique est pensée qui doit répondre aux exigences strictes de l’attitude phénoménologique. Ce qui voudrait dire que les modalités de l’agir humain n’auront jusqu’ici pas été prélevées sur les phénomènes. Il leur faut une attitude qui soit à leur mesure : quelle attitude adopter face à eux lorsque c’est l’essence de l’agir elle-même qui fait défaut ? Et cette question doit précéder toute autre qui cherche à établir « que faire? », par exemple.

L’attitude phénoménologique ne poursuit pas une objectivation théorique. C’est-à-dire qu’elle consiste en une pratique enracinée existentiellement. En effet, le phénoménologue n’occupe pas la position du spectateur impartial, il est pris dans les phénomènes, il fait corps avec eux. Or, la posture de pensée qu’il adopte ne définit pas une attitude parmi tant d’autres, mais elle doit permettre la mise au jour des conditions de tout comportement, qu’il soit théorique ou pratique. L’attitude phénoménologique vraiment sérieuse suspend la validité d’une telle séparation entre théorie et pratique, en ruinant par avance toute tentative de les fonder l’une sur l’autre. Un effort en ce sens implique justement que leur unité primitive a depuis longtemps été perdue.

La séparation penser/agir prend sa source dans une occultation de l’être et de celle de l’être de l’homme. Il faut dire que la scission entre être et devoir résulte de la scission être/penser-idée (Cf. le cours d’Introduction à la Métaphysique). L’idée, ce germe de la pensée représentative, a produit la certitude de soi de Descartes et le Savoir absolu de Hegel. Jusqu’au nihilisme absolu caractérisé par l’oubli de l’être et l’absence totale de pensée, à l’époque de la technique planétaire. Or, dire de la pensée qu’elle pense, qu’est-ce d’autre sinon reconnaître que penser est l’action essentielle de la pensée ? « La pensée agit en tant qu’elle pense » (« Lettre sur l’Humanisme », Questions III-IV, p. 68) : agir essentiel qui livre dans sa simplicité l’essence de l’agir (Wesens des Handels). Essentiel en ce sens qu’il se comprend non pas comme efficience, comme production d’un effet réel par un agent, apprécié selon son utilité, mais en ce qu’il accomplit la relation la plus essentielle qui soit : celle de l’essence de l’Être à l’essence de l’homme. L’essence de l’agir se comprend comme accomplir (Vollbringen), et accomplir signifie :  déployer une chose dans la plénitude de son essence (die Fülle seines Wesens).

Si la phénoménologie de l’action comprend celle-ci comme accomplissement, c’est-à-dire comme déploiement de l’essence, alors la phénoménologie ne peut pas se contenter de produire une éthique parmi d’autres. Elle vise l’éthique originelle. Or, elle ne parvient à ce projet que si elle se comprend comme la méthode de l’ontologie. Quand elle se met au service de la pensée de l’être. L’être, le digne d’être pensé, est le phénomène. (Cf. Être et Temps, p. 35-36.)

La phénoménologie n’est elle-même que dans la mesure où elle assume sa dimension ontologique, non pas donc en tant que science de la subjectivité transcendantale. Ce à quoi il est requis de faire retour, ce ne sont pas les vécus, les phénomènes d’une conscience constituante. Cf. Heidegger, Questions IV, p. 166 : Husserl a abandonné la dimension ontologique de la phénoménologie. Celle-ci doit devenir la méthode de l’ontologie. C’est à ce titre seulement, à condition de voir en elle la méthode propre de l’ontologie fondamentale, qu’on pourra éclaircir son rapport à l’éthique essentielle.

