Notes de lecture sur la conférence de Ludwig Binswanger à propos des altérations spatiales

La conférence LE PROBLEME DE L’ESPACE EN PSYCHOPATHOLOGIE est prononcée en 1932 et publiée en 1933. Elle appartient à la période daseinsanalytique. Il s’agit d’une étude de l’être-affecté selon l’espace. Il y a une diversité des formes du spatial. Leur constitution doit permettre la compréhension psychiatrique des différentes pathologies. Le problème de l’espace (dont la notion se fonde sur l’analytique existentiale de l’être-au-monde) se pose en vue de la compréhension et de la résolution des modes de spatialisation affectés du patient.

« Nous recherchons des altérations fondamentales qui concernent les modes de l’explication du je et du monde, à partir desquelles il faut rendre compréhensibles les altérations à l’intérieur des sphère particulières du vécu. » (p. 116)

A/  Arrière-plan théorique du problème de la spatialité en psychopathologie

Les références de Binswanger :

Ernst Cassirer (cf. Philosophie des formes symboliques) : tout espace est une forme particulière du spatial et chaque forme représente un type constitutif déterminé de la spatialité

Heidegger (cf. Être et Temps) : l’espace n’est pas dans le sujet, le monde n’est pas dans l’espace. Celui-ci est saisi dans un retour sur le monde, la spatialité se découvre sur un fond mondain. Le Dasein est « spatial » en un sens qui ne renvoie pas l’espace ou la corporéité à l’étendue sensible et matérielle. Binswanger pose en note une équivalence entre monde et espace du monde. La constitution ontique des espaces est rapportée à la préinscription ontologique de cette constitution dans l’être-au-monde.

Procédant à la mise à découvert des formes de spatialité, B. va se demander avec lesquels de ces degrés la psychopathologie a à faire ? Quel est le sens et les limites des résultats à attendre ?

  • Quelques voies méthodologiques suspectes sont écartées :

– Dès l’introduction : l’amalgame espace-temps (Bergson) : il ne faut pas mélanger les deux problèmes de la spatialisation et de la temporalisation.

– L’espace comme condition subjective et la distinction entre idéalité transcendantale et réalité empirique de l’espace (Kant).

– Le débat entre empirisme et nativisme, c’est-à-dire la question de savoir si les représentations de l’étendue sont des données innées de la conscience ou si elles ont été apprises.

– Les problèmes psycho-physiques (à propos de la relation âme/corps).

– La théorie des signes locaux (Lotze).

Il n’est pas question de donner une définition objective ou subjective de l’espace : on ne se demande pas ce qu’est l’espace (son essence) et on ne se penche pas sur l’origine de la représentation de l’espace.

  • Binswanger s’oppose à l’idée que quelque chose d’essentiel puisse être exprimé avec la possibilité de localiser un trouble psychique.

Il faut  constamment souligner la façon infiniment compliquée dont se présentent les relations psychopathologiques dans la désorientation qui a lieu à l’intérieur de l’espace orienté. On décrit les relations psychopathologiques d’après le schéma d’un appareil dans le cerveau et à partir de la possibilité de localisation des désorientations spatiales, on conclut à un « sens spatial » spécifique. C’est contre ce terme que s’élève Binswanger car on s’en sert pour décrire des troubles fondamentalement différents. De plus, ce point de vue conduit à l’hypostase de  » l’  » Espace et à une théorie analytico-fonctionnelle de l’appréhension de l’espace en tant qu’elle constitue une aptitude biologique parmi d’autres. Enfin, il faut dire que la possibilité de localiser biologiquement les maladies mentales ne constitue pas un argument contre le point de vue ontico-génétique.

  • Il faut combattre la tendance à la simplification en psychopathologie.

Contre les hypothèses sensualistes,  il faut opposer l’énorme complexité du processus réel, concret conditionné par la situation et le problème, le vécu et sa structure historique (cf. Fuite des idées.) La controverse autour de la modalité des troubles de l’espace : est-ce que ces troubles doivent être rapportés à une fonction de base ou alors à des foyers voisins et isolés ? Binswanger ne rejette pas complètement la recherche focale de Kleist. Ce dernier comprend le spatial comme une propriété particulière des sensations et représentations à côté de leurs autres propriétés qualités, intensités, durée. Il est conduit à différencier deux modalités de troubles dans l’organisation des représentations : l’une dans la construction des représentations à partir de leur composants sensoriels isolés et l’autre dans la structure spatiotemporelle de représentations. Or, on met au compte de représentations isolées ce qui est affaire de l’homme tout entier. On rate du coup ce qui est émanation de la modalité d’ensemble de chaque être-au-monde.

  • Binswanger veut plutôt se demander : « comment l’organisme répond à une tâche déterminées et comment il la résout ? »

Il ne se contente plus de l’hypothèse de fonction et de systèmes fonctionnels inaltérables déterminés et en autarcie absolue. Pas question d’examiner des fonctions générales mais chaque fonctionnement doit être examiné dans une situation déterminée pour une tâche déterminée. Les troubles de l’orientation ne doivent pas être rangés sous la rubrique des troubles de la mémoire ou de l’attention. Ils sont le symptôme d’un appauvrissement déterminé du monde de l’homme qui ne se limite pas à la portion de l’espace orienté : même la faiblesse de jugement exprime un tel appauvrissement du monde des significations et des objets de pensée qui s’y constituent : un manque d’arrière-plan mondain est visible comme dans l’espace orienté.

  • Dans sa mise à découvert de la forme principale d’espace pour la psychopathologie, Binswanger rencontre une tradition littéraire et philosophique regardée avec mépris par les sciences positives. Trois co-fondateurs sont nommés : Pascal, Kierkegaard et Newmann.

À la Nature de Newton s’oppose celle  de Goethe (cf. Traité des couleurs : « toute la nature se manifeste par la couleur au sens de l’oeil) : c’est aussi une science. Mais l’incapacité de saisir la région du cœur avec les seules catégories scientifiques n’exclut pas nécessairement toute scientificité. Cette tradition remonte à St Augustin en passant par Hamann et Herder : les concepts scientifiques fondamentaux tirer leur origine de l’affectivité humaine : le concept de force, celui de pesanteur (Baader) de dureté (Jean Paul) de temps (Plotin), sont rapportés à leur foyer originaire : c’est à partir du sentiment du poids qui pèse sur un être que toute idée scientifique de pesanteur peut être élaborée. Le concept physique de pesanteur ne représente qu’une abstraction scientifique atténuée du point de vue anthropologique. De même le concept de résistance, fondement de la réalité du monde extérieur chez Dilthey et Scheler. Pour Scheler, le vide du cœur est le datum originaire pour tous les concepts de vide, c’est le foyer du concept de la forme vide d’espace et de temps dans le cœur. Or cette forme vide n’est rien d’autre qu’une fiction inouïe dans la vision naturelle : l’espace comme vide et les choses comme pur remplissage.

– Il faut distinguer trois directions contemporaines de cette tradition :

1)    Klages poursuit cette tradition pour ce qui concerne le problème de l’espace : il distingue espace mathématique (pur homogénéité, infini, dimensions commutables, incorporel, muet, incolore) et espace de la vision (hétérogène, fini, haut/bas réels, droite/gauche, orientation selon l’ici absolu, corporel, coloré, sonore). La direction du haut vers le bas signifie l’effet de pesanteur ou la direction de la chute). Les relations de position deviennent un moyen de représentation de l’opposition légar/lourd, ascension/chute, charge/portage.

2)    Référence à Vischer, Lipps, Stein et Husserl (entre positivisme et phénoménologie) : problèmes de l’empathie.

3)    Source la plus fondamentale et la plus sérieuse scientifiquement : la phénoménologie de la perception – Pfänder, Scheler, Conrad Martius, Lipps et Schapp. Il s’agit de la connaissance de l’aspect et de l’habitus et de la perception de formes physionomiques ou expressives (dureté/molesse, chaud/froid, bois/fer, spongieux/osseux etc.) La phénoménologie de la perception vise la quiddité du perçu, sa nature matérielle.


B/ Les différentes formes de spatialité que doit prendre en considération le psychopathologue

I. L’espace du monde naturel : spatialité déterminée suivant des positions et des directions. Espace que j’emporte toujours avec moi, dans lequel je ne circule pas. C’est par cette forme la plus courante mais non la plus originaire que Binswanger commence. Elle se caractérise par la position, la direction, l’éloignement, le mouvement infinitésimalement divisible. Cet espace prend trois formes entre lesquelles existe une nette gradation : l’espace orienté, l’espace physique et l’espace géométrique. Les degrés les plus primitifs de l’espace naturel constituent les champs de mouvement d’organes de la vue et du toucher. Ils sont pré-spatiaux, c’est-à-dire qu’à partir d’eux se forme l’espace ambiant (orienté) de l’individu. Tout comme les mouvements des yeux et de la tête élargissent le champ de vision, l’élargissement de l’espace orienté en un espace homogène (celui de la science newtonienne) s’obtient par un déplacement dans l’horizon lointain avec les mouvements de la marche. Homogène signifie la relativisation de l’ici et du là et donc l’absence de tout point insigne. Ce qui permet d’accomplir idéalement la pleine mobilité du corps propre du je : celui-ci peut s’y déplacer sans limites de distance. Le corps propre est devenu cette fois complètement chose parmi les choses. Je peux prendre la place d’un autre et m’imaginer à quoi ressemble le monde de son point de vue. L’espace orienté dans lequel l’homme forme le centre absolu d’orientation (ici absolu) se distingue de l’espace homogène des sciences de la nature sans ici absolu (relativité des places). Quant à la façon dont l’espace des géométries euclidienne et non-euclidienne proviennent de l’espace homogène de Newton, cette question n’a pas d’intérêt direct en psychopathologie, ni pour ce qui concerne le dépouillement du caractère absolu de l’espace newtonien par la théorie de la relativité restreinte.

II. L’espace thymique : Le domaine de recherche de l’espace thymique recouvre toute la psychopathologie. Même dans l’espace orienté nous sommes naturellement thymiques. Jamais complètement athymiques. On y fait abstraction pour parvenir à l’idée d’orientation spatiale : pensée résultant de l’action, de l’observation des grandeurs, du retrait dans la mesure et pensée géométrique. Même là nous sommes thymiques. Cette disposition du retrait-auprès-de-quelque-chose est la soubassement de la possibilité d’une spatialité opposée à l’espace thymique, celle de l’espace orienté. L’espace vécu de l’être-thymiquement disposé est empli et articulé, structuré de façon propre – non pas par le système de direction droite/gauche, haut/bas, devant/derrière, mais par la qualité spatiale de l’ampleur, la profondeur, la hauteur, et le mouvement propre de l’espace (non par l’éloignement, la direction et la grandeur.) L’ampleur n’est pas quantitative, c’est une qualité de l’espace.  Modèle de l’espace présentiel de la danse étendu à l’histoire intérieure de la vie.

