L’origine poétique de la Logique occidentale

Hegel aime à penser l’Histoire européenne comme le lieu où des vérités partielles apparaissent petit à petit, et dont la fin a lieu au moment où la vérité absolue se pare de tous ses éclats : le Savoir logique signant la fin de l’histoire car l’Esprit (le Sujet) a déployé toute sa puissance au point de se confondre absolument avec le réel, la substance (sujet des prédicats).

L’histoire est donc de ce point de vue le mouvement de la réalisation de la vérité absolue : au moment final, le réel est rationnel et le rationnel est réel. Cette formulation, où le réel renvoie à l’être et le rationnel à la pensée, sonne en écho avec la parole de Parménide, le premier « métaphysicien » qui disait déjà : Le même est être et pensée. La même proposition est énoncée au début et à la fin de la métaphysique. Mais elle est déjà très différente. Il aura fallu toute l’histoire de la vérité pour que la répétition devienne nécessaire et néanmoins dise quelque chose de différent. Ce sont les axiomes dont chacun de ces énoncés procède, qui ne sont plus tout à fait les mêmes. Un axiome, en grec, désigne une estimation : c’est ce qui a la valeur (axia). Tout ce qui dérive de lui en bénéficie également.

Axiome hégélien : l’esprit.

Axiome parménidien : l’être.

Remarquons déjà qu’en nommant être et pensée, Parménide a ouvert la voie à la détermination de la vérité comme leur accord. Cependant la vérité absolue nomme pour Hegel ce moment où l’esprit et le réel sont identiques et non simplement adéquats (la vérité comme adéquation n’étant qu’une vérité partielle du point de vue rétrospectif du savoir absolu.) La définition thomasienne de la vérité comme adéquation est dépassée, conservée et relevée (aufgehebt) dans la vraie définition de la vérité comme identité dans le savoir absolu. Puisqu’elle n’était qu’une vérité partielle, elle n’était pas tout à fait vraie. Elle ne bénéficie de sa valeur de vérité que rétrospectivement, en tant que stade transitoire dans le processus nécessaire de développement de la vérité totale. La multiplicité des vérités dérive du sens Total et unique de la Vérité absolue prise comme fin de l’histoire : le terme ultime mais aussi le but de toutes les époques précédentes.

Les divers sens de la vérité dans l’histoire de la philosophie mettent en jeu différents types de relations irréductibles les unes aux autres (identité, adéquation, accord, harmonie, convenance, concordance, cohérence) selon la diversité des termes en relation (idéel/réel, chose/intellect, être/pensée, sujet/substance, mais aussi pensée/pensée, sujet/prédicat, sujet/attribut).

Sans aller jusqu’à définir la vérité comme identité du réel et du rationnel, les romantiques allemands parlent d’une « harmonie de l’idéel et du réel ». Et selon eux, c’est précisément dans la mythologie que s’accomplit cette harmonie. Pourquoi ? Qu’est-ce qui dans la mythologie nous ouvre à la vérité et à quelle vérité ? Cf. Discours sur la mythologie, où le sommet de la pensée romantique dévoile la diversité infinie des formes, Schlegel écrit :

« La mythologie est une (…) œuvre d´art de la nature : dans sa trame, prend forme effective ce qu´il y a de plus haut ; tout y est rapport et métamorphose, conformation et transformation, et tels sont précisément son procédé propre, sa vie interne et sa méthode, si je puis m´exprimer ainsi. (…) Je ne saurais conclure sans vous exhorter une fois encore à l´étude de la physique dont les paradoxes dynamiques font à présent jaillir de toutes parts les révélations les plus sacrées de la nature. (…) A mon sens, celui qui comprendrait l’époque – c´est-à-dire ce grand procès de rajeunissement général, ces principes de la révolution éternelle – devrait parvenir à saisir les pôles de l´humanité, et à connaître et reconnaître aussi bien l´agir des premiers hommes que le caractère de l´âge d´or encore à venir. Alors cesserait le bavardage, l’homme se rendrait compte de ce qu’il est, et il comprendrait la terre et le soleil. »

La nature n’est pas seulement le créé, la nature elle-même crée. Il faut distinguer entre nature naturante et nature naturée. L’harmonie est celle de la poïésis, de la techné et de la phusis, du tout fait et du se faisant, de l’existence (le fait d’être, le quod) et de l’essence (l’être-tel, le quid). Cet accord fonde la multiplication vivante et unifiante des formes et le passage des unes aux autres (panthéisme).