Heidegger reproche à Husserl de maintenir une perspective naturaliste en voyant dans le mode d’être de la conscience des attitudes. Le mode d’expérience propre au Dasein, «  ne peut être désigné comme une attitude (Einstellung)  » Cf. Prolégomènes à l’Histoire du concept du Temps, p. 169. Se com-porter, c’est endurer le rapport au Tout, le soutenir, se tenir au milieu de l’étant en son tout. L’horizon de sens et l’amplitude de la tonalité affective gèrent le comportement de l’homme au milieu du Tout. L’attitude par contre occulte le comportement (Verhaltung) humain en le donnant à penser par analogie avec la connaissance.

Le Verhalten, se comporter, relève de l’éthos. Benehmen et Verhalten sont des synonymes allemands pour comportement. Cf. le cours de 1929/1930 sur les Problèmes fondamentaux de la métaphysique : si la pulsion (Benommenheit) obnibule l’animal, l’être-étonné, intoné (gestimmt) est dans la tenue (Haltung) d’un rapport Verhältnis (le rapport) à l’étant. D’où : Verhaltenheit, retenue, réserve, hésitation.

L’étonnement est à la base du philosopher : questionner est le comportement fondamental requis pour aborder le sens de l’être. Mais le chemin de la question accomplira le passage de la tonalité du premier commencement vers la tonalité du nouveau commencement : le ton de la retenue.

Le comportement intoné n’est pas une prise de position devant une réalité, mais il fonde un maintien au milieu de l’étant en son tout : il com-porte le rapport du Dasein au monde. Ce n’est donc que parce qu’il se comporte selon l’être que l’homme peut adopter une attitude, se poser théorétiquement vis-à-vis de l’étant.

 Au lieu de partir d’une attitude naturelle comme d’une réalité dont le caractère d’être n’a pas besoin d’être spécifié, au lieu de faire de l’intentionnel un caractère de la conscience pure, la phénoménologie doit se donner les moyens de répondre à la question de l’être de l’intentionnel comme comportement. En effet, la réduction aboutit à une distinction entre l’être-conscient et l’être transcendant (le monde) qui se donne à connaître, distinction dont le caractère radical doit être mis en question, car avec elle, la phénoménologie (en tant que science) a déjà présupposé une signification de l’être qu’elle ne questionne pas. La conséquence de cette démarche est la double omission : celle de la question de l’être et celle du Dasein en tant qu’il est être-au-monde.

 D’où la nécessité de conduire une analytique l’existence du Dasein, de cet étant pour qui l’être a un sens. Ce détour se justifie dans la mesure où le sens de l’être est pré-compris dans le projet libre de l’existence. Il n’est pour lui ni l’objet d’une spéculation théorique ni le résultat d’un effort intellectuel, mais précède toute signification déjà formée.

Le Verstehen met en cause toute distinction entre la volonté comme faculté d’appétition et l’entendement comme faculté de représentation. Comprendre c’est « se projeter en visant une possibilité », « à travers le projet, se tenir à chaque fois dans la possibilité. » (Problèmes Fondamentaux de la Phénoménologie, p. 333.) Cette dimension projective du comprendre n’a pas affaire à la notion formelle du possible, ou encore avec la contingence. Ek-sister c’est se tenir dans l’horizon ouvert des possibilités. Celles-ci ne précèdent pas la réalité ontique, pour se réaliser ensuite.

Réalité et possibilité doivent bien plutôt être pensées comme deux modes d’être complètement différents dont l’un dépend de la manière originale d’être temporel du Dasein (la temporalité extatique originaire de la préoccupation qui délimite l’horizon présential des choses), et l’autre d’une temporalité propre qui ouvre le Dasein à soi-même et lui permet de se comprendre proprement soi-même comme eksistant : être-hors-de-soi et pouvoir-être.

Lorsque le pro-jet transporte le Dasein en direction de soi comme pouvoir être soi-même, la compréhension se temporalise proprement depuis l’avenir. Se comprendre comme être-possible est l’élan résolu dans l’avenir. La compréhension propre est le mode selon lequel je me saisis à partir de ma libre advenue à moi-même depuis l’avenir.