III. L’espace historique

– Moment historique : quand je vais de la maison au travail, aller et venir sont déterminés par des moments historiques non par des postures et des positions : foyer et séjour. L’espace historique n’est pas susceptible d’une homogénéisation complète. Espace dont l’ordre de sens est déterminé par les caractères historico-individuels de sens que sont foyer et séjour. Cette forme s’étend à l’histoire intérieure de la vie. Chez l’homme atteint de la fuite des idées, il y a effacement des sens du foyer et du séjour dans un espace biographique anhistorique et homogène.

– Caractères spatiaux du foyer et du séjour (Straus). Cet espace ne se décrit que si on garde l’œil sur le moment de la temporalisation (utilité de cette étude sur l’espace historique pour les formes schizophréniques).

IV. L’espace esthétique

a) Espace en relation au vécu présentiel, à l’espace présentiel ou thymique. Espace esthétique du vécu (esthétique générale de Häberlin) du vécu de beauté (esthétique pure) – cf. F.I. p. 39.  Espace sonore en musique, rôle des odeurs, des senteurs dans la constitution de l’espace thymique-esthétique.

b) espace esthétique de la représentation : constitution complexe – espace de la légalité objective de la perspective (peinture) ou de la statique (architecture) – formes de la constitution spatiale.

V. L’espace technique

Ce n’est pas l’espace physique – il n’est pas homogène. Espace objectif de la mécanique. Création technique des malades mentaux (malades de Tramer.)

VI. Les autres formes d’espace

– Espace démoniaque mythique (travaux de Ernst Cassirer)

– Forme de l’espace commun de l’être-ensemble (mitsein)

cf. 3ième étude F.I. : le monde du malade dans l’espace orienté, de la pensée, dans l’espace social, montre une articulation particulière : les limites deviennent floues : espace social plus homogène, plus plat. Il « saute » différemment que nous, bousculant sans distinction tout ce qui vient sur son chemin.

– Forme complexe déterminée par le monde de la nature, le monde commun et la « culture » : là où nous écrivons une lettre (opération culturelle) : le malade est-il ou non capable d’une telle opération ? Conscience temporelle déterminée par le futur, attente de la réception de la lettre. Le malade : son monde n’a pas de place pour la possibilité d’un espace-temps culturels. Son temps se temporalise en tant que présent : il ne sait pas ce qu’est l’attente et ne peut attendre. A partir d’un acte simple (pouvoir ou non écrire une lettre) on peut pénétrer dans la structure du monde du malade.


C / La constitution de l’espace orienté

Le plus important des espaces naturels pour la psychopathologie.

  • Espace du corps propre/espace ambiant

– Binswanger découvre une unité fonctionnelle avec pour deux pôles de fonctions : l’espace du corps propre et l’espace du monde ambiant. Ces deux espaces se constituent selon l’unité de l’optique et du kinesthésique.

–       L’espace ambiant est optiquement fondé, très stable et indépendant de l’espace kinesthésiquement fondé : la simple perte optique de la position d’orientation spatiale conduit à un sentiment d’insécurité/souffrance et de vertige authentique (purement optique). Cette épreuve du vertige montre que notre sécurité vitale se rapporte à certaines limites fonctionnelles du rapport espace du corps propre-espace ambiant.

–       L’espace lié au corps propre est kinesthésiquement fondé, c’est-à-dire qu’il se déplace avec le corps propre. Chez certains agnosiques et aphasiques l’espace est orienté selon la position respective de leur corps physique : expérience dans lesquelles on leur ferme les yeux : le haut c’est alors la tête et le bas les pieds ; en ouvrant les yeux il corrige. Le malade vit dans deux types d’espace orienté : un espace fondé optiquement et un autre kinesthésiquement (aussi réels l’un que l’autre)

–       L’espace ambiant et celui du corps propre forment donc une unité indissoluble : les actes de mouvement renvoient à la fonction du pôle-corps-propre et les buts ou objets du mouvement à la fonction du pôle-espace-ambiant. C’est à chaque fois le tout unitaire qui se modifie en tant que tout.

–       Les troubles de cette unité fonctionnelle ne concernent pas la seule physiopathologie car les troubles de l’agir et du percevoir/reconnaître sont intriqués ensemble. Praxie et gnosie sont liées par une étroite appartenance fonctionnelle. Les troubles de la parole peuvent renvoyer tout à la fois à la fonction motrice et à la fonction de représentation et signification. Tout est lié dans cette structure fonctionnelle de sorte que le trouble d’une partie entraîne celui de la totalité comme celui d’une structure principale affecte diverses fonctions isolées. Par ex : les troubles du système fonctionnel de l’espace symbolique ou de la représentation se manifestent dans un trouble de l’appréhension logique des significations, du calcul, de l’incitation à parler, du comportement à l’égard des positions et directions spatiales, de la localisation sur le propre corps physique. Mais il ne s’agit pas de comprendre ces troubles comme des déficits opératoires, mais comme des suppléances opératoires mutuelles dans les déficits.

  • Espace propre/espace étranger

–       Pour étayer la théorie de l’espace du corps propre (Leibraum) en tant que totalité fonctionnelle, Binswanger va procéder à l’élargissement du concept d’espace du corps propre en introduisant le concept d’espace propre opposé à celui d’espace étranger (à ne pas confondre donc avec l’opposition espace du corps propre/espace ambiant.) L’espace du corps propre subit trois sortes d’élargissements avec cette distinction :

1)    D’abord cette distinction espace propre/espace étranger se constitue à travers le simple acte de saisir. L’espace étranger naît de la séparation entre perception-pensée/motricité (gnosie optique/kinesthésie pratique) bien que dans l’action propre et étranger forment un seul espace.

2)    La subjectivation de l’espace étranger : l’automobile que je regarde est dans l’espace étranger, celle où je suis assis est dans l’espace propre (je n’ai pas besoin d’évaluer sa largeur par rapport à la voûte tout comme mon corps quand je vais franchir une porte)

3)    Un autre élargissement de l’espace propre a lieu dans l’assimilation dynamique de l’espace étranger : fusion pathique : aller à cheval, faire de la luge, ramer, skier, faire du vélo, nager. Il y a fusion de l’espace du corps propre avec le mobile étranger. Le principe étant de « se laisser porter. »

  • Espace proche/espace lointain

L’espace orienté autour d’un ici absolu se décline en espace proche et en espace lointain (qui n’est pas l’opposition propre/étranger). Dans cet espace orienté, une chose nous est à portée ou à la main, alors qu’une autre ne nous est accessible que par le sens à distance (œil, oreille). L’éloignement par rapport à moi n’est donc pas à comprendre sur le modèle de celui entre deux objets qui s’individuent dans cet espace.

Dans l’espace orienté, le corps propre (Leib) est constitué à la fois comme objet parmi les objets et comme insigne sur le plan tactile et visuel comme l’ici absolu de tout là : le je forme le centre d’orientation absolue, autour duquel le monde en tant que monde ambiant se constitue. C’est la position centrale du tronc qui rend possible un ici, une localité du « je », et une orientation centrale autour d’un plan médian. En effet c’est au moyen des mouvements d’éloignements des membres par rapport au tronc que se constitue l’espace tactile. Un être sans membre ou un animal sphérique ne seraient pas capables de constituer un espace orienté. La réinterprétation de la profondeur visuelle en un espace tri-dimensionnel est fondée dans la kinesthésie. La tridimensionnalité elle-même procède de la pluridimensionnalité des mouvements du corps propre.

D / La constitution de l’espace thymique :

  • Le mouvement présentiel de la danse

–       Une autre constitution du spatial implique la relation des membres au tronc, mais se laisse comprendre selon un ordre de sens : le monde vécu pathique qui se distingue du monde gnosique et pratique et que Binswanger entend saisir à partir du mouvement présentiel d’après Erwin Straus. Le but de Straus : montrer qu’on ne peut rendre compte du mouvement sans rendre compte de la structure de l’espace où le mouvement se produit. D’où la nécessité d’une psychologie du mouvement pour l’élaboration de la constitution des formes du spatial. La danse entre au premier plan de cette psychologie dans la mesure où elle remplit cet espace de tous côtés.

–       Dans la danse, les mouvements du corps s’ordonnent aux qualités symboliques de l’espace. Le je de l’être humain actif éveillé qui est localisé normalement à la racine du nez, entre les yeux descend avec la danse jusqu’au tronc (Balzac) où se concentre d’une façon unitaire le corps propre.

–       Il y a simultanéité de crue/décrue, accroissement/diminution mais pas d’altération ni de procès historique. D’où l’expression « mouvement présentiel » (adoptée par Straus). C’est un présent prolongé en dépit de sa durée dans le temps objectif. Si dans le mouvement finalisé de la marche, la marche en arrière est évitée, dans la danse elle va de soi. Mais les directions principales ne peuvent distinguer espace orienté et espace présentiel. L’espace orienté d’après des directions est à chaque fois celui de la position du corps propre. Espace présentiel de la danse est libre de toute référence locale et de toute dynamique historique. Mais son homogénéité est spécifique.

–       Le système de relations du je et du monde est plus riche et plus complet que le système de positions, directions et mouvement orientés sur cet ici. Tandis que le système des relations dans l’espace orienté se construit en fonction de notre activité finalisée et de notre sécurité vitale le système des relations est à présent de type existentiel. Il ne s’agit plus de l’espace d’action vitale de l’être-orienté-ici absolu, ni de l’espace homogène de la connaissance physique et géométrique (espaces finalisés : explication finalisée, pragmatique ou logique du je et du monde). C’est un espace sans but et fins pratiques et logiques : 1 Dasein sans finalités, riche et profond, qui fait de l’homme un homme.

–       La forme du vécu et la configuration de l’espace représentent le double pôle d’une unité noético-noématique. C’est cette unité essentielle que Straus a en vue. Mais sa doctrine de l’espace présentiel et de son opposition à l’espace historique doit subir une extension, une transposition au domaine de l’histoire intérieure de la vie où prennent sens les notions de foyer et de séjour. L’existence comme un perpétuel « être-en-chemin » (Hofmansthal Les chemins et les rencontres), le chemin vers le Christ comme chemin vers le foyer. De même l’amour de l’homme pour la femme, de la mère pour l’enfant, amant/aimé etc. dans leur absence ou leur présence (vifs ou morts). Aussi notre métier, l’art, une œuvre peuvent signifier un foyer. L’espace de notre histoire intérieure de la vie, l’espace historique de notre histoire intérieure s’articule selon la genèse et l’ordre de liaison de ces foyers, selon la dominance d’un centre etc. Dans cet espace, il  y a aussi du plein/vide (néant), aller/retour, rapprochement/éloignement, arrivée/départ, courts/longs chemins, se hâter/s’arrêter/marche prudente/rester sur place obstiné/bondir d’un cœur léger (cf. F.I. p. 179 et sq.)