Même la physique, science de la nature, est mythologique. L’homme participe de la nature naturante qui le rend capable de vérité (et de non-vérité) du jeu rythmé de la révélation et de l’occultation. Tout est pris dans un cycle unique – l’éternel n’est pas l’intemporel, le temps est cyclique. La prophétie scelle l’amitié de la science et de la magie. L’homme peut obéir à cet impératif : deviens ce que tu es. Il ne se tourne pas sur son seul être : il est tourné vers le ciel, là où il lit les révolutions cycliques des astres, et à partir d’où il compte le temps.

On trouve donc chez les Romantiques cette affirmation que la vérité se produit dans le mythe : ils ont poussé les restrictions kantiennes au-delà des limites d’un rôle heuristique de l’imagination : elle est ostentive mais aussi poïétique, elle donne forme au monde en son entier en même temps qu’elle le connaît. Le mythe nous renvoie à la dimension temporale de la vérité. En tant que produit d’un agir, d’un faire, en tant que révélation de l’accord du monde (la philia cosmique) en son entier, attentive à tout ce qui est, la vérité mythologique n’est pas affaire de pur savoir. La vérité du mythe dévoile le lieu de tout dévoilement. Elle révèle l’harmonie des formes (vérités de la nature et de l’art, de l’histoire passée et à venir, du ciel, de la terre, des mortels et des dieux etc.)

Il n’y a plus distinction valide entre nature et histoire car toutes deux sont de l’ordre du mythologique. Si donc le mythe révèle la vérité du tout, c’est justement parce que  tout y est mis en rapport, tout est accordé (harmonie) : et ce qu’en définitive le mythe met en rapport c’est le maximum de rapports : le dieu apollinien et le soleil, le dieu suprême et la foudre, le microcosme et le macrocosme, le visible et l’invisible, le fini et l’infini, le passé, le présent et l’avenir, etc. Ce n’est pas l’homme qui produit le mythe, c’est le mythe qui produit l’homme en lui assignant sa place au mi-lieu du tout de ce qui est.

Cette valorisation du mythe chez les Romantiques marque les aspirations d’une époque qui se soulève contre la philosophie des Lumières. On dira que tout ce qui est a été désacralisé par l’Aufklärung. L’effort historique de rationalisation du monde a conduit à sa démythification et au désenchantement : on a dépouillé les récits sacrés, comme la Bible, de leur dimension mythologique. Pour les Lumières, le mythe représente une humanité primitive, et ne constitue qu’un amas d’erreurs enfantines. Pour les Romantiques, au contraire, si le mythe est une source de vérité, c’est parce qu’il fonde le sens de la destinée humaine en l’accordant au Tout. Selon eux, l’époque a besoin d’une nouvelle mythologie. Il faut recréer la religion et la Bible. Comment ? Dans la poésie. Novalis qui a voulu développer une fantastique de l’imagination à côté de la logique de la raison écrit : «L’histoire du Christ est tout aussi sûrement une poésie qu’une histoire. D’ailleurs il n’y a d’histoire, d’une manière générale, que l’histoire qui peut être aussi une fable.»

On peut certes se contenter de dire que le sens de la vérité propre aux romantiques s’oppose à celui des Lumières. On allèguera que le changement d’époque appelle un nouveau sens de la vérité. Mais il ne faudrait pas en conclure que toute vérité est finalement historique  et qu’elle dépend d’un contexte spatiotemporel déterminé. Ce n’est pas la vérité qui dépend de l’histoire, c’est plutôt l’histoire qui dépend de la vérité et du sens de la vérité. On a toujours l’époque qu’on mérite en fonction des vérités qu’on brandit. Et on brandit toujours des vérités en fonction du sens de la vérité qui dispose de nous et de la pensée.