Mais le Dasein peut aussi ne pas se comprendre proprement, lorsque la direction du transport est fixée sur le réel présent au lieu du pur pouvoir-être. La compréhension impropre de soi est calquée sur la circonspection des choses : au lieu de se projeter, de s’attendre à soi comme propre pouvoir-être, le niveau courant de compréhension de l’existant se règle sur les choses avec lesquelles il a affaire. Il est mis en face des réalités présentes plutôt que jeté dans ses possibilités et s’appréhende lui-même comme un étant-subsistant. Il ne se comprend plus comme celui qui met son monde à découvert, ni à partir du projet librement résolu de son existence. Son comportement est celui d’une constante présentification, d’immersion parmi les choses. Il en fait les frais au niveau de son être – il se fuit lui-même. Le phénomène originaire de l’existance est l’impropriété.

– L’originaire est la dimension de la constitution originale de l’existence. L’accès à l’origine implique de dégager l’entièreté structurelle des moments constitutifs de l’être-au-monde au quotidien – les existentiaux tels qu’ils déterminent temporalement l’ouverture compréhensive à l’être. Il est occulté par le dérivé, le vulgaire.

– Le propre est la dimension de la totalité existentiale, saisie par le Dasein de son extrême pouvoir-être-soi-même, lorsqu’il devance l’imminence de sa mort dans l’instant de la résolution. Il s’oppose à l’impropre.

L’analytique de la finitude de l’être-au-monde montre comment la temporalité originaire se dévoile proprement dans l’être-pour-la-mort.

En existant, l’homme se temporalise, c’est-à-dire qu’il est transporté vers les trois directions extatiques (trois manières d’être hors-de-soi) : l’avenir, le passé et le présent. Ce transport s’accomplit de manière propre, lorsque le soi est visé en tant que pouvoir-être-soi-même à partir de la possible advenue à soi, ou de manière impropre, lorsque la cible ne comprend pas la possibilité du soi.

Le mouvement d’advenue à soi vient de l’avenir vers le présent en passant par le passé. Le présent consiste dans le prae au sens du séjour auprès des choses subsistantes ou disponibles. Mais ce mode impropre du présent, au sens où sa cible n’est pas l’ipséité, est surmonté dans le coup d’œil de l’instant qui porte le Dasein au-devant de son pouvoir-être soi-même.

Les trois guises du temps constituent chacune divers modes de temporalisations de l’existant et sont dans un rapport d’entre-appartenance mutuelle. Leur unité repose sur l’entièreté structurelle de l’être du Dasein. Cette unité originaire des trois cibles en lesquelles le hors-de-soi s’atteint soi-même ou bien au contraire se rate soi-même est nommée la « temporalité extatico-horizontale ».

image ekstase

Cf. le cours sur les Fondements métaphysiques de la logique –   GA 26, Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz, Klostermann, Frankfurt am Main, 1978, p. 257-258) Cette figure représente le schème extatique par lequel le Dasein est arraché vers l’advenir à soi étendu jusqu’à l’être-été, le point d’interrogation représentant l’horizon extatique. Rappelons le contexte : il s’agit pour Heidegger de montrer que le passé se temporalise uniquement à partir de l’avenir contre l’image bergsonienne du rouleau laquelle indique ce lien tout en mésinterprétant le passé en y voyant un grossissement croissant sur le modèle de l’être vivant dont la mort correspond au déroulement complet.

Chaque extase modifie la structure entière de l’horizon selon sa priorité sur les deux autres et selon le coefficient de propriété ou d’impropriété qui l’affecte. Il faut dès lors distinguer entre deux sens de l’horizon : à côté de l’horizon au sens de la limite qui circonscrit toute compréhension, qu’elle soit propre ou impropre, il y a l’horizon au sens de l’ouverture originaire qui définit la structure unitaire des trois façons d’être hors-de-soi. L’ouverture, qui n’exclut pas pour autant la co-originarité d’une fermeture, fonde la limite, parce que toute compréhension de l’être s’enracine dans l’existence, c’est-à-dire appartient à la structure existentiale du Dasein.