–       Nous passons de l’espace historique de l’histoire intérieure de la vie à l’espace anhistorique, présentiel ou thymique quand nous nous abandonnons, sans but, à la pure disposition thymique : comme dans la danse, le mouvement du corps propre, la sorte de mobilité de notre Dasein s’exprime. Le mouvement n’est qu’un cas de cette expression du corps prorpre. Le Dasein adopte une forme déterminée de mobilité ressentie comme chute brutale (déception grave) flottement (joie) rétrécissement de l’espace (angoisse, mélancolie) ou élargissement (optimisme, manie). Nous quittons l’espace présentiel pour l’espace historique selon la façon dont nous assumons ce vécu présentiel, sa configuration historique.

–       Binswanger va prendre position sur le plan terminologique : l’espace « pathique » ou « du vécu » évoquent une passivité. « Présentiel » connote le présent : trop étroit. Pour l’espace dans lequel séjourne le Dasein humain, le qualificatif « thymique » convient mieux. Le monde de la disposition thymique a une temporalité et une spatialité propre comme l’atteste la teneur expressive de certains espaces : églises, usine, lieu de travail, habitation, paysage, « plaine infinie », « mer infinie », vallée montagneuse, montagnes qui vont s’écrouler sur l’homme qu’elles encerclent par opposition à l’ampleur du foyer pour le cœur. L’ampleur n’exclut pas de petites dimensions sur le plan objectif. En note p. 89 : le foyer donne le sentiment de l’ampleur ; le montagnard est ample dans la vallée étroite et trouve étroite la vaste plaine : indépendance du caractère spatial de ce monde à l’égard du monde de l’espace orienté et de ses grandeurs. La proximité d’autrui épanouit ou serre le cœur. Selon que je sens que c’est ample ou étroit pour le cœur (joie ou chagrin, plein ou vide) l’expression du monde varie. Ni l’espace induit le vécu ni le vécu induit l’espace. C’est l’unité dialectique du je et du monde qui est exprimée.

  • L’unité dialectique du je et du monde

–       La plénitude ou le vide existentiel du je fait face à ceux de son monde et inversement. L’espace du corps propre et l’espace étranger n’y sont pas aussi séparés que dans l’espace orienté. Il y a un dépassement de la tension sujet/objet (devenir-un). Je et monde forment une unité dialectique dans laquelle ce n’est pas un des pôles qui confère son sens à l’autre : le sens découle de leur contrariété. Unité dialectique du vécu et de l’événement (comme avec le je-ici absolu et le monde ambiant orienté.)

–       L’unité du je et du monde se forme ainsi dans l’espace thymique. L’individualité est ce que le monde est en tant que son monde (Hegel). « Ô Dieu comme le monde et le ciel se resserrent Quand notre cœur se serre dans ses limites » (Goethe, La fille naturelle). La relation comme-quand n’est pas causale (le serrement de cœur ne cause pas celui du ciel.) C’est un rapport d’essence anthropologique et phénoménologique, de l’être thymique du je (ou « cœur » comme centre de notre essence) et de la spatialité du monde. Le serrement de cœur consiste dans la limitation du monde et du ciel et à l’inverse. A distinguer du rapport génétique et objectif : mon cœur se serrant parce qu’un orage se prépare ou alors l’espace devient sombre à cause de mon anxiété.

–       Chez Goethe, dans Elégies de Marienbad, le désespoir se manifeste dans le rétrécissement spatial du monde (ou affaiblissement, obscurcissement) : vide total de monde : le désespéré « regarde fixement le vide. » Ce vide du désespoir est relatif à une perte extérieure ou un être-dévasté intérieur. Le désespéré est absorbé par la perte du monde. A distinguer du vide du cœur chez Scheler : apathie et vide du Dasein qui vacille dans le vide à la recherche du monde, même de manière indolente ou avide en tant que matière à stimulus et curiosité. Rudolf Hildebrand : « Cela revient à se poser la question de l’espace en nous, sans lui on ne peut pas faire un pas dans le monde vrai de la pensée. » Binswanger : dans le monde tout court.

  • Les altérations de l’espace-thymique

–        Il renvoie à ses analyses sur la forme maniaque de l’existence et à celles de Fisher sur les schizophrènes. Il faut connaître la perte « normale » de monde dans le désespoir et l’apathie du cœur pour comprendre anthropologiquement le vécu de la vacuité (Fischer) et le vécu de la fin du monde (Freud) schizophréniques. La compréhension du monde de la disposition thymique optimiste normale est indispensable à la compréhension du nivellement ou de l’a pauvreté de reliefs du monde dans la forme maniaque d’existence (cf. F.I.)

–       Straus met les phobies en relation avec les qualités symboliques de l’espace, les perversion, la psychopathie avec la distinction du gnosique et du pathique, la catatonie avec le mouvement présentiel.

–       Le malade qui entend et voit le morceau de la voie ferrée qui rentre dans sa chambre : il s’oriente dans l’espace orienté. C’est son espace thymique qui est gravement altéré. Pour un européen éveillé, adulte et civilsé. Unité grotesque de l’espace thymique avec l’espace orienté. L’espace orienté s’articule en normal et pathologique (car la montée de la voie ferrée se déroule dans l’espace orienté).

–       Rapport de l’hallucination et espace magico-myhthique de Cassirer Philosophie des formes symboliques. L’orientation spatiale est liée au sens de l’être-thymique pathologique : entités démoniaques vécu spatial terrifiant, angoissant. Il faut distinguer néanmoins l’espace mythique du primitif et l’espace thymique pathologique du schizophrène. Avec les drogues : troubles de l’espace orienté. Fusion douloureuse de l’espace propre et de l’espace étranger dans un espace indivis.

–       Minkowski : immobilité et uniformité générale de l’espace schizophrène (que ce soit l’espace de la pensée, de l’action ou de la thymie) : « rationalisme, géométrisme morbide » à la suite de Bergson.

–       Cf. F.I. : Heidegger et Häberlin. Binswanger rappelle qu’il a étendu l’analytique existentiale et l’anthropologie existentiale à la région de la forme maniaque de l’existence. La forme d’explication du je et du monde est plus homogène : diminution de relief, plus pauvre : « nivellement » (Wernicke). L’explication du je et du monde est plus uniforme : nivellement des accents de signification, de l’articulation syntaxique et grammaticale, de la structure sociale (Mit-sein), de la temporalisation, de l’histoire intérieure de la vie (saut, tourbillon, accomplissement des désirs) et de la spatialité. A partir des caractères spatiaux (découverte, élargissement, remplissement de l’espace) on dégage la structure et l’articulation propre à la spatialité maniaque : consistance, exposition, éclairage, mobilité de leur monde. Pas de différences que ce soit l’espace de pensée, du corps propre, étranger, pragmatique, thymique, social ou culturel. Cf. 3ième étude F.I. : on peut comprendre, décrire la structure existentiale de la confusion propre à la fuite des idées avec la différence entre vie à la périphérie de l’existence (tourbillon) et vie à partir de son centre et les passages de l’une à l’autre. L’homme atteint de la fuite des idées ne vit pas seulement dans l’improvisation du tourbillon, mais aussi dans la composition d’un thème (significatif existentiellement) façonnant le foyer de l’histoire intérieure de la vie. Fidèlité au milieu des séjours qui changent au milieu du tourbillon.

–       Les malades organiques : trouble de l’espace orienté. Schizos et maniaco-dépressifs : troubles de l’espace thymique. Les deux formes sont altérées dans les psychoses toxicomaniaques (stupéfiants) opium, hashish, cocaïne, fatigue, endormissement, rêve, aura épileptique et crises des psychasthéniques. Elargissement du je sous le signe de l’ivresse et du bonheur (cf. Mayer Gross).

–       L’altération biographique du vécu présentiel : il s’articule différemment selon les âges. L’homme jeune : son bouleversement crée l’espace du monde ; l’homme âgé : un monde indépendant de ses vécus singuliers en tant qu’espace établi : il cherche à caser ce qui’l rencontre dans cet espace ; l’âme infantile qui cherche à s’imaginer la fin du monde (univers des rêves) ; le garçon : monde de la rue, dans la classe, plaisir de la lutte et du combat : conquête de sa place fixe, point dans le monde. La pensée infantile se réflète chez l’homme mûr avec les concepts philosophiques.

Espace d’enfant

Philopédie et philosophie – La figure de l’enfant n’est jamais absente de la philosophie. Il est dommageable que le discours sur l’enfance relève de l’autorité exclusive des psychologues : on feint de se soucier de la parole de l’enfance alors qu’elle est réduite au silence. Deleuze : « dans la psychanalyse d’enfants, on voit encore mieux que dans toute autre psychanalyse comment les énoncés sont écrasés, étouffés. L’enfant ne peut s’en sortir : il est « battu » d’avance [11] ».

Et si les philosophes ont leur mot à dire, c’est d’abord et en premier lieu parce que la philosophie s’est toujours affirmée comme philopédie : l’amour de l’éducation ne se distingue pas de l’amour de la sagesse. L’enfance apparaîtrait à la fois comme le moment de l’indivision sexuelle (la neutralité ontologique) et comme cette constante déterritorialisation du logos adulte. Le mot même de « pédophilie » qui servait à caractériser la relation pédagogique du maître au disciple, nomme aujourd’hui un cauchemar social à l’ordre du jour.

Mais parce que l’enfance représente une force presque irrationnelle à dompter, elle apparaît dans le défilé des figures du fou, de l’animal, du primitif, ceux que la civilisation occidentale a posé comme l’extrême-limite de l’altérité. Bien avant que le philosophe cartésien n’ait été confronté à l’hypothèse périlleuse de la folie, il lui a d’abord fallu arracher sa conscience des fausses opinions qui lui provenaient de l’enfance [12]. C’est ainsi que le siècle des Lumières se posera avec Kant comme la sortie hors de la minorité dans laquelle l’homme était resté depuis le début de son histoire : les siècles passés l’auront maintenu dans l’enfance. Ce qui n’est autre que l’effet d’un pouvoir qui dépasse largement le cercle de la famille et renvoie à l’état social et à la civilisation.