On ne dira pas que toute vérité est historique, mais historiale : ce qui est historique renvoie à un événement passé, un fait datable dans le monde et appartenant au domaine de l’Historischkeit, la science historique. L’historialité (Geschichtlichkeit) est au contraire une caractéristique dynamique du monde. C’est parce que le monde est historial que des événements historiques peuvent surgir. La vérité est historiale en ce sens qu’elle ouvre un monde. Quelle est l’ouverture qu’un monde est capable de soutenir, de supporter ? Heidegger traduit l’alétheia grecque par « l’ouvert-hors-retrait ». Le retrait est supposé, comme ce dont la vérité est l’arrachement : il n’y a pas dé-couvrement sans recouvrement. Et l’histoire du monde occidentale, l’histoire de la vérité (de l’être), est en même temps celle de l’oubli (de l’être) : chaque époque dévoile et occulte l’être d’une certaine manière ; et c’est ce jeu du dévoilement-voilement qui rend possible un comportement particulier des hommes au milieu du tout de ce qui est. A l’époque de la technique, le dévoilement du monde, loin d’être poétique, est technique : la forêt est une réserve de bois, la montagne une carrière de pierre etc. (Sein und Zeit)

C’est pourquoi il faut dire que chaque monde a les vérités qu’il mérite en fonction de son type déterminé d’ouverture. Bergson pense la clôture statique et l’ouverture dynamique comme des caractéristiques essentielles du monde. La dimension poïétique de la vérité se double d’une dimension pratique : l’action politique, celle qui vise à produire, configurer un monde, donne lieu soit à l’ouvert soit au clos. Poètes, philosophes et politiques nous ouvrent chacun à sa manière au monde et à l’histoire (Geschichte).

« Les grands homme de bien, et plus particulièrement ceux dont l’héroïsme inventif et simple a frayé à la vertu des voies nouvelles sont révélateurs de vérité métaphysique. » (L’énergie spirituelle).

Dans Les deux sources de la morale et de la religion, Bergson fonde les religions sur une fonction biologique de fabulation (production de mythes) humaine, mais il décrit en même temps l’intuition mystique chrétienne comme participation immédiate à l’absolu, à la spontanéité créatrice : le mystique reprend l’élan créateur pour le révéler. « Création est émotion », et l’émotion est ce qui met en mouvement. Née d’un contact avec le principe créateur de l’univers, elle est à son tour créatrice de monde par sa communication à tous les hommes. Les personnalités libres et créatrices qui sont révélatrices de vérité métaphysique assument l’exigence de relancer l’élan créateur (celui là même qui est à l’origine de la vie sur terre) dans l’histoire : elles permettent la libération de la temporalité originale. Le monde fermé croule sous les idoles figées et sans vie : des mythes aspirant à la clôture, des métaphores mortes qui ne nous transportent pas en avant, qui ne nous élancent pas dans l’ouvert du monde.

« L’humanité gémit, à demi-écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits. Elle ne sait pas assez que son avenir dépend d’elle. A elle de voir d’abord si elle veut continuer à vivre. A elle de se demander si elle veut vivre seulement, ou fournir en outre l’effort nécessaire pour que s’accomplisse, jusque sur notre planète réfractaire, la fonction essentielle de l’univers, qui est une machine à faire des dieux. » (Les deux sources… , p. 1245.)

A la même époque, dans La crise des sciences européennes, contre un rationalisme défini comme positivisme naturaliste (qui ne croit qu’aux faits) Husserl va proposer la raison comme la tâche infinie que doit se donner l’humanité au moment de la crise du savoir, c’est-à-dire au moment de décision critique, où l’esprit doit reprendre en main sa liberté et affirmer sa puissance créatrice (la raison est donatrice de sens : elle crée des vérités) et son engagement ferme dans l’histoire, dans un mouvement de projection et de rétrospection. Il faut assumer la tradition (rétention) et s’ouvrir au projet (protention).