On voit dès lors comment la compréhension de l’être est l’ethos fondamental de l’homme. Cet éthos c’est l’éthos originaire. Ek-sister comme une décision en faveur de l’ouverture ou de la fermeture par rapport à l’Être.

Élévation et enracinement

gaia_ann-lan

À l’aube initial de la pensée grecque, Héraclite parle de l’enfant en des termes qui le consacrent comme le plus digne d’être pensé, le plus haut, au-dessus du theîon qui pourtant finira par occuper la place suprême du pensable pour le reste de la tradition onto-théo-égologique : « l’être (aiôn = aire du temps du monde) est un enfant qui joue, à l’enfant la royauté. » (Fragment DK 52). 

Cependant, cette cosmologie innocente d’un devenir-enfant aura vite cédé sous les exigences de la science politique naissante : la constitution de la cité idéale chez Platon implique une règlementation très stricte de la production des enfants (paidopoiia) : les enfants doivent être séparés de leurs parents, il ne faut élever que les enfants bien constitués et transporter les autres dans un autre pays où on prendra soin de les cacher.

Nous n’avons toujours pas trouvé l’art d’éduquer qui puisse se prévaloir d’élever l’enfant, le but que nous nous fixons malencontreusement étant à chaque fois celui de le débarrasser de son enfance – que ce soit de façon douce dans le pédagogisme ou plus violente dans le dressage.

Et si le paradoxe de l’éducation était celui de laisser l’enfant se ménager son propre séjour au milieu d’une impropriété originaire plutôt que de chercher à l’en débarrasser ?

Ce que la langue grecque nous apprend, c’est que le propre du pais (l’« enfant ») est de paizein (« jouer »). « L’enfant joue » est une tautologie. Penser l’enfant à partir de son enfance implique ceci : dans le jeu, l’enfant est ce qu’il est, il est laissé-être : confié à son espace-de-jeu, à une aire du temps.

Il est dès lors dommageable que le discours sur l’enfance tout comme le dialogue avec l’enfant relèvent d’une autorité disciplinaire : parents, instituteurs, pédagogues, psychologues. Les techniques éducatives, soit qu’elles luttent contre la nature de l’enfant, soit qu’elles cherchent à la parachever, se heurtent à l’imprévisibilité du développement. Nul éducateur ne peut s’assurer des résultats de son travail. Nul n’est jamais assez prévoyant ou trop négligeant. Une même éducation ne conduira jamais au même résultat : celui de réaliser un modèle unique d’homme. Au contraire, ses effets irréguliers finissent toujours par contredire l’exigence de normalisation. N’est-ce pas parce que l’éducation est au premier chef une éducation de soi, un soi qui se cherche en correspondant à la sollicitude singulière de celui qui élève ? Pour ce dernier, cela reviendrait à permettre à l’enfant d’apprendre le souci de soi – sur la route accidentée de l’espace et du temps des rencontres.

Car c’est d’abord à la phúsis que l’enfant doit le motif véritable de sa croissance. Elle qui fait rentrer toute chose dans ses limites, fait de lui ce qu’il est. De même que la participation du jardinier à la croissance d’une plante consiste à accompagner dans son déploiement une portion d’étendue et de durée, l’éducateur suit l’élève dans sa traversée des lieux et de l’époque du monde. En tant qu’élevant, il n’aurait donc qu’à laisser être l’élève. 

« Laisser être » l’enfant, ce n’est pas lui témoigner une indifférence ni l’abandonner à son sort, c’est au contraire veiller à son épanouissement, lui apporter les soins nécessaires pour qu’il pousse ses racines au plus profond et qu’il s’élève à l’appel des hauteurs.

Éduquer l’enfant : lui apprendre seulement à recevoir les faveurs de Gaïa et de Chronos.