L’aspiration à l’enfance apparaîtra alors avec Rousseau à travers le rêve du paradis perdu de l’innocence [13] : le contrat social ne peut dès lors qu’être accompagné par un traité sur l’éducation dont le premier geste est de rétablir les droits naturels de la mère : « C’est à toi que je m’adresse, tendre et prévoyante mère, qui sus t’écarter de la grande route, et garantir l’arbrisseau naissant du choc des opinions humaines ! Cultive, arrose la jeune plante avant qu’elle meure : ses fruits feront un jour tes délices. Forme de bonne heure une enceinte autour de l’âme de ton enfant ; un autre en peut marquer le circuit, mais toi seule y dois poser la barrière [14]. » Cette métaphore naturaliste n’a rien d’incongru si on considère que la relation mère-fils n’est qu’un cas particulier de l’évolution créatrice naturelle.

C’est justement l’expérience même de l’élan vital que Bergson trouve dans la maternité : « parfois cependant se matérialise à nos yeux, dans une fugitive apparition, le souffle invisible qui les porte [les vivants]. Nous avons cette illumination soudaine devant certaines formes de l’amour maternel, si frappant, si touchant aussi chez la plupart des animaux, observable jusque dans la sollicitude de la plante pour sa graine. Cet amour, où quelques-uns ont vu le grand mystère de la vie, nous en livrerait peut-être le secret. Il nous montre chaque génération penchée sur celle qui la suivra. Il nous laisse entrevoir que l’être vivant est surtout un lieu de passage, et que l’essentiel de la vie tient dans le mouvement qui la transmet[15]. »

L’enfant doit sa croissance à la physis qui porte les étants à leur terme, dans leurs limites. Or les lieux extrêmes de ces limites définissent l’espace même du monde : « Que croître signifie : s’ouvrir à l’immensité du ciel, mais aussi pousser des racines dans l’obscurité de la terre ; que tout ce qui est vrai et authentique n’arrive à maturité que si l’homme est disponible à l’appel du ciel le plus haut, mais demeure en même temps sous la protection de la terre qui porte et produit [16]. » La croissance figure un mouvement doublement spatial et temporel, ouverture à l’aire libre du temps, participation au Zeitspielraum (l’espace-de-jeu-libre-du-temps) : « à la fois l’étendue et la durée. »

On comprend dès lors qu’un homme ne se déleste jamais de son enfance et advient à lui-même depuis son existence matinale. Les années qui passent ne le rapprochent donc pas seulement de sa fin, elles le reconduisent vers son commencement : « plus souvent avec les années le chêne au bord du chemin ramène nos pensées vers les jeux de l’enfance et les premiers choix [17]. » Ce qui reste déterminant pour ce début de la vie, c’est l’atmosphère inaliénable du jeu et l’épaisseur virtuelle du possible. C’est ce dont il s’agit dans le regard de la mère porté sur son enfant : « Que de choses surgissent devant les yeux émerveillés d’une mère qui regarde son petit enfant (…) la réalité est grosse de possibilités [18]… »

Dans la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel trouve dans l’enfant  l’effectivité de la relation homme-femme : « Cette relation a donc son effectivité non en elle-même, mais dans l’enfant, – un autre, dont le devenir est cette relation même, et dans lequel elle-même vient à disparaître, et ce changement de générations qui s’écoulent trouve sa permanence dans le peuple [19]. » Le Geschlecht qui nomme la faille sexuelle s’étend insensiblement au-dessus des individus pour dessiner le genos, le lieu de naissance d’une communauté partageant le même sang [20] se distinguant par là d’un autre peuple, ou de l’entièreté de la race humaine, elle-même comprise comme Geschlecht. Mais à la base du Geschlecht, avant la différence sexuelle, il y a l’enfant [21].

 

Portrait de famille – Dire de l’enfant qu’il est avant la différence sexuelle. Certes, causalement, il est l’effet d’une union, mais herméneutiquement, il est à l’origine de ses parents – soit comme l’inauguration de la faille sexuelle.

La différence des sexes a surtout longtemps illustré la différence ontique – soit que celle-ci ait toujours emprunté le visage des sexes. Ainsi la femme pour Aristote représente la nature matérielle, indéterminée, connaissable par analogie, l’homme représente la spécificité formelle du principe (le sperme comme émanation pure et les menstrues comme semence mutilée) [22]. Les figures massives du père comme activité spontanée (entendement) et de la mère comme passivité réceptive (sensibilité) incarnent les dualismes traditionnels de la métaphysique. Mais lorsque chez Kant apparaît l’enfant, c’est pour fonder aussi bien la mère (l’intuition) que le père (l’entendement) : l’imagination transcendantale, avec les doubles caractères de l’intuition et de l’entendement, est la racine commune de leur union. Et son déploiement propre est présenté par Kant précisément comme un jeu : le libre jeu des facultés a lieu lorsque l’imagination n’est plus enchaînée aux déterminités de l’entendement (le père) ; et lorsqu’elle se moque de la raison – c’est-à-dire au fond, d’elle-même – elle provoque l’intuition d’un maximum phénoménal. L’épreuve du beau est celle d’une qualité proportionnée, d’une qualité quantitative. Celle du sublime est à l’inverse l’expérience d’une quantité qualitative – la beauté étant pour Kant une qualité féminine tandis que le sublime serait plutôt du côté du masculin (mais la femme est belle à condition de ne pas être désirée, autrement dit la mère aux yeux de son enfant.) Dans l’expérience esthétique, la vigilance adulte s’est laissée prendre au jeu. Ce sont ces modes de spatialisation et de temporalisation encore libres des jeux de l’enfance qui sont la proie des territorialisations violentes du psychanalyste et de l’éducateur.

C’est précisément un texte narratif, plein de photographies, où Heidegger suit d’une façon quasi-cinématographique [23] les mouvements d’enfance du compositeur Conradin Kreutzer dont il commémore la mémoire, qui permet d’établir un portrait de famille. Le père est évoqué dans le récit du Feldweg, comme celui qui doit emprunter des Holzwege pour ramener le bois lui servant à la confection d’horloge et de cloches « qui, l’une comme les autres, ont leur relation propre au temps et à la temporalité[24]. » Et la mère de son côté incarne le don de l’espace pour les jeux dans les limites tangibles de sa chair :

« Dans ces jeux, les grandes traversées arrivaient encore facilement à leur terme et retrouvaient la rive. La part de rêve qu’elles contenaient demeurait prise dans le vernis brillant, encore à peine discernable, qui recouvrait toutes choses (…) L’espace qui leur était ouvert n’allait pas plus loin que les yeux et la main d’une mère. Ces traversées pour rire ne savaient rien alors des expéditions au cours desquelles tous les rivages restent en arrière. Cependant la dureté et la senteur du bois de chêne commençaient à parler, d’une voix moins sourde, de la lenteur et de la constance avec lesquelles l’arbre croît [25]. »

La mère est celle qui porte et produit, protège la croissance, la provenance initiale, alors que le père figure le logos que l’enfant doit écouter, le très-haut auquel il doit obéir : la destination et la provenance de la lancée, Gaïa et Chronos. La différance spatio-temporale joue entre le père et la mère. On retrouve également chez Bergson un tel recoupement de la différence sexuelle avec la différance spatio-temporale. Et la femme apparaît comme un être dépourvu de sensibilité profonde :

« On ne s’en rend pas compte quand on traite de « féminine », avec une nuance de dédain, une psychologie qui fait une place si large et si belle à la sensibilité. Ceux qui parlent ainsi ont pour premier tort de s’en tenir aux banalités qui ont cours sur la femme, alors qu’il serait si facile d’observer (…) Bornons-nous à dire que la femme est aussi intelligente que l’homme, mais qu’elle est moins capable d’émotion, et que si quelque puissance de l’âme se présente chez elle avec un moindre développement, ce n’est pas l’intelligence, c’est la sensibilité. Il s’agit bien sûr de la sensibilité profonde et non pas de l’agitation en surface [26]. » Ainsi l’émotion créatrice, c’est-à-dire l’intuition est dé-féminisée par Bergson qui réserve la femme à être intelligente – c’est-à-dire à cette faculté d’homogénéiser, « de tout voir dans l’espace ; de tout expliquer par la matière [27]. »

Il est certain que Heidegger reste aussi fidèle aux modèles classiques de la famille. Mais la séparation des rôles entre le père et la mère n’est pas aussi tranchée. Car l’espace de jeu s’y découvre à la fois comme espace-du-temps et comme temps-de-l’espace. Représentant du temps mais aussi du ciel, le père possède donc un sens topologique (plutôt que « spatial » au sens où les horloges spatialiseraient le temps). La mère qui figure l’enracinement dans la terre porte la croissance à son terme.

Nous sommes en mesure dès lors de comprendre l’être à partir de la différance, dans l’ouverture de la Dimension (le cadre du Monde), lieu où l’homme s’établit comme habitant mortel dans la balance des extrémités topiques et temporales : les mots d’être et de séjour font signe vers cette co-appartenance originaire du temps et de l’espace, puisque le séjour comprend aussi bien le lieu que la durée. Ce sont bien ces deux teneurs essentielles de l’affaire de la pensée, l’espace et le temps, qui sont décrites dans l’unité multiple de leurs jonctions à travers la description du jeu de l’enfant. En effet, les différences provenant du pli ne donnent pas une différence symétrique entre espace d’un côté et temps de l’autre. Leur conjonction ne se laisse pas non plus réduire à cet « et », car elle a lieu entre « temps-de-l’espace » et « espace-du-temps ». C’est en ce sens que la dispensation de l’être doit être pensée « au sens non équivoque de l’être en tant qu’il ménage l’Aire du temps (Zeit-Spiel-Raum) pour ce qui à tout moment apparaît comme tel ou tel, c’est-à-dire ce qui est : en tant que, ce faisant, l’être se dit, se déclare, brille et éclaire [28]. »

L’Ereignis, la Lichtung, la différence ontologique, le pli, la khôra impensée de toute la métaphysique. Heidegger pense la dispensation et le retrait de l’être selon Héraclite à partir de l’équivalence logos, kosmos, pyr. Tous trois nomment l’aion, traduit par « durée cosmique. » En devenant temps, le monde ne sombre jamais, c’est le to mé dunon pote : ce qui ne sombre jamais et qui se dévoile dans l’espace libre tout en demeurant à l’abri dans le retrait. Le pli de la différance et de toute disjonction est l’espace de jeu cosmique de toute durée et de tout espace particulier :

« pour la pensée des premiers temps, to mé dunon pote nomme le domaine de tous les domaines. Il n’est pas toutefois le genre suprême auquel se subordonneraient différentes sortes de domaines. Il est ce en quoi, au sens d’une résidence, repose tout “en quel endroit?” possible d’un “avoir-sa-place” [29]. »

L’espace libre du domaine n’est pas une extension de l’espace étendu, ni un espace qui  contiendrait au sens d’un concept générique toute sorte d’espaces. Il n’est pas pour autant un espace symbolique, mais le « concret pur et simple » dit Heidegger, en ajoutant aussitôt que de telles distinctions entre concret/abstrait n’ont pas lieu d’être chez les Grecs.

