La cosmologie est-elle une métaphysique spéciale ? (Séminaire donné au CUF de Moscou en 2014-2016)

Ontologie et cosmologie.
La cosmologie n’est-elle qu’une métaphysique spéciale ?

Dans ce séminaire, il sera question de la persistance du discours philosophique sur le monde.


À l’aube de la pensée occidentale, les « physiologues » présocratiques ont voulu correspondre avec cette énigme intarissable. Mais avant eux encore, les poètes avaient emprunté la voie du mythe pour essayer de dire au moyen d’images et de figures la naissance et le devenir du cosmos. La « formule du monde » (Weltformel de Heisenberg), la science contemporaine continue de la rechercher dans le symbolisme mathématique mis en place à l’époque de Galilée et de Descartes.


Mais le monde ne se laisse pas représenter comme le croyait toute une tradition dominée par une « pensée de survol » (Merleau-Ponty) dont le point de vue est celui du spectateur kosmotheoros extérieur à ce qu’il se représente comme objet lui faisant face. Si l’inventaire des choses ne viendra jamais non plus à bout du monde, c’est parce que le monde ne désigne pas la somme totale des objets. À proprement parler, le monde n’est pas une chose, mais c’est l’horizon sous lequel des choses peuvent se présenter. Il désigne donc en premier lieu une ouverture primordiale. Et parce que le monde est l’Ouvert, il désigne aussi le devenir. De sorte qu’il peut être nécessaire de parler à son propos d’un « mondifier » comme n’hésitera pas à le faire Heidegger.

Comment dès lors la pensée est-elle tenue de se situer par rapport à ce qui l’englobe et qui se présente à elle comme ouverture et devenir ? La pensée doit-elle chercher à suspendre et à pétrifier le mouvement total en y introduisant la clôture et des césures (les concepts) avant et de peur que tout se transforme en son contraire ? Ou bien doit-elle au contraire accompagner ce mouvement infini et endurer jusqu’au bout le conflit et la contradiction, dans l’espoir de parvenir jusqu’à un savoir absolu ? C’est là ce qui, selon Hegel, distingue les deux formes de la pensée, l’entendement et la raison : le Verstand désigne la faculté trop humaine de fixer les concepts en les distinguant statiquement tandis que la Vernunft, est la puissance divine, infinie qui préside au mouvement dialectique. Kant déjà voyait dans la raison cette faculté par laquelle le sujet s’arrache à lui-même dans sa visée illimitée d’un inconditionné qui ne peut jamais devenir objet d’une expérience. Cet inconditionné est appelé ainsi parce qu’il n’est précédé d’aucune condition mais contient et détermine la totalité des conditions : pour Kant, Dieu est un inconditionné en tant qu’il est la condition suprême qui rend possible tout le pensable, le sujet pensant, le moi est l’exemple d’un inconditionné dans le rapport qu’il a avec ses propres représentations, le monde est un inconditionné en tant qu’il contient la totalité des phénomènes. Ce faisant, le penseur critique ne fait que répéter la tripartition formulée par Suárez pour qui la cosmologie rationnelle (cosmologia rationalis) est une des branches spéciales de la métaphysique, aux côtés de la psychologia rationalis et de la theologia rationalis. Cette tripartition sera reprise par Wolff, Leibniz jusqu’à Hegel. La métaphysique générale quant à elle traite de l’être en tant que tel (ontologie).


Mais il est facile de montrer à quel point la cosmologie a une place à part dans la détermination du projet d’ontologie. Dans une lettre adressée à son frère, Hölderlin écrit : « Il n’existe au monde qu’un seul litige, celui de savoir si c’est le tout ou le particulier qui prédomine » (Œuvres, bibliothèque de la Pléiade, trad. D. Naville, p. 996). Il convient dès lors de se demander : eu égard au monde, toute chose n’est-elle pas irrévocablement particulière ? Si le moi et Dieu sont des parties de la totalité, alors il appartient à la cosmologie d’en définir les contours et les aspects – mais une cosmologie débarrassée de la figure prédominante de la causalité physique, une cosmo-logie dont le caractère spécial et spécialisé par rapport à la métaphysique générale est dès lors à révoquer.


Dans la question de l’être telle qu’elle nous a été léguée par Platon et Aristote et telle qu’elle s’est déclinée selon ces trois régions capitales, se joue notre destin planétaire. L’unité de ces domaines ne va pas de soi, et à l’époque de la mort de Dieu (Nietzsche) et de la fin de l’homme (Foucault) – en tant qu’idéaux qui animent l’action et la pensée communes – le monde, dont Héraclite nous dit que nul homme, nul dieu ne l’a fait, et qui ne possède ni fin ni commencement, ce monde, l’unique, le plus beau de tous, reste à l’abri de sa propre dévastation. Le concept eschatologique de fin du monde est par définition trop particulier : il vient subrepticement de la théologie ou de l’idéalisme naïf qui s’y est adossé.


Le fait de chercher à endurer le litige qui oppose la totalité à ses parties aura pour effet principal celui de réviser les rapports entre le cosmologique et l’ontologique.

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