Il n’est pas inopportun d’interroger ce monde qui est le nôtre et qui est aujourd’hui dans l’ère de la mondialisation, de la bombe atomique, de l’hégémonie américaine et du terrorisme international. Quel rapport avec d’autres mondes, par exemple le monde des Grecs ou celui des Incas, des Chinois, des Indiens ? Toutes les civilisations n’entendaient certainement pas la vérité d’une même oreille. Cependant entre les Grecs et nous, le rapport n’est même pas analogue à celui que nous entretenons avec les Incas et non seulement parce que ces derniers ont été exterminés, mais parce que l’Occident planétaire revendique la Grèce comme son origine historique. C’est un mythe qui prouve aussi que l’Histoire européenne est elle-même mythologique, le mythe du monde occidental. L’ »Occident » lui-même est un mythe qui installe son commencement en Grèce. À l’époque de la mort de dieu, nous assistons à la suprême dévaluation de toutes les valeurs, l’histoire entre dans son stade nihiliste, plus rien n’est tenu pour vrai – mouvement de clôture extrême auquel Nietzsche ne souscrit pas : il faut créer de nouvelles valeurs et non pas se contenter de nier toutes les valeurs établies. L’homme prend conscience de soi comme créateur des vérités qui lui sont utiles pour accroître la vie, puisqu’il ne les reçoit pas toutes faites d’un étant suprême.

L’histoire telle qu’elle aspire à une ouverture (qui ne serait que la  phase finale de sa clôture) est le mythe du mythe occidental. L’époque de la mondialisation signe certes le passage de l’histoire européenne à l’échelle mondiale et planétaire. Cette planétarisation de la veritas occidentale (Husserl : le monde ne s’est pas indianisé, mais européanisé – ce dont on peut douter légitimement aujourd’hui) de quoi nous assure-t-elle aujourd’hui sinon du terrorisme international, c’est-à-dire d’un état de menace perpétuelle et toujours différée – parce que c’est une société dont la valeur suprême est la sécurité. « De la société close à la société ouverte, de la cité à l’humanité » on ne passe pas par voie d’élargissement nous dit Bergson. Il y a une différence de qualité entre les deux. Il faut le saut dans l’ouvert. La mort de Dieu, le statisme social, l’automatisme réglé des comportements, la quantifiabilité de tout de ce qui est. Heidegger : le quantitatif est aujourd’hui devenu la qualité principale. Il n’y a plus de vérités que comptables. En dépit la mondialisation, on ne peut pas dire que l’Occident ait atteint un point d’ouverture.

Dans la perspective de l’époque de la technique, dans un contexte où le gigantisme est la règle architecturale du monde, où l’humanité est représentée par une idée abstraite, où les gens meurent en masse, où la terre, arche immobile du monde, n’est plus qu’un astre errant, une planète parmi d’autres ; dans un tel contexte, il peut être certain que le sens de la vérité s’est complètement transformé. Il y a un abîme entre l’époque où l’homme se représentait au centre d’un univers fini, comme les Grecs le croyaient, et l’époque où on envoie des sondes pour inspecter le sol des planètes voisines et chercher des traces de vie extra-terrestre. Autre monde, autre mythologie. On peut parler d’une mutation progressive de l’essence de la vérité. Or, malgré cette différence extrême et dépaysante, ce qui a muté dans le concept de vérité garde une référence à son fond mythologique originaire. D’autres mythologies au contraire ne participent pas – elles ont cette chance – de ce qu’il convient d’appeler les « mythologies occidentales du vrai ». Elles restent complètement étrangère au monde de l’histoire avec la succession des époques qui dessinent à chaque fois un monde de la vérité. Elles n’ont pas leur inscription dans un mythe commun. Elles ne participent pas d’une même origine, du même mythe.

Mais quelle est cette origine mythique ? Le Poème de Parménide est-il le mythe fondateur de l’Occident européen comme tradition de la logique métaphysique, comme pensée de l’identique ?