« La pensée, un jour peut-être, pourrait ne plus broncher devant elle-même, mais se demander enfin si la libre clairière de l’Ouvert ne serait précisément le site où l’ampleur de l’espace et les horizons du temps ainsi que tout ce qui, en eux, se présente et s’absente, sont contenus et recueillis [30]. »

[11] Deleuze, Deux régimes de fous, éd. de minuit, Paris, 2003, p. 80.

[12] Les Méditations Métaphysiques commencent ainsi : « Il y a déjà quelques temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’ai reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés ne saurait être que fort douteux et incertain, et dès lors j’ai bien jugé qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois dans ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avaient reçues auparavant en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque choe de ferme et de constant dans les sciences. »

[13] Monde que l’ami de Jean-Jacques, Bernadin de Saint-Pierre a dépeint sous l’hospice de la cruauté et du sadisme envers l’innocence paradisiaque dans Paul et Virginie.

[14] Rousseau ajoute aussitôt en note : « la première éducation et celle qui importe le plus, et cette première éducation appartient incontestablement aux femmes. » C’est parce que nous dit-il, la mère vise le bonheur de son enfant Dès lors, le philosophe délègue son propre espoir à la mère, étant guidé par la même finalité qu’elle, soit qu’il se pose comme éducateur (Rousseau), législateur, juge (Kant) ou comme médecin de la civilisation (Nietzsche). A cette fin inaliénable doivent correspondre des moyens éclairés par le penseur. Cf. Emile (publié en 1762), éd. Garnier Flammarion, 1966 pp. 35-36.

[15] p. 603-604.

[16] Id.,p. 12. (Nous soulignons)

[17] Questions III-IV, p. 11.

[18] Bergson, Les deux Sources de la Morale et de la Religion, op.cit., p.1012.

[19] Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, trad. J. Hyppolite, Aubier, 1941, t. 2, A, II, b.

[20] C’est ainsi que Khôra selon Derrida figure chez Platon un discours politique qui implique une règlementation de la paidopoiia – il faut élever les enfants des bons, que les parents ne reconnaissent pas leurs enfants, que l’éducation ne différencie pas les hommes des femmes, il faut transporter les autres dans un autre pays, bref attribuer à chacun sa place devient le signe d’un pouvoir disciplinaire qui n’est pas une utopie comme en témoigne le travail de Foucault sur les hétérotopies.

[21] Tout le passage qui suit peut être lu comme une réponse à Derrida lorsque, invoquant le silence de Heidegger sur la sexualité, il cherche à bloquer d’avance toute production d’énoncés qui ne suive pas la pente d’une artillerie conceptuelle, imitant dans sa relation à Heidegger et aux futurs commentateurs le rapport du psychanalyste à l’enfant: « Est-il imprudent de se fier au silence apparent de Heidegger [à propos de la sexualité] ? Le propos sera-t-il dérangé dans sa belle assurance philologique par tel passage connu ou inédit quand ratissant l’intégrale de Heidegger une machine à lire saura débusquer la chose et le gibier du jour ? Encore faudra-t-il penser à programmer la machine, penser, y penser et savoir le faire. Or, quel sera l’index ? A quels mots se confier ? A des noms seulement ? Et à quelle syntaxe visible ou invisible ? Bref à quels signes saurez-vous reconnaître qu’il dit ou qu’il tait ce que vous appelez tranquillement la différence sexuelle ? Que pensez-vous sous ces mots ou à travers eux ? » Heidegger et la question, op. cit., p. 148. Non seulement le discours sur la pulsion sexuelle est rendu superflu par la pensée du Jeu et de l’enfant, mais sans chercher à faire preuve d’une machine de lecture, on peut montrer comment le même effort qui a conduit Heidegger à abandonner la différence ontique se retrouve relevé dans une pensée de la famille comme espace-de-jeu-du-temps (image de l’homme-et-de-la-femme) de l’être (image de l’enfant).

[22] Aristote, De la génération des animaux.

[23] On notera l’intérêt de Heidegger pour le cinéma et surtout pour les films japonais.

[24] Heidegger, Questions III, IV, op. cit., « Le chemin de campagne », p. 12.

[25] Ibid.

[26] Bergson, Les Deux Sources…, op. cit., p. 1012. Nous lisons en note qu’il existe des exceptions. Les exemples donnés sont ceux de la ferveur religieuse et… de la mère ! Comme il est triste qu’un si grand philosophe puisse donner ainsi raison au psychanalyste !

[27] Ibid.,p. 1242.

[28] Heidegger, Le principe de raison, op. cit., p. 173.

[29] Heidegger, Essais et conférencesop. cit., p. 330.

[30] Ibid., p. 296.

Qui est Hebel ?

HEBEL, L’AMI DE LA MAISON (Der Hausfreund) 1958, in Heidegger, Questions III, traduction Julien Hervier.

Cette conférence prononcée en 1958 en hommage au poète Hebel est une traversée de la campagne, de la nature, de la pensée, de son espace, de l’habitation. Les chemins du penseur croisent la maison du poète. Dès le titre, est évoqué le lien qui unit le poète à la demeure et à la philia, condition de l’être-avec dans un espace paisible de voisinage. Le rapport de la poésie et de l’habitation peut paraître saugrenu. Pourtant, Hegel a déjà vu dans l’architecture le lieu originel de l’art et dans la poésie son achèvement final. Cette relation verticale doit cependant être replacée dans l’ampleur distendue de l’horizon du monde comme espace-de-jeu du temps. La poésie devient même la condition pour tout séjour authentique, en tant que donnant-lieu aux hommes : le sol qui les supporte et l’ambiance qui les entoure.

Le titre “Hebel, l’ami de la maison” appelle trois questions qui vont articuler le cours de la conférence :

I. Qui est Hebel ?

a) Biographie

b) poète régionaliste ou poète universel?

c) Réponse : l’ami de la maison

II. Qu’est-ce que “l’ami de la maison”?

a) La maison est le monde

b) L’ami du monde : le clair de lune

III. Qui est l’ami de la maison?

a) Le faiseur d’almanach : le poète

b) Le prêcheur de la nature

c) La parole amicale du poète

 

I. Qui est Hebel?

a) biographie

Retenons un événement majeur dans la vie du poète : “Il passa donc plus de la moitié de sa vie loin de sa terre natale.” Il a vécu dans l’éloignement, c’est-à-dire dans la proximité nostalgique de son pays de naissance et d’enfance. La nostalgie est le lieu de naissance du poème de la langue en ce sens que le pays exerce son charme magique dans la langue, qui le restitue sous forme de dialecte, marquant l’attachement du poète à la terre, à ses racines et aux habitants de cette terre dont l’absence est présence à son cœur et à son esprit. Cette nostalgie est à l’origine du recueil de poèmes Poésie Alémanique (1803).

b) Poète régionaliste ?

Mais puisque la langue dialectale est propre à une région déterminée “boucle du Rhin, entre Frickstal et l’ancien Sungau, jusqu’aux Vosges, aux Alpes et la Souabe.” Comment une poésie ainsi localisée peut elle dès lors s’adresser hors de ses frontières, c’est-à-dire au reste de l’Allemagne et au reste du monde ?  Cependant, la poésie dialectale ne doit pas s’entendre comme une déformation du langage littéraire ou celui-ci comme sa perfection raffinée. Il faut inverser cette représentation commune et voir dans le dialecte la “source secrète de toute langue parvenue à maturité. De lui continue d’affluer vers nous tout ce que recèle et sauvegarde l’esprit de la langue”. Le dialecte est la langue originaire qui recèle et sauvegarde les rapports au monde, au dieux, aux hommes, à leurs œuvres (erga) faits et gestes (praxis) ; d’où la spiritualité du dialecte. Le rapport au sacré, à la déité, à l’habitation et aux mortels du voisinage, à la vérité est un rapport à l’origine qui dure en toute chose. Seule une poésie noble se rapporte à l’origine, au permanent, à la source qui ne tarit pas et dont le fleuve finit par se jeter dans la mer : ainsi Hebel apparaît comme un poète universel parce que régionaliste.

c)     L’ami de la maison

Mais le titre universaliste du poème doit laisser la place au titre plus modeste « d’ami de la maison » : terme sans prétention mais lourd de résonance. Heidegger souligne la plurivocité de sens et la profondeur de cette expression qui est le titre d’un Almanach, l’ancêtre du magazine illustré qui l’a remplacé et détruit. C’est aussi la parole de la vocation poétique de Hebel. L’almanach est une apparition brillante et éclairante de la vie quotidienne : bienvenue et bienfaisante : loin d’être contraints par cette apparition, les hommes en sont soulagés. L’almanach est le hôte bienfaiteur. Il ne s’adresse pas seulement à la province, mais à toute l’Allemagne. Le “critère le plus haut” est éthique au double sens de l’éthos-èthos au sens de la manière d’être et de l’habitude, du peuple allemand. La production essentielle fait voir le permanent dans la lecture et la méditation. L’universalité de l’Almanach dépasse les frontières : celui-ci s’adresse aux hommes et il y parvient en devenant l’ami de la maison –  d’où surtout un élargissement du site poétique : l’almanach est poétique – mais le poème ne se présente pas seulement sous la forme d’un recueil poétique. Le métier de poète ne consiste pas en une simple production de poèmes, il devient une aventure universelle. Les récits et les moralités de l’almanach en font un objet à la fois prescriptif et narratif témoignant de la noblesse de la langue. L’almanach est écrit pour les amis aux mœurs rustiques et les amis de la nature. Les meilleurs textes sont rassemblés dans un recueil anthologique en 1811. Le poète le fit présent au monde où l’allemand est parole : le monde est toujours celui d’une langue. Ce geste du don poétique est celui de l’ami de la maison. Les poésies alémaniques sont élevées, conservées, dépassées : aufheben. Avant de nommer le mouvement de la dialectique hégélienne, le sens premier de ce terme est : ramasser parterre quelque chose qui traîne et le conserver de sorte qu’il reçoit vigueur et durée en provenant d’une élévation transfiguratrice, anoblissante : la parole poétique est puissance de métamorphose et la vertu du dire poétique refond notre vision habituelle du monde (choses humaines et divines) dans le trésor sans prix et dans la surabondance du secret. Cette refonte anoblissante montre son caractère alchimique dans l’exaltation de la simplicité de la parole, dont la résonance ennoblit et pacifie les hommes en les accordant dans la proximité paisible d’un voisinage.

