Le passage du mythos au logos en Grèce

dikeRI.1-1019Dans la Crisis, Husserl nous apprend que l’Histoire commence en Grèce avec la découverte de l’attitude théorétique : c’est par la theoria ou pure contemplation que s’est déterminé le projet de la raison historique et sa perspective infinie. La théoria donne le coup d’envoi d’un avenir historique qu’elle garde inlassablement ouvert et réitérable à volonté.

Or, l’ouverture d’un champ d’intérêt perpétuel qui a donné lieu à l’humanité philosophique s’est faite chez les Grecs par amour de la vérité. La philosophie comme activité originale de l’existence humaine a été inventée en Grèce. Qui sont les  Grecs ? « Ce sont des hommes qui, non pas isolément, mais les uns avec les autres, donc dans un travail communautaire inter-personnel, désirent et produisent la théoria et rien que la théoria, dont le développement et le constant perfectionnement, lorsque s’élargit le cercle des co-travailleurs, et que se succédèrent les générations de chercheurs, finit par être reçue dans la volonté avec le sens d’une tâche infinie et totalement commune. L’attitude théorétique a chez les Grecs, son origine historique. » Husserl, La crise…, pp. 359-360.

Selon Husserl, cette attitude théorétique s’est détachée d’une « attitude mythico-pratique universelle ». La théoria commence quand le sacré devient affaire de la pensée, du logos. Elle prend sa source dans le thaumasein, étonnement qu’il y a.

Il ne s’agit plus de se demander comment faire fléchir la divinité en lui sacrifiant du vivant. Mais de voir la divinité dans sa vérité et la vérité comme divinité. Une attention à l’origine même du mot « théorie », nous montre qu’il est redevable étymologiquement au domaine du mythe : thea et ora, l’œil plein d’égards accordé au divin ou par lui.

Le mythe repose sur un projet généalogique. C’est la parole qui remonte jusqu’à l’origine commune  des dieux et des héros, dieux héroïques et héros divins, elle montre ce qu’il y a de divin en l’homme et ce qu’il y a d’humain chez les dieux. Loin de se réduire à personnifier les forces naturelles, le mythe expose les principes, il dévoile ce qu’il y a de premier dans la réalité et qui a une puissance d’engendrement, il retrace les rapports de filiation.

Mythos signifie avant tout parole. Dans le second fragment du poème de Parménide, il est dit, et c’est la Vérité elle-même qui le dit : mython akousas, « Ecoute mes paroles ». Et au fragment 8 : Monos d’eti mythos odoio leipetai os estin, « il ne reste donc plus qu’une seule voie dont on puisse parler, à savoir qu’il est ». Le mythe est une parole qui dicte et recommande.

La distinction du mythos et du logos ne se fait jour dans sa tranchante opposition que chez Platon. On recourt au mythe pour dire ce que la pensée rationnelle est incapable de dire sous forme logique. Mais Aristote mettra fin à ces excursions hors du logos : « ceux qui philosophent en recourant au mythe ne valent pas la peine qu’on les traite sérieusement. » Pour lui, il faut cesser de raconter des histoires, comme si on s’adressait aux enfants.

Mais c’est déjà dans le Poème de Parménide qu’est élaborée pour la première fois la nécessité pour la pensée de suivre et d’appliquer une méthode, le chemin (odos) de la théoria. Ce texte marque le passage du mythique à la logique dans la continuité : il ne s’agit plus de raconter la venue à l’être de l’étant, mais il s’agit d’une tentative d’écouter la parole à partir de son lieu : l’être-vrai (la tradition philosophique verra à l’inverse dans la proposition le lieu de la vérité). L’être, le vrai, devient principe qui commande à la pensée et lui adresse une recommandation.

La Vérité conseille au penseur le chemin à suivre. Elle le fixe sur ceci : l’être est.  À la fois sur la vérité de l’être et sur l’appartenance de la pensée à cette vérité. Ce qui commence dans ce logos mythique, dans ce mythos logique, c’est le chemin d’une humanité théorique.

La déesse semble dire une pure banalité, une tautologie, le même du même (t’auto). L’écoute d’une telle parole nécessite pourtant le voyage jusqu’aux « portes du jour et de la nuit », là où les contraires sont maintenus ensemble, dans un lieu que n’atteignent pas la plupart des hommes, parce qu’ils sont déjà engagés sur un autre chemin. Ceux-ci n’ont pas pris l’attelage fabuleux vers ce qui aime le retrait : la physis, l’alétheia : l’éclosion, la croissance, la venue à la lumière. N’oublions pas que les présocratiques sont les physiologoi, ceux dont le logos est accordé à la physis, et que le poème de Parménide s’intitule peri physeôs.

Le site de la vérité sacrée est gardé par Thémis (fille d’Ouranos et de Gaïa) et  Diké (fille de Thémis et de Zeus) déesse de la justice, des usages et des coutumes : c’est elle qui indique le chemin à suivre pour qu’une société tienne et se maintienne. Elle désigne le Chemin du monde, la manière dont les choses se produisent conformément  à leur destination, à leur destin. Moira est le destin, le sort qui désigne la direction du chemin à suivre pour le tout du kosmos : même les dieux y sont soumis. Heidegger nous rappelle qu’on trouve dans la pensée extrême-orientale cette idée que tout est chemin : le Taô. De tels principes cosmo-logiques ne se rencontrent que sur la voie de la raison théorique qui a projeté au-dessus de toute chose l’horizon indépassable de sa finitude.

Là où le logos s’est détaché du mythe, les schèmes généalogiques seront conservés dans les structures de la pensée (les idées comme genoi chez Platon). Et la philosophie comme désir théorique pouvait naître. Mais la philosophie n’est pas le tout de la pensée, ni le seul chemin vers la vérité. Ce n’est qu’un chemin vers le chemin de la vérité.

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