Pourquoi le jugement esthétique ne peut pas être pur ?

« Le monde, ce qu’il y a de plus beau, un tas d’immondices jetées au hasard. »(Héraclite, DK 124)

On ne peut pas, en toute rigueur, trouver belle une chose séparée. Kant croyait produire un pur jugement esthétique devant une fleur, faisant abstraction de ce qui nous invite à la cueillir, sa senteur et sa texture. Mais il y a encore dans la fleur tout ce qui nous parle de l’eau qui la nourrit, du soleil qui la fait croître, de l’abeille qui la féconde, du vase où elle sera accueillie, du tombeau qu’elle égaiera, des cheveux où elle sera fixée… Certes, aucune fin spéciale rattachée à la fleur ne vient se mêler au plaisir reçu. Mais il faut dire que la beauté n’est en rien l’expérience d’une singularité individuelle, de cette fleur-ci. C’est à chaque fois celle d’un tout, du nexus singulier dont le retrait est essentiel à l’apparaître de la fleur. Tout ce qui fait l’objet d’une rencontre perceptive ne peut se détacher que sur le fond d’un monde.

L’universalité du jugement esthétique ne peut pas dès lors être seulement intersubjective : elle invoque beaucoup plus qu’un monde de spectateurs humains interconnectés. Elle est moins dans l’exigence (envers les autres) que dans la reconnaissance (avec les autres devant l’étant en son tout). Quand je trouve belle cette fleur, je reconnais immédiatement la totalité qui comprend la beauté, au sens où je lui donne ma gratitude. D’ailleurs, tout mon corps adopte alors une attitude et une posture de remerciement – Kant dit : s’incliner – qui ne s’arrête pas à cette fleur. Je ne m’étonne pas seulement qu’il existe des choses aussi belles dans le monde. C’est le monde, c’est l’existence elle-même qui me ravissent. Ne suis-je pas dans cette expérience ramené au Lebenswelt dans toutes ses dimensions, humaine et naturelle ? Tel est le sens profond du concept de finalité sans fin issu du troisième moment de l’Analytique du beau. Cette finalité transcendantale appartient à la totalité des choses, elle s’identifie au monde lui-même : elle est ce qui permet de poser la nature comme un Tout (vivant), même si elle ne donne pas à voir ses fins dernières. C’est tout comme : lorsque je l’éprouve dans un moment singulier devant une belle fleur, c’est à la fois comme si (als ob) la vie me faisait présent de cette fleur et me faisait grâce d’un sentiment universellement partagé.

Pour penser l’unité du monde, nous devons feindre l’hypothèse d’un ordre finalisé. La réflexion sur la nature peut conduire ainsi à poser à titre de postulat un artisan de la nature. Mais c’est l’esprit qui projette une harmonie dans le monde. Dans cette projection téléologique, nous ne cherchons pas à déterminer un quelconque objet dans un concept (jugement déterminant), mais nous faisons comme si la diversité empirique obéissait à une fin, comme si la création était le produit d’une volonté divine ou d’un mécanisme réglé d’avance. Nous ne connaissons pas matériellement les fins (les fins de Dieu sont cachées) mais nous saisissons formellement la finalité. L’ordre de la nature est donc un postulat rationnel et non pas une donnée de l’expérience. De prime abord, il semble que nous soyons mis devant un amas de choses jetées au hasard. C’est l’entendement et la sensibilité qui mettent de l’ordre dans le chaos phénoménal. Ce qu’il y a de fondamental pour Kant ce n’est pas l’harmonie réelle dans la nature (si elle existe, elle est inconnaissable), c’est l’harmonie entre les facultés du sujet et le règne des objets. Il y a dans l’esthétique une concordance entre le besoin de postuler une harmonie et l’ensemble réglé des phénomènes ; et cette concordance a lieu dans le sujet, entre sa réflexion et sa connaissance, entre sa pensée réfléchissante et sa pensée déterminante. La jouissance esthétique vient de ce que la nature, déjà tenue en laisse par l’entendement, est, à la réflexion, en accord avec le jeu de nos facultés. Pour reformuler le principe suprême de tous les jugements synthétiques qui soumet tout objet aux conditions subjectives de l’unité du divers : l’ordre des objets correspond à notre besoin d’ordre.

La finalité sans fin vaut pour un monde qui a des fins mais dont les fins nous sont inconnues, pour un monde dont on postule un créateur, qui lui connaît ces fins. Mais dans un monde qui est sans raison, sans pourquoi, sans fins – connues et inconnues – la forme de la finalité demeure en tant que principe holistique  qui met en jeu le Tout. Ce jeu (qui n’est pas celui des facultés subjectives) ne se fonde sur rien (d’étant).

Loin de s’ordonner à une fin particulière, le monde dans son unité présente un mélange désordonné de choses. Sa beauté est justement l’effet des mélanges les plus improbables. Il serait temps un jour d’interroger cette obsession du pur – jusqu’à l’idée d’un jugement de goût qui ne doit mêler aucun intérêt rationnel ou sensible. Que la pureté soit une caractéristique de la beauté, voilà ce que Héraclite a voulu nier. La beauté est dans le mélange et la contrariété. Ce qui est pur de tout mélange ne peut être beau. Le sens du superlatif kallistos se précise. La beauté ne peut être qu’une caractéristique du monde, car plus il y a des impuretés, plus il y a de mélanges et plus il y a de la beauté. C’est pourquoi il n’y a que le monde qui puisse en toute rigueur être dit beau.