Outre l’Anthologie et les Poésies Alémaniques, la correspondance de Hebel est aussi poétique. Les lettres sont celles d’un poète qui s’identifie clairement dans son essence propre comme l’ami de la maison à travers sa résolution à cette vocation.

Qu’est-ce que l’ami de la maison, de quelle façon Hebel est-il ami et dans quelle maison ?

II. Qu’est-ce que “l’ami de la maison”?

a) Quelle maison ?

Qu’est-ce que la maison? Il y a la maison du campagnard ou celle du citadin. Mais n’est-ce pas là répondre à la question de l’essence par des exemples singuliers ? La représentation contemporaine du logement rate elle aussi cette question de l’essence de la maison dans la mesure où un logement se présente comme un assemblage de pièces pour le déroulement du quotidien et de la routine – cette morne déchéance de l’habitude. La maison n’est alors plus qu’un simple récipient où se loger. Pourtant une maison n’est maison que par l’habitation : c’est l’habitation qui donne à la maison son caractère de maison, c’est-à-dire qu’elle est l’essence de la maison. Le lieu habitable réserve à son tour des possibilités originales d’habiter. L’habiter nomme la faculté de se laisser habiter. C’est en ce sens que le bâtir, la construction de la maison s’accorde à l’habiter (plutôt que de prendre simplement en vue l’eidos maison) : le bâtir ne précède pas l’habiter. C’est l’inverse qui est vrai.

“Si nous parvenons à penser le verbe “habiter” avec suffisamment d’ampleur et de sens, il nous nomme la façon dont les hommes accomplissent sur terre et sous la voûte du ciel leur migration de la naissance à la mort”

L’ampleur dont il est question est l’unité des deux extensions multiformes et riches en métamorphoses : l’axe temporel horizontal (naissance-mort) et l’axe spatial vertical (terre-ciel). Ciel et terre, nuit et jour, joie et douleur, œuvre et parole : le et nomme le trait essentiel rapportant chacun des termes l’un à l’autre. L’ampleur intègre toute la distension de la contrariété : dans cette cette intervalle multiple, lieu est donné au monde dans sa vastitude et son amplitude – comme habitation des mortels. Tandis que le monde apparaît comme la véritable maison des mortels, les bâtiments, villages, cités renvoient au bâtir : ce sont des ouvrages qui rassemblent autour d’eux la quadrature par la transformation de la terre en une contrée habitée et de voisinage à proximité des Dieux et sous la voûte du ciel. Dans l’habitation de la maison du monde par le mortel « les dieux aussi sont présents ».

L’ami de la maison nommerait donc l’Ami de la maison du monde, condition de possibilité de l’habiter comme trait essentiel de la vie mortelle dans son appartenance au monde. L’habiter est une inclination amicale dans la mesure où il met les hommes en demeure de s’approprier ce qu’ils ont de plus propre. En même temps l’appropriation est toujours de saison selon le monde tel qu’il est bâti. La diversité architecturale et le Babel des langues renvoient à ces saisons du monde qu’on appelle époques.

L’époque de Hebel est celle des Lumières nommée ainsi à cause de sa vénération pour ce qui illumine toute chose et la rend présente. Dans ses Considérations sur le bâtiment du monde,  le poète nomme au milieu des faits et gestes des hommes, la terre et le soleil, la lune et le scintillement des étoiles (planètes, comètes et étoiles fixes.) Ce qui pose la question de l’appartenance de Hebel à son époque.

b) L’ami du monde

Ami d’une saison, Hebel n’est pas l’ami de la maison du monde. C’est lui-même qui le dit. L’ami de la maison du monde est : la lune. Celle-ci reçoit la lumière du soleil et renvoie en retour un reflet, une douce clarté qui illumine la nuit. L’astre lunaire est le vigilant, le veilleur de ceux qui dorment – le clair de lune est l’ami de notre demeure terrestre. Un ami coquin. Mais pour autant, la lune est comparable au poète : Hebel lui-même rapporte la douceur de la lumière du clair de lune aux paroles poétiques. Le clair de lune porte la lumière dans la nuit sans être la source de la lumière dont il renvoie le reflet adouci. De même, le poète n’allume pas la lumière qu’il apporte au monde. L’image poétique de cette parole révèle au poète sa vocation propre : le poète se met à l’écoute de la parole pour la restituer à ceux qui habitent la terre avec lui. Il est ami dans la mesure où il sauvegarde l’essentiel, le rapport de l’homme à l’être : l’avenance (Ereignis) à laquelle la parole confie les hommes. Même si ces derniers laissent échapper ce rapport de tous les rapports, le poète veille pour eux en restant éveillé pendant la nuit. Pendant que tous – l’esprit obscurci par le nuage du cèlement dont Pindare avait eu l’intuition – se détournent dans un monde à chaque fois particulier, pour échapper à la pesanteur de la veille, le vigile préserve la Lichtung comme ce lieu pour l’absence et pour la présence, pour le temps et l’espace, pour la vie et la mort, pour lumière et l’obscurité. Ainsi, comme le clair de lune, la parole du poète veille au repos des habitants. Elle prend garde aux éléments de menace et de troubles.

III. Qui est l’ami de la maison ?

a) Le faiseur d’Almanach

Avec son Almanach, le poète a donc pris modèle sur la lune, premier faiseur d’almanach. En ce sens qu’elle prescrit et témoigne de la succession des heures (texte prescriptif et narratif).

“Ainsi la parole poétique précède les mortels sur le chemin de la naissance à la mort.”

Le trait fini de l’existence entre naissance et mort détermine le trait de la différence sexuelle. L’ami de la maison veille sur les garçons et sur les filles, il regarde les amants de manière telle nous dit Heidegger que le doux éclat lunaire apparaît à la fois comme terrestre et céleste : les deux à la fois dans l’indivision originelle d’un espace-de-jeu-du-temps. Cette lumière à peine sensible manifeste la pudeur et la discrétion d’un regard non voyeur, qui ne s’appesantit pas, qui reste dans le re-trait. C’est dans ce re-trait que commencent et finissent tous les traits qui écartent et qui ajointent les extrêmes. L’ami de la maison se caractérise par le savoir essentiel de ce qui relie les traits de la vie des mortels (vie-mort, homme-femme, etc.) au trait de la parole. L’ampleur de ce trait est telle que notre vie (de la naissance à la mort) est une errance à travers les mots – un dia-logue, l’humanité, avec les morts et les in-générés, rassemblée dans le Gespräch. La parole qui déploie l’espace-de-jeu-du-temps est discrète en ce qu’elle sauvegarde l’inédit dans son prêche.

b) Le prêcheur et la prédication

À l’ami de la maison appartient donc l’inclination pour la demeure des mortels. L’ami de la maison est le poète qui dit le monde en une parole dont le mot est le reflet d’une douce retenue, trait primordial de toute manifestation. Le monde apparaît comme s’il était aperçu pour la première fois. L’ami de la maison veut tirer le lecteur vers son inclination. Il installe un Gespräch (dialogue) avec nous : ce prêche poétique, praedicare, n’est ni religieux, ni logique. Le sens latin est : proclamer quelque chose, annoncer, vanter, faire apparaître dans son éclat ce qui est à dire. C’est pourquoi le prêche est l’essence de la parole poétique – il mêle justement récit et prescription dont le monde est l’objet : les réflexions sur ce qui se révèle dans les mouvements et repos de la nature conduisent vers une meilleure connaissance du monde. C’est pourquoi le poète présente la nature sous tous ces traits : à la fois comme un physicien et un astronome (Copernic) et comme poète : il la montre donc aussi sous son aspect scientifiquement mesurable – mais sans s’y perdre dans la mesure où il replonge cette nature dans son naturel de nature. Il retrouve l’ancienneté de ce naturel par rapport à la nature comme objet de science. Il entend le sens grec de physis : l’éclosion-retrait de tout étant dans sa présence-absence. Le naturel de la nature nomme différents traits du lever au coucher du soleil, de la lune et des étoiles, du jour et de la nuit, du ciel et de la terre. Le naturel se révèle comme tissus, cours et course du monde : aux habitants de la terre il dit la plénitude du secret du monde.

Accordé au secret, le poète du pays devient lune, et le soleil un paysan : la simplicité du paysan salue l’éclairement du soleil et des astres. Hebel est la figure de l’ami en provenance de la campagne. Selon Goethe, les phénomènes naturels deviennent chez Hebel des phénomènes campagnards : Hebel travestit le monde à la paysanne. Le travestissement et le secret sauvegardent la trace du secret originel tandis que l’époque du monde actuel est quant à elle pleine d’une énigme, celle de l’effacement de la trace du secret. Heidegger énumère successivement cinq formes de cette même énigme qui fait oublier le secret, recouvre le léthos :

1/ énigme de l’écart progressif et croissant entre la nature techniquement maîtrisable de la science et la nature naturelle du séjour humain : elles s’écartent à une vitesse folle l’une de l’autre ;

2/ celle du caractère mesurable de la nature se donnant comme la clef du mystère du monde ;

3/ celle de la sclérose de la représentation humaine en pensée calculatrice ;

4/ celle du désintérêt porté à la nature – même les poètes en sont touchés ;

5/ celle de la menace qui pèse sur la poésie : elle cesse d’être parole de la vérité (alétheia).

L’énigme met l’homme dans l’errance au sein d’une maison du monde d’où s’absente l’Ami que ses penchants inclinaient à la fois vers l’univers techniquement aménagé et vers le monde conçu comme la maison d’un habitat plus originel. Heidegger ne se contente pas d’opposer une vision poétique à une vision scientifique du monde. Il retrouve dans l’amitié de Hebel ce trait qui rapporte le caractère mesurable de la nature au secret ouvert de l’épreuve primordiale du naturel de la nature dans une répétition de l’origine “à nouveau éprouvée”. Travestissant le monde à la paysanne, Hebel pense en direction d’un habitat humain plus originel. L’art poétique est du même ordre que l’art de construire : le savoir des véritables constructeurs n’omet pas ce naturel sur lequel prend pied le bâtiment. Ils savent que l’homme ne peut vivre de l’énergie nucléaire. Tandis que l’homme s’éloigne de l’authentique habitat, lorsqu’il lui arrive d’habiter sur cette terre, c’est poétiquement (Hölderlin). Le séjour humain est d’essence poétique : il a besoin du poète, ami de la maison du monde.

c)     La parole amicale du poète

Or le poète est l’ami qui porte au langage la maison du monde en vue de la rendre habitable. En portant le monde au langage, le poète élève à la parole ce qui restait informulé : il fait apparaître par un dire ce qui est en retrait, il montre le trésor de l’essentiel, il remue le secret de la langue. C’est pourquoi la langue de Hebel est un grand modèle incorporant la langue littéraire au dialecte alémanique. L’écho de la langue dialectale perdure comme trace d’une différance : ce qui a été formulé autrefois sombre dans l’oubli. Le parler humain n’est pas l’activité de phonation. Il ne consiste en rien d’autre qu’à prêter l’oreille à la langue. La techné poétique est savoir (faire) entendre. A cet égard même le ne-pas-savoir-entendre est une forme d’écoute. Puisque c’est la langue qui parle et non pas l’homme, c’est dans sa correspondance à la parole que l’homme puise ses paroles. Or cette parole qui s’adresse à l’homme a son lieu de naissance dans le monde comme trait multidimensionnel du jeu des quatre contrées du monde dans la langue maternelle. Mais comme le montre son développement historial, c’est désormais un autre rapport à la langue qui s’est instauré à l’époque actuelle : paroles et écrits quotidiens sont emportés par la hâte et la banalité. La langue tombe au statut d’un instrument de compréhension et d’information. Cette conception courante est inquiétante dans la mesure où elle est poussée à l’extrême. La construction de cerveaux électroniques et de machines à calculer, à penser, à traduire vont dans le sens de ce processus qui emporte le monde hors de tout lieu habitable. L’appareillage technique règle la forme de l’utilisation possible de la langue. La technique moderne dispose du mode et du monde de la langue.

Prenant en charge la langue, la machine à calculer maîtrise l’essence de l’homme : c’est donc une illusion de penser que l’homme maîtrise la machine. L’ampleur de la mutation du rapport de l’homme à la langue dont on ne peut évaluer la portée, correspond à l’ampleur du monde – celle qui est restituée par un autre rapport à la langue que le rapport habituel, et qu’on pourrait appeler le rapport d’habitation par opposition au rapport d’habitude. Goethe parle de rapports plus profonds – la profondeur est un trait de l’ampleur : la parole poétique prend la Mesure de la dimension aux intervalles multiples du monde. L’existence humaine est comparable aux plantes : comme celles-ci, elle a besoin de racines pour sortir de terre afin de fleurir dans l’éther. Le trait du ciel et de la terre mesure toute la distance du sensible à l’intelligible. La terre est le domaine du palpable, du visible et de l’audible, domaine qui nous porte et nous entoure, nous exalte et nous calme sur un sol et dans une ambiance. L’éther nomme ce qui est perçu sans l’entremise des organes sensoriels : le non sensible, l’intelligence, l’esprit. Puisque la langue répète le trait multidimensionnel du monde, elle “est la voie qui relie la profondeur du pur sensible à l’altitude de l’esprit le plus hardi.”

La différence ontique qui permettait de comprendre l’homme comme l’animal doué de raison est désormais relevée dans le trait multidimensionnel du monde habité. Du coup la langue cesse d’être comprise comme juxtaposition intelligible-sensible, mais comme un chemin à la fois horizontal et vertical depuis la pureté du sensible vers la hardiesse de l’esprit, figurant par là le mouvement de la croissance, trait de l’existence humaine de l’enfance à la vieillesse. Cette distension de l’existence se reproduit dans la parole de la langue qui résonne dans les sons de la voix et brille dans les signes de l’écriture. Les signes sont des sensibles où un sens ne cesse d’apparaître en différé, sur le mode de la résonance. Comme sens sensible, la parole mesure l’espace qui s’étend de la terre jusqu’au ciel, maintenant dans l’ouverture le domaine de l’habitation sur terre, sous la voûte du ciel. La parole est dès lors moins une union sensible/intelligible que le trait d’un chemin. Le poète, Hebel voyage par ces multiples traits, ces chemins qui se révèlent à nous si nous sommes capables de rechercher l’amitié de l’ami, le poète, cet ami de la maison du monde.

L’époque de l’espace

Dans le texte « Des espaces autres », Michel Foucault écrit : « L’époque actuelle serait peut-être plutôt l’époque de l’espace[1]. » Que pourrait bien être une époque de l’espace sans l’époqualité en sa dimension temporelle ? S’agit-il d’une fixation et d’une immobilité qui ferait de notre époque un point de stagnation ? Loin de là. La question des espaces aura entraîné au cours de la seconde moitié du vingtième siècle une mobilité créatrice faisant de l’espace un lieu de mutations avec des enjeux scientifiques, littéraires, artistiques, politiques. L’espace ne peut plus être appréhendé comme une simple forme de l’intuition ou encore comme le contenant géant des choses. Dans ses plis, il détermine les circulations de la pensée, reconduisant celle-ci dans l’indécision des distinctions nettes et tranchées. L’espace devient un concept opératoire et méthodique chez les penseurs de la différence.

En poursuivant l’entreprise heideggérienne de déconstruction de la métaphysique, Jacques Derrida inscrit la spatialité au coeur du concept temporel de la différance (au sens du différer) :

« La différance, c’est le jeu systématique des différences, des traces de différences, de l’espacement par lequel les éléments se rapportent les uns aux autres. Cet espacement est la production, à la fois active et passive (le a de la différence indique cette indécision par rapport à l’activité et à la passivité, ce qui ne se laisse pas encore commander et distribuer par cette opposition), des intervalles sans lesquels les termes « pleins » ne signifieraient pas, ne fonctionneraient pas. C’est aussi le devenir-espace de la chaîne parlée – qu’on a dite temporelle et linéaire ; devenir-espace qui seul rend possibles l’écriture et toute correspondance entre la parole et l’écriture, tout passage de l’une à l’autre. (…) L’activité ou la productivité connotées par le a de la différance renvoient au mouvement génératif dans le jeu des différences. Celles-ci ne sont pas tombées du ciel et elles ne sont pas inscrites une fois pour toutes dans un système clos, dans une structure statique qu’une opération synchronique et taxinomique pourrait épuiser. Les différences sont les effets des transformations et de ce point de vue le thème de la différance est incompatible avec le motif statique, synchronique, taxinomique, anhistorique, etc., du concept de structure. Mais il va de soi que ce motif n’est pas le seul à définir la structure et que la production des différences, la différance, n’est pas a-structurale : elle produit des transformations systématiques et réglées pouvant, jusqu’à un certain point, donner lieu à une science structurale. Le concept de différance développe même les exigences principielles les plus légitimes du « structuralisme ». […] Rien – aucun étant présent et in-différent – ne précède donc la différance et l’espacement. Il n’y a pas de sujet qui soit agent, auteur et maître de la différance et auquel celle-ci surviendrait éventuellement et empiriquement. La subjectivité – comme l’objectivité – est un effet de différance, un effet inscrit dans un système de différance. C’est pourquoi le a de la différance rappelle aussi que l’espacement est temporisation, détour, délai par lequel l’intuition, la perception, la consommation, en un mot le rapport au présent, la référence à une réalité présente, à un étant, sont toujours différés. Différés en raison même du principe de différence qui veut qu’un élément ne fonctionne et ne signifie, ne prenne ou ne donne « sens » qu’en renvoyant à un autre élément passé ou à venir, dans une économie des traces. »[2].

Dans Khôra, Derrida cherche à lire les grandes oppositions métaphysiques comme  pré-inscrites dans un espace vide qui n’est pas le vide, mais ouverture, béance, abîme ou chasme en lequel le clivage entre sensible/intelligible est venu dès l’antiquité prendre lieu[3]. Pour Heidegger cette béance signifie la décision initiale qui aura donné son coup d’envoi à la métaphysique :

« C’est Platon qui donne l’interprétation déterminante pour la pensée occidentale. Il dit qu’entre l’étant et l’être il y a le khôrismos : khôra signifie l’endroit (Ort). Platon veut dire que l’étant et l’être sont en des endroits différents. L’étant et l’être sont différemment mis à l’endroit (sind verschieden geortet). Si donc Platon considère le khôrismos, la différence d’endroit de l’être et de l’étant, il pose alors la question du tout autre endroit (nach dem ganz anderen Ort) de l’Être, par comparaison avec celui de l’étant[4]. »

Dans son Introduction à la Métaphysique, Heidegger se réfère à la khôra platonicienne pour montrer que dans l’interprétation platonicienne de l’être comme idea « se prépare[5] » une mutation de khôra et topos en extension. Comment khôra se transforme-t-elle en extensio ? Ce qui nommait une différence ontologique vient finalement à nommer une multiplicité quantitative ouvrant l’Idea à l’espace de la représentation de la subjectivité moderne. Derrida l’accusera de céder à une projection rétrospective anachronique[6] et ce geste lui paraît significatif pour l’ensemble du questionnement heideggérien de l’histoire de la philosophie. Ce serait la structure même de la khôra qui aurait prédéterminé ses interprétations, faisant d’elle « l’anachronie de l’être[7] ».

Opérant la séparation des concepts, l’espace apparaît comme inséparable du destin de la pensée.

« Et si l’espace est dans le langage d’aujourd’hui la plus obsédante des métaphores, ce n’est pas qu’il offre désormais le seul recours, mais c’est dans l’espace que le langage d’entrée de jeu se déploie, glisse sur lui-même, détermine ses choix, dessines ses figures et ses translations. C’est en lui qu’il se transporte, que son être même se métaphorise[8]. »

Heidegger nous rappelle que les Anciens n’avaient pas de mot pour dire « espace » mais aussi qu’ils n’en avaient pas non plus pour dire « langage ». Tópos et lógos appellent cependant chacun un type de question spécifique : la question « où ? » (pou) et la question « ti esti ? » qu’une pensée topologique rapporte l’une à l’autre alors qu’elles avaient été hiérarchisées par Aristote, le « pou ? » comme étant la question de l’accident subordonnée à la question de l’essence, « ti esti ? ». La topologie vise ainsi la multidimensionnalité de l’être dans le jeu des différances et ne saurait dès lors nous confiner à un espace sans dedans. « L’ » espace pur apparaît comme une fiction opératoire, un idéal qui accompagne la pensée instrumentale dans son application pragmatique et technique. Mais quand bien même des espaces échapperaient à l’homogénéisation, n’est-ce pas l’espace dévasté et homogène qui a triomphé mondialement et historiquement ? La clôture du monde, le vide cosmique, l’abolition des distances, l’accélération de l’information, la victoire de la cybernétique comme technique du raccordement, l’équivalence des langues – chacune d’elles étant devenue traduisible en une autre, réductible à un code sous l’angle de la multiplicité actuelle – ces conséquences ne proviennent-elles pas historiquement de la prééminence de la re-présentation d’un espace ordonné selon la juxtaposition et la contiguïté ?

L’homme du monde technique aura déjà perdu avec l’oubli de la Dimension, depuis sa place jusqu’au sens des lieux, de l’espace essentiel, de l’emplacement et de la localité. Pourtant, tout espoir est encore permis car chaque jeu produit les conditions sous lesquelles un et un quand deviennent possibles. S’il n’y a pas de dehors du jeu, c’est parce que le jeu lui-même produit son dehors et son dedans. De sorte qu’avec une pensée du jeu nous avons atteint une limite, celle-là même qui constitue l’horizon indépassable du penser : le monde. Et bien que le monde semble avoir perdu toute trace de l’être, celui-ci continue en tant que jeu d’avoir lieu et de donner lieu à l’époque du planétaire.

« Dans l’être planétaire, la terre est redevenue plate. Or cet écrasement des dimensions précédemment remplies par les puissances, cet aplatissement qui réduit les choses et les êtres à l’unidimensionnel, bref ce nihilisme a le plus bizarre effet, qui est de rendre les forces élémentaires à elles-mêmes dans le jeu brut de toutes leurs dimensions, de libérer ce nihil impensé dans une contre-puissance qui est celle d’un jeu multidimensionnel[9]. »


[1] Foucault, Dits et écrits IV, p. 360.

[2] Derrida, « Sémiologie et grammatologie », in Positions, éd. de Minuit, Paris, 1967, p. 38-39.

[3] Derrida, Khôra, Galilée, Paris, 1993, p. 45.

[4] Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, p. 261.

[5] Heidegger, Introduction à la Métaphysique, p. 76-77.

[6] Khôra, op. cit., p. 24.

[7] Ibid., p. 25.

[8] M. Foucault, « Le Langage de l’espace », in Critique, n°203, avril 1964.

[9] Deleuze, « Faille et feux locaux » in L’île déserte, op. cit., p. 224.

Espaces et jeux I – Les espaces de jeux

Les jeux de la penséeLe ludique apparaît  à la faveur de deux occupations langagières non dénuées de gravité : la pensée et la poésie permettent de sauter  hors d’un domaine [1] pour regagner cette libre vastitude où la présence des choses ne peut être ramenée au domaine de la causalité, aux raisons fondatrices. « La rose fleurit parce qu’elle fleurit » nous dit la sentence du poète qui se joue de la parole demandant des comptes et calculant selon la ratio dans l’espace de l’homogénéité quantitative et de la multiplicité actuelle.

Nous obligeant à suivre la déroute du signifié dans la biffure du signifiant, le jeu vient briser le lourd travail du concept comme processus négatif : en ce sens, il est émancipateur, ouverture. D’où le sentiment de liberté  d’une pensée, qui joue entre les plis du langage le jeu de la trace et de sa disparition. L’espace de jeu est un libre espace.

Le jeu ne vient pas de l’extérieur pour s’arrêter à la surface des mots. C’est dans l’être ludique de la langue elle-même que le jeu trouve les conditions de son déploiement, loin de tout arbitraire  humain: il s’agit de prêter l’oreille à ce que l’habituel, en nous enivrant, tend à occulter et d’y remédier par un nouveau jeu, par une ivresse contraire : « Cette ivresse fait partie du jeu sublime et dangereux auquel l’être du langage nous expose. Est-ce jongler avec les mots que d’être attentif au jeu du langage et, ce faisant, d’entendre le dire propre du langage à travers son parler [2] ? »

C’est avec les accentuations qu’elle fait subir aux paroles fondamentales que la pensée opère les sauts lui permettant de regagner l’espace de jeu impensé de la métaphysique : celui de la dispensation et du retrait de l’être, de l’entrée en présence et du mouvement de retrait, du pli et de la différance. Le lieu de la disjonction de l’actuel et du virtuel, de l’être et de l’étant est appelé par Heidegger « l’Espace des espaces ». Le grand Saut, celui par lequel « la pensée mesure toute la portée et la grandeur de ce jeu où se joue notre condition d’hommes [3] », devrait nous délivrer complètement de l’essence traditionnelle de la pensée et nous projeter au cœur de ce que la métaphysique a été jusque-là incapable de penser.

« Si nous écoutons le principe de raison accentué de la seconde manière et si nous méditons ce qu’il dit, notre méditation est alors un saut et à vrai dire, un saut qui mène loin et qui fait entrer la pensée dans le Jeu de Ce où l’être jouit comme être de son repos [4]. »

La nouvelle accentuation donnée à la principale proposition métaphysique, c’est-à-dire à la proposition qui fonctionne comme Grundsatzt et qui assure son terrain à l’ensemble de l’idéologie occidentale en tant que Métaphysique de la présence et de l’identité : « Rien n’est sans une raison qui le fonde suffisamment », devient : « Être et raison (fond) : le Même. »  Le principe de raison suffisante (bien lu) nomme la mêmeté de la pensée et de l’être en ramenant l’être au sans-raison, puisque rien ne fonde le fondement de la totalité des étants : « il est désormais impossible de ramener l’être à un terrain, au sens où l’étant est un pareil terrain, et de l’expliquer par lui [5]. » Le jeu entend le lieu de la disparition de tout “parce que”, car étant lui-même le sans “pourquoi”, il n’admet aucune raison mais continue à se dispenser tout en aimant le retrait : « Le saut traverse tout l’espace qui s’étend entre l’être et l’étant [6]. » Or c’est dans ce pli de la différence  être/étant que l’homme est en mesure d’établir un séjour créateur et historial.

Le jeu « politique » – « La polis est le site de la pro-venance, le là dans lequel, à partir duquel, et pour lequel la pro-venance pro-vient. À ce site de l’histoire appartiennent les dieux, les temples, les prêtres, les fêtes, les jeux, les poètes, les penseurs, le roi, le conseil des anciens, l’assemblée du peuple, l’armée et la marine [7]. » Le jeu est le propre de la polis à laquelle appartiennent aussi ceux qui dirigent les hommes, leurs mots, leurs fêtes ainsi que leurs guerres. Or poètes, penseurs, prêtres, rois et soldats, et joueurs sont : « éminents dans le site de l’histoire, ils deviennent en même temps apolis, des hommes sans ville ni site, solitaires, in-quiétants, sans issue au milieu de l’étant en son ensemble, ils deviennent en même temps des hommes sans institutions ni frontières, sans architecture ni ordre, parce que, comme créateurs, ils doivent toujours d’abord fonder tout cela [8]. »

Tel un héros mystique sensible à l’appel de l’Ouvert, l’étranger (atopos) revient de l’abîme en quête d’une terre où fonder (gründen) signifie : trouver le sol et l’espace pour la fête, le jeu, les actions, les œuvres et les guerres. Gründen n’est plus la raison au sens du fondement logique de la ratio humaine. Le mot est reconduit par Heidegger à son origine comme « humus de la terre », « terrain-bas. » Au lieu de fonder sur des raisons, le poète, le penseur, le prêtre, le roi, le soldat doivent fonder sur la terre – ce qui du coup signifie : sous le ciel.

Le jeu théïologique Or les dieux, l’habitation, l’œuvre et l’action n’ont rien d’un jeu futile à quoi s’opposerait le sérieux des affaires humaines : la frontière entre un espace du sacré où convergent l’action (praxis) et les ouvrages (erga), et un espace de jeu fantaisiste dont la légèreté serait réservée aux jardins d’enfants n’a rien d’originel. On remarquera que dès le début de l’histoire, dans son éveil mythologique, un lien privilégié unit le jeu avec le sacré – etdans cette mesure même dans les religions monothéistes Dieu n’aura travaillé que six jours. Si le sacré est lié au jeu, c’est aussi parce que les dieux immortels, ne connaissant pas la douleur du travail, s’amusent de l’existence des mortels comme de jouets. Le jeu des dieux est le principe explicatif qui gît au cœur des guerres humaines. Mais la totalité des étants, les dieux inclus, est elle-même prise dans le jeu unique et initial du monde.  Tous les joueurs et les combattants sont dépassés par l’instance secrète qui aime à se cacher : le logos à propos duquel Héraclite parle indifféremment de jeu ou de polemos.

Le jeu cosmologiqueAvec Héraclite, guerre et jeu se situent au-dessus de l’humain et du divin : « le combat pensé par Héraclite est ce par quoi tout d’abord l’étant se sépare en s’affrontant, ce par quoi d’abord position, état et rang sont occupés dans l’ad-ester (anwesen). Dans une telle dis-cession s’ouvrent des failles, des distances, des espaces et des jointures. Dans le s’expliquer-l’un-avec-l’autre naît le monde [9]. » Le monde naît donc entre une multi-plicité d’espaces, dans le khôrismos initial où il y a lieu donné, lieu aux dieux, lieu aux hommes, lieux aux choses, pour la présence ou pour l’absence. La donation comme mouvement libre de tout donateur et de tout récepteur est jeu du monde, tenant ensemble les hommes, les dieux, la terre et le ciel : « Ce jeu qui fait paraître, le jeu de miroir de la simplicité de la terre et du ciel, des divins et des mortels, nous le nommons « le monde » (…) L’être de la Quadrature est le jeu du monde [10]. » Or, la manifestation de ce jeu tient à la préservation des choses comme lieux gisant dans la contrée.

Le jeu des lieux (avec l’œuvre d’art comme centre) donne lieu au combat du monde et de la terre, combat par lequel terre et monde apparaissent en ce qu’ils ont de propre. Si cette différence entre terre et monde ne recouvre pas la distinction de l’histoire et de la nature, c’est parce que le monde est le jeu des quatre, et c’est à l’intérieur de ce jeu que survient un combat de l’un contre les trois autres, autrement dit : la terre entre dans un combat contre le ciel, les mortels et les immortels. Elle s’oppose aux trois autres mais du coup à elle-même en tant que partie du cadre. Supportant la faille, elle laisse advenir le combat qui s’ex-pose comme sculpture, architecture ou chant poétique. L’energeia apparaît comme l’inauguration de la faille où a lieu l’apparition et la disparition d’un monde.

Mais si « le Monde mondifie », si « l’espace espace » alors on serait tenté de recourir à la tautologie pour entendre “le jeu du monde” – en ce cas, on dira : « le jeu joue » ; ou mieux encore, dans l’écoute du grec : paizein, jouer, est l’acte par excellence du pais, l’enfant.


[1] Comme par exemple, dans le cas où l’arbre était laissé en son lieu, nous devons accomplir un saut hors des sciences et de l’espace construit par celles-ci autour de l’arbre.

[2] Qu’appelle-t-on penser ?,op. cit., p. 134.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Le principe de raison, trad. A. Préau, Gallimard, Paris, 1962, p. 239-240.

[6] Ibid., p. 179.

[7] Introduction à la métaphysique, p. 159.

[8] Ibid.

[9] Introduction à la métaphysique, p. 72. (Nous soulignons.)

[10] Essais et conférences,p. 